Plan
Introduction
I- La distinction nature et technique
A - Détermination conceptuelle de la nature et de la technique (Aristote, Physique II 1)
B- La valeur morale de cette distinction : la nature comme norme et comme supérieure à la technique
Conclusion I
II- Remise en question de la distinction morale
A-la nature a-t-elle de la valeur ?
B- La technique est-elle mauvaise en soi ?
Conclusion II
III- Remise en question de la distinction nature et technique
A- Existe-t-il du pur naturel et du pur artificiel ?
B- La nature comme insatisfaction devant la modernité
Conclusion III
Conclusion générale
Annexe : le cosmos antique et le mot d’ordre " vivre en conformité avec la nature "
Bibliographie
Cours
1) Quest-ce que faire de la philosophie ?
Ce cours sert dintroduction à la philosophie : nous allons voir ce quest la philosophie, en en faisant. Nous allons partir dopinions communes, souvent entendues, autant dans les médias que dans les bars, le soir à table devant la télé, que dans les cours de récréation. Il sagit de nos conceptions courantes concernant la nature, et la technique. Force est de constater que la première est souvent violemment critiquée, et la seconde, valorisée et défendue. Cf. marée noire, effet de serre, etc. : cest la faute à la technique, à lhomme, qui souille la nature. La nature se révolte des agressions causées par lhomme (tempêtes, etc.) ; nous la faisons souffrir. Cf. aussi produits bio, produits du terroir, retour à la campagne contre la ville : vive le retour à la nature !
Que va-t-on faire face à ces conceptions, ie, en quoi cela va-t-il consister, de réfléchir philosophiquement sur elles ? Faire de la philosophie consiste à réfléchir sur nos conceptions courantes, à chercher ce quelles présupposent, ie, ce qui se cache derrière, et quels sont leurs enjeux, ie, leurs conséquences et leur importance pour lhomme.
On nomme ces conceptions courantes des opinions, parce que ce sont, avant quon réfléchisse sur elles, des idées sans fondement, non interrogées. Une opinion peut être vraie, comme être fausse. Mais cest un savoir faillible, fragile. Ce sont des idées vagues, que nous ne comprenons pas vraiment, et qui peuvent nous faire dire des mais aussi faire certaines choses erronées ou dangereuses.
Ici, il sagira donc de savoir si nos conceptions courantes concernant la nature et la technique sont fondées, en recherchant quels sont leurs présupposés. Nous devons nous demander, afin de formuler des jugements corrects et réfléchis concernant ces deux points : mais dabord, quest-ce que la nature ? quest-ce que la technique ? quest-ce qui fonde la distinction nature et technique, et cette distinction est-elle fondée ?
Cela sappelle réfléchir conceptuellement : un concept est une idée qui regroupe tous les caractères essentiels dune notion, et ceux-là seulement ; on essaie de dégager lessentiel de laccidentel. Doù le rôle secondaire des exemples : il faut faire attention à leur utilisation, car un exemple ne peut nous instruire sur ce quest la chose. Ainsi, si je vous demande ce quest la beauté, il faut essayer de répondre de la façon la plus générale possible : ie, pas en en donnant une série dexemples ! De même, si je vous demande comment sont les irlandaises, si vous me dites " elles sont rousses ", il y a de fortes chances que votre jugement soit erroné (cest une opinion). Cf. le statut de linduction (in cours théorie et expérience).
Il faut ensuite (enfin !) transformer ces questions en problème : le problème met en évidence le fond de la question, ce qui est le plus important dans la question. On se demandera ainsi si la nature est meilleure que la technique ; si la technique est mauvaise en soi ; et enfin, comment la nature peut-elle être une valeur, et cette conception est-elle innocente ? La formulation du problème obtenue à travers ce questionnement, sera le titre de notre cours ; voici ce problème : " ce qui est naturel a-t-il plus de valeur que ce qui est produit par lactivité de lhomme (la technique) ? "
Pour répondre à toutes ces questions, nous allons donc chercher tout ce que présupposent nos opinions courantes, et voir : 1) si elles sont valides ou pas ; 2) si elles sont dangereuses ou pas. Bien sûr, il faudra chercher, si nous les " critiquons ", au sens où nous les passons au crible du jugement, de lanalyse conceptuelle et réflexive, comment les rectifier sinon, cela ne sert à rien. On sera alors passé de lopinion commune à la pensée philosophique. Ce travail est celui là-même que nous ferons toute lannée en cours, et que vous devrez élaborer dans vos dissertations.
NB : suite de ce cours : " quest-ce que la philosophie ", surtout la partie sur Socrate
2) Quels sont les présupposés de nos opinions communes concernant la nature et la technique ?
Nous allons donc analyser chacun de ces présupposés, afin danalyser nos opinions communes concernant la technique et la nature. Nous le ferons en prenant pour fil directeur les deux grandes questions/ problèmes que nous avons obtenues en transformant les présupposés en problèmes.
3) Plan du cours
La première partie est une première analyse critique, qui va essentiellement consister à décortiquer les notions de nature et de technique, et à montrer à travers elles comment nos opinions paraissent être fondées.
Puis, dans les parties II et III, nous en ferons une critique plus poussée, en montrant en quoi, cette fois, nos opinions ne sont pas fondées, à la fois en ce quelles entretiennent des fausses notions de la nature et de la technique, et en ce quelles sont dangereuses socialement/ politiquement. Il faut donc préciser que cest surtout dans la partie III que les deux grandes questions formulées ici auront leur place et trouveront une réponse ; mais elles doivent bien rester dans votre tête pendant lanalyse de la première partie, puisque cest vers la résolution du problème que nous tendons.
A-Détermination conceptuelle de la nature et de la technique (Aristote, Physique II 1)
Pour avoir des traits clairs et essentiels des notions de nature et de technique, nous allons nous aider dun texte dun grand philosophe de lAntiquité : il sagit dAristote. Pourquoi saider de textes, et de ce quont dit des philosophes ? Parce que nous ne pouvons, seuls, réfléchir sur nos opinions, pour en faire sortir ce quelles ont dencore ininterrogé. Nous avons besoin pour cela de nous confronter à la pensée des autres, et, en loccurrence, des philosophes. Celle-ci nest pas une opinion parmi dautres : ils ont, avant nous, réfléchi sur des opinions, pour en faire des concepts. Ils lont fait en réfléchissant par eux-mêmes, certes, mais aussi, en réfléchissant et en confrontant leur pensée à ce quon dit dautres philosophes avant eux.
Aristote est un philosophe qui vivait en Grèce au IVe siècle av. JC. Il a beaucoup écrit sur la nature. Dans louvrage doù est issu ce texte, il détermine lobjet de la physique. Son objet va être létude de la nature. Cest donc à une détermination de ce quest la nature, et de ce quelle nest pas, que donne lieu linterrogation dAristote sur la physique. Sa réflexion intéresse donc notre propos, puisque nous cherchons ici ce quest la nature (et ce quest la technique).
Lisons ce texte.
Parmi les êtres ( ), les uns existent par nature, les autres par dautres causes ; par nature, les animaux et leurs parties, les plantes et les corps simples, comme terre, feu, eau, air ; de ces choses en effet, et des autres de même sorte, on dit quelles sont par nature./ Or, toutes les choses dont nous venons de parler diffèrent manifestement de celles qui nexistent pas par nature ; chaque être naturel, en effet, a en soi-même un principe de mouvement et de fixité, les uns quant au lieu, les autres quant à laccroissement et au décroissement, dautres quant à laltération. Au contraire, un lit, un manteau ou tout autre objet de ce genre, en tant que chacun a droit à ce nom, cest-à-dire dans la mesure où il est un produit de lart, ne possèdent aucune tendance naturelle au changement, mais seulement en tant qu'ils ont cet accident d'être en pierre ou en bois ou en quelque mixte, et sous ce rapport ; car la nature est un principe et une cause de mouvement et de repos pour la chose en laquelle elle réside immédiatement, par essence et non par accident. |
Exercice : apprendre à commenter un texte : trouvez la structure du texte.
Ensuite, donner la consigne essentielle pour bien suivre le cours : chaque fois que lon trouvera une caractéristique/ définition de nos deux termes (nature/ technique), la noter sur une feuille à part (et bien sûr la souligner au rouge dans le cahier).
1)" être par nature " et " être par lart "
Dans ce texte, Aristote cherche à déterminer ce quest un être naturel. Pour cela, il fait une première distinction : tout ce qui existe, existe soit par nature, soit par dautres causes. Distinction bien générale ! Ce quon sait, cest seulement que certains êtres dans le monde sont naturels. Et que être naturel cest être produit par la nature ; cf. expressions " par dautres causes " et " produit de lart " : il y a des causes naturelles, et dautres qui ne sont pas naturelles. Avant de déterminer ce que sont les causes non naturelles, et quels sont les êtres qui existent donc par des causes non naturelles, Aristote donne des exemples dêtres naturels : animaux, plantes, éléments et parties qui composent ces êtres. On peut bien sûr ajouter à la liste dAristote les hommes ! Nous pouvons donc dire quels êtres sont naturels (avant même de savoir pourquoi ils le sont) : sont naturels, les êtres vivants et leurs éléments.
Ensuite, Aristote caractérise davantage sa distinction générale : tout ce qui existe est soit le produit de la nature, soit le produit de lart. Les causes non naturelles ont donc maintenant un nom : ce sont les causes venant, non de la nature, mais de lart. Quest-ce que lart ? Ce terme ne désigne pas lart au sens où nous lentendons communément aujourdhui, à savoir, faire des uvres qui plaisent. Il sagit tout simplement de toute activité consistant à fabriquer quelque chose. Il est synonyme dartisanat, mais aussi, de technique. Lorigine de certains êtres est donc dans une cause non naturelle, qui est lart : autre moyen de dire que ce qui est à lorigine de ces choses, cest lhomme ! Comment nommer ces êtres ? On peut nommer ces choses fabriquées par lhomme de plusieurs manières : des artifices, des artefacts, des uvres, ou encore, pourquoi pas, des objets techniques, tout simplement. Exemples donnés par Aristote : sont artificiels (= produits par lart, non par la nature) les manteaux, les lits, etc.
Nous obtenons ainsi des définitions un peu plus précises : la définition du naturel est maintenant la suivante : est naturel, ce qui nest pas le produit de lart, ce qui nest pas artificiel. Est produit de lart, artificiel, ce qui est fabriqué par lhomme, ce que la nature na pas fait. La nature est donc indépendante de lhomme. Mais lhomme, de par son activité technique, fait des choses quil ajoute à la nature.
Mais cette première détermination du naturel nest pas encore assez déterminante : pourquoi en effet les êtres de nature diffèrent-ils des êtres artificiels ? Sur quoi repose la distinction ? Est-elle seulement génétique ? -Est génétique une définition qui définit la chose par son mode d'engendrement. Aristote va en fait passer à un second mode de définition : la définition essentielle, qui définit la chose par ce quelle est. La première en effet ne suffit pas, car comme on le voit dans ce texte, les êtres artificiels sont après tout eux aussi composés déléments naturels ! On fabrique les objets techniques à partir de quelque chose, et ce quelque chose, cest la nature : la technique est donc une activité seconde, qui suppose la nature. La nature est cause première de ce qui est, et la technique cause seconde : cest dire que lhomme nest pas créateur, alors que la nature lest. Fabriquer nest pas créer Aristote va dire que ce qui fait que les êtres naturels sont naturels, cest quils ont en eux un principe et une cause interne de mouvement. Ie : ils se meuvent par eux-mêmes, ils " bougent " tout seuls. Ils nont pas besoin pour être, vivre, bouger, dune intervention extérieure. La nature nest donc pas une cause externe mais une cause interne. Elle est immanente aux êtres naturels. Les êtres naturels sont donc autonomes. Alors que, par opposition, un être artificiel, sil peut parfois, certes, se mouvoir tout seul, a besoin comme cause ultime de son mouvement (et de son être !), de lhomme.
Exemples : la montre, lordinateur, etc., par opposition à une plante, un animal, un homme.
NB : Que faire de la pierre ? Fait-elle partie de la nature ? On aurait en effet tendance à le penser. La pierre nest pas produite par lhomme, elle existe indépendamment de lactivité humaine : bref, elle nest pas artificielle. Pourtant, elle ne semble pas être un être vivant, et ressemble plutôt à la montre, en ce quelle ne bouge pas toute seule : elle nest donc pas naturelle ! Ici, la définition génétique semblerait donc mieux convenir : comme il y a des êtres qui sont par nature et dautres qui sont par dautres causes, à savoir, lhomme, et que la pierre nest pas par lhomme, alors, elle est par nature. Mais nous avons vu que la définition génétique nétait, hélas, pas assez déterminante. On peut répondre à cela que dans le monde, il y a : ce qui est produit par la nature, ce qui est produit par lhomme et ce qui est produit par le hasard et la nécessité. Entre dans cette dernière sorte de " cause ", la matière. Ainsi, nous pouvons échapper à notre difficulté : si la nature est ce qui existe indépendamment de lactivité humaine, elle nest pourtant pas la matière. En effet, la matière est quelque chose dinorganisé, qui nobéit quau hasard, cest-à-dire, quelle est un mode dexistence non seulement indifférent à lactivité humaine, mais également indifférent à tout principe et à toute loi. Or, la nature, nous venons de le voir, est un principe dorganisation des êtres naturels. Elle est ce qui fait quils poussent, quils croissent, quils vivent. Toutes ces activités ne sont dues ni à lhomme, ni au hasard. Lherbe ne pousse pas par hasard, par exemple, mais par nature. Si lhomme peut laider à pousser mieux, par certaines sortes dengrais, cest toujours au bout du compte la nature qui fait pousser lherbe, pas lhomme. Lherbe, encore, ne pousse pas nimporte comment, mais par nature, etc. A tel point quon est souvent tenté, devant la nature, de recourir au principe de finalité : on dirait vraiment que les êtres naturels sont organisés en vue de fins, tout en eux est tellement bien agencé
Conclusion de ce texte (que nous a-t-il apporté de primordial pour notre sujet) :
Dabord, faisons un tableau récapitulatif des principales définitions de la nature et de la technique (consigne : faire ce tableau sur une feuille à part car nous continuerons à le remplir au fil du développement) :
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(2) est naturel ce qui nest pas artificiel -Première |
(3) est artificiel ce qui est fabriqué par lhomme -Seconde |
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Ainsi, on peut dire que lopposition à lartificiel est constitutive de la définition même du naturel. Communément, quand nous parlons de la nature, ou, réciproquement, de la technique, nous avons en tête cette opposition nette et tranchée entre ce qui est naturel et ce qui est artificiel.
2) Cette opposition nature/ technique est-elle une opposition de valeur ?
Nous voilà donc en présence dune distinction fondamentale, qui se trouve au soubassement de toutes nos conceptions courantes concernant la nature. Seulement, nous disposons maintenant de définitions plus claires, ce qui va nous permettre daller plus loin dans la critique (= passage au crible) de nos opinions. Nous avons vu que nous pensons spontanément, dabord, que la technique et la nature se distinguent, mais aussi, quelles se distinguent en valeur. Si nous avons maintenant des arguments en faveur de la première opinion, encore nous faut-il en trouver pour appuyer la seconde. En quoi lopposition naturel et artificiel/ technique, qui est une opposition entre deux genres dêtre, peut-elle en venir à désigner une opposition entre deux domaines de lêtre, dont lun aurait une valeur supérieure à lautre ? Reprenons notre tableau, et cherchons comment on passe de lune de ces distinctions à lautre.
Dabord, prenons les définitions (2) et (3) : il apparaît que ce qui est naturel est antérieur à lhomme, premier par rapport à lactivité technique/ fabricatrice de lhomme. Cf. fait que même les objets techniques/ artificiels sont composés déléments naturels : cest dire que la nature est première chronologiquement. Les objets faits par lhomme viennent toujours après les objets (êtres !) naturels, quils sont toujours tenter dimiter. Ensuite, regardons les définitions (1) et (4) : la nature, cest ce qui est vivant, et cest ce qui est autonome, ce qui se meut par soi. Cest dire que les objets faits par lhomme ne sont pas aussi " au point " que les objets naturels, et que lhomme ne peut faire aussi bien que la nature. Ils ne subsistent pas par eux-mêmes ; il leur manque lindépendance, lautonomie, qui caractérise les premiers .
Donc : lartificiel est maintenant ce qui est second par rapport à la nature, mais aussi, ce qui ne fait que limiter, sans pouvoir la surpasser ou même légaliser. Cf. lart : on va dire quil nest quartifice lartifice ira même alors jusquà signifier le factice, le faux par rapport au vrai, au " naturel " : lartificiel a donc maintenant une connotation négative. Cest de là que sont dérivées les expressions : " il nest pas naturel " (connotation de mensonge, dinauthenticité, par opposition à la sincérité)
Les objets techniques, artificiels, paraissent donc avoir un moindre être par rapport aux objets naturels.
Suite du tableau (les élèves y inscriront les nouvelles définitions à la suite du tableau que nous avons commencé plus haut) : voici les nouvelles déterminations/ définitions que nous avons obtenu :
(6) est naturel ce qui est premier, originaire |
(7) est artificiel ce qui est second ; ce qui imite |
(8) le naturel est autonome alors que (9) lartificiel est dépendant |
Mais Aristote ne semble pas dire ni même sous-entendre que ce que lhomme ajoute à la nature est par définition quelque chose de mal, de condamnable. Il dit même souvent que par lart, lhomme achève la nature, la perfectionne. Si la distinction entre les êtres techniques et les êtres naturels désigne certes deux genres dêtre de valeur différente, il ne sagit donc pas encore de valeur morale. Comment peut-on donc en venir à moraliser cette distinction nature/ technique? Ie, à formuler les jugements suivants : " la nature, cest bien, la technique, lartifice, cest mal " ?
B- La valeur morale de cette distinction : la nature comme norme et comme supérieure à la technique
Doù peut bien venir la condamnation morale de lobjet technique, artificiel, fait de main dhomme et ajouté par lhomme à la nature ?
1) la nature comme ordre
Il faut pour cela que lon croit que la nature est quelque chose de sacré ; quelle est bonne ; quelle est un ordre préalable à lhomme ; ainsi, toute modification de cet ordre est néfaste à la nature.
On peut trouver nombre darguments permettant de justifier cette croyance, pour le moment non réfléchie.
a) la biosphère
La nature, dabord, nest-elle pas lensemble des êtres vivants ? Or, cet ensemble nest-il pas bien ordonné ?
Dans la première affirmation, on retrouve lidée de vie, et notre respect pour la vie. On peut insister ici sur le fait que lobjet technique, par rapport à lobjet naturel, nest pas vivant parce quil na pas dâme ; alors que lêtre (pas lobjet !) naturel en a une (même les plantes !) ; lâme a en effet ici le sens général de principe de vie, de ce qui fait être, de ce qui fait vivre (elle semble être synonyme de nature). Lobjet technique est seulement un amas de matière. Cela expliquerait que lon ne doive pas se comporter envers la nature comme envers un vulgaire objet. Dun objet, vous pouvez faire nimporte quoi, mais pas dun être naturel. Ainsi, du fait que la nature nest pas un objet comme les autres, beaucoup, aujourdhui, veulent en faire un être de droit.
Dans la seconde affirmation, on retrouve plutôt la biosphère. Tous les éléments naturels se tiennent, de telle sorte quen déplacer un, cest obligatoirement " déranger " lordre existant, le détruire, le transformer, le dégrader Que dire ici de la technique, entendue comme ensemble des objets artificiels ?
Dabord, quelle nest pas capable de produire un tel monde, un tel ordre. Il ne peut y avoir de " monde " des objets techniques, car ces derniers ne sont pas interdépendants comme le sont les êtres naturels ; pas de notion déquilibre, etc. Pas de " sens ".
Pire encore : par la technique, on insère dans la nature de nouveaux objets, qui ont, du moins, nos objets techniques à nous aujourdhui, les propriétés de modifier la biosphère Modifier voulant dire perturber le bel ordre naturel, ce qui déjà est mauvais en soi (mauvais au sens de nuisible à la biosphère, à la vie), mais aussi, le dégrader, et, au bout du compte, le détruire.
Ici, on en arrive à un nouveau sens du terme dartificiel et donc par là même de la nature (puisque ces deux termes se définissent par opposition lun à lautre), qui a une connotation explicitement morale, et qui nous permet de comprendre pourquoi on dit parfois que la nature cest bien et la technique, cest mal. De " produit par lhomme ", ajouté à la nature et extérieur à elle, lartificiel se met à vouloir dire ce qui souille la nature. On voit ici germer lopposition pur/ impur, qui va être appliquée à lopposition nature/ technique
Suite du tableau :
(10) la nature est la biosphère = ordre naturel = bel ordre, équilibre |
(11) la technique, lartificiel, est dérangement, dégradation, destruction au moins potentielle de cet ordre |
On voit à quel point notre condamnation morale de lartificiel, de la technique, semble être fondée. En effet, il semble que tout ce que lhomme institue, ne puisse être que cause de désordre, dinstabilité. La nature, elle, semble pouvoir être une norme, un guide pour les actions des hommes. Tout en elle est harmonie, équilibre, régularité Tout ce que fait lhomme semble être " mauvais ". Croire en la nature, apparemment, cest ne pas croire en lhomme (attitude non humaniste, donc).
b) la nature comme norme : deux exemples
Prenons dabord un exemple classique de ce recours à la nature comme norme : il sagit de la codification par lEglise de tout ce qui concerne le sexe.
Les organes sexuels servent à la procréation ; donc leur utilisation naturelle est la procréation ; a-t-on le droit den déduire que par conséquent, toute activité sexuelle doit être faite en vue de la procréation ? Cest ce qui sest fait au Moyen Age, sous légide de lEglise. La " nature ", ici (mais évidemment, en conformité avec la peur du sexe caractéristique de lEglise, qui en faisait un péché sexuel), servait à donner des règles daction pour la vie quotidienne. Les prêtres vont codifier, en se réglant sur la nature, le sexe, en disant que, comme la nature le montre, il ne faut " user " du sexe que pour procréer Conséquence : il ne faut se prêter à ce genre dactivité que tel et tel jour de la semaine, que en vue de faire des enfants, il ne faut pas sadonner à la masturbation, à lhomosexualité (doù des valeurs morales : " il ne faut pas sadonner à lhomosexualité ", par exemple). Parce que, jinsiste, ce nest pas naturel, ce nest pas conforme à ce que la nature " veut ", " commande ".
On voit donc que la nature peut être une norme, un modèle, pour linstitution de la société et de nos règles daction. La nature pourrait nous dire ce quil faut faire. Il faut que laction de lhomme se fonde sur la nature, et ce, à la fois pour ne pas détruire la nature, qui nest pas nimporte quoi, qui nest pas pure matière, mais aussi pour ne pas agir nimporte comment. Cest donc à la fois par respect envers la nature, et envers nous-mêmes, que nous devons prendre la nature pour modèle.
Deuxième exemple : échelle des êtres et hiérarchie entre les êtres/ hommes.
La biosphère peut apparaître comme une " échelle des êtres ", avec un haut et un bas, et une continuité entre tous les degrés dêtre qui sinscrivent sur cette échelle.
Haut
Dieu |
De Dieu aux anges |
Homme |
Du sage au fou (= sous-homme) |
Animaux |
Des mammifères supérieurs aux vers de terre |
Végétaux |
|
Minéraux |
Bas
On retrouve, dans léchelle des êtres, une hiérarchie : cest donc une échelle de valeur. En haut veut dire " plus dêtre " mais aussi " mieux " quen dessous. Par conséquent, si on veut se guider sur cette échelle des êtres pour ériger dans le monde social, ou monde de lhomme, une hiérarchie, force est de constater que les hommes se distinguent eux-mêmes en différentes classes, et quil y a des hommes qui valent mieux que dautres, et cela, " par nature ". Ainsi, il y aurait des " sous-hommes " : ils se situent en dessous de lhumanité mais au-dessus de lanimalité (ce sont eux qui font la jonction entre le règne humain et le règne animal, comme la plante carnivore fait la jonction entre le règne animal et le règne végétal, et les cristaux, entre le règne végétal et le règne minéral). Ces sous-hommes sont par nature inférieurs, et ne peuvent se débarrasser de cette infériorité : elle est inscrite dans leur définition. Inutile de préciser que ce recours à la nature est celui que lon trouve dans nombre de formes de racisme (or : on confond ici naturel et culturel)
NB : dans cette représentation classique de léchelle des êtres, vous constaterez que lhomme vient avant le strictement naturel, qui correspond ici aux règnes animal, végétal, minéral. Le règne naturel ne serait alors pas, contrairement à ce que nous venons de dire, doté dune grande valeur, et dune valeur supérieure à lhomme Mais précisons que ce qui est doué dune grande valeur, cest léchelle des êtres en son entier ; et que si tous les genres dêtres sont une seule échelle, ils diffèrent seulement en degré : dès lors, il est possible de dire que les genres dêtre en bas de léchelle ont une certaine valeur, et peuvent même, comme nous lavons vu, avoir des droits. On retrouve de toute façon limportance de lordre, de léquilibre
2) la peur de la technique
Nous venons de voir que la technique est, par rapport à la nature, condamnable, parce quelle est dangereuse, potentiellement destructrice, mais aussi, parce que la nature est source de valeurs et même est une valeur (cf. biosphère, vie , pas pure matière inerte, pas " nimporte quel objet " dont on peut faire nimporte quoi). Allons plus loin encore dans la recherche des raisons qui nous font condamner la technique. Ce qui est sous-jacent également, derrière la condamnation de la technique, cest la peur devant la technique.
On vient de le voir : la technique est potentiellement destructrice de la nature, par là, elle fait peur. Mais encore, si la technique fait peur, cest parce que par elle, lhomme voudrait se mesurer à la nature, ou aux dieux.
a) la technique, puissance démoniaque ?
Cf. mythe de Prométhée (in Platon, Protagoras) : mythe de la création de lhomme et des animaux : Epiméthée avait été chargé de la répartition des qualités appropriées à la vie et à la défense des êtres vivants : à cet effet, il devait puiser dans une réserve limitée. Aux uns, il attribua la force sans la vitesse, aux autres, celle-ci, sans celle-là ; aux plus frêles il donna des ailes pour fuir ou alors il réserva un refuge souterrain aux plus menacés, ce qui les rendait inaccessibles. Il chercha donc à distribuer équitablement les moyens mis à disposition. Mais, comme Epiméthée avait tout dépensé, lhomme, qui avait été oublié, ne put rien recevoir. Prométhée chercha alors à réparer cette lacune, et, pour sauver lhomme, " nu, sans chaussures, ni couvertures ni cornes ", il lui attribua le feu quil vola à Héphaïstos et à Athéna. Bref : il lui donna la " technique ". Par elle, il va compenser et corriger son infériorité (qui deviendra supériorité !). Il va fabriquer ce quil ne possède pas en naissant, contrairement aux animaux qui, eux, naissent pourvus de tout ce quil leur faut pour survivre. Les animaux sont en harmonie avec la nature. Ils ont des " outils " naturels. Mais ces outils nont pas les mêmes caractéristiques que les outils humains.
Signification : lhomme a les moyens de dominer la nature, de faire lui-même, finalement, une nature à lui. Mais la technique fait bien peur : elle est, ici, assimilée au feu, et plus précisément, au feu des dieux (auxquels elle a été volée)
Faust : pour lassimilation de la puissance humaine sur la nature à un pacte diabolique
Frankenstein : la créature devient le maître de son maître
Le technicien sapparente donc, comme on peut le voir à travers ces grands mythes, à un apprenti-sorcier ! NB : Distinction magie et sorcellerie : la magie est connaissance des secrets de la nature, afin dacquérir certains pouvoirs et dagir sur elle ; la sorcellerie, utilisation de ces connaissances pour jeter des sorts, pour faire le bien ou pour faire la mal. La technique est proche de la magie, pas de la sorcellerie. Encore que
Lhomme rivalise, par la technique, avec la matière, mais aussi, avec la vie, cest-à-dire avec la nature. Or, cest dangereux, car ces forces sont plus fortes que lui, ou bien peuvent se retourner contre lui. La technique, désir de maîtrise de la nature, et de pénétrer dans ses mystères, pour pouvoir " faire " comme elle, nous échappe, de sorte que nous ne maîtrisons plus notre propre maîtrise.
Ici, nous avons deux nouvelles déterminations de la technique :
(12) il sagit de la technique comme puissance de lhomme |
et même, (13) comme désir de recréer la nature, de rivaliser avec la nature |
Exemple de ce " pouvoir " technique : le " génie génétique " (ou les " biotechnologies ") : la génétique appliquée à lamélioration des plantes : la découverte de lunicité du code génétique chez les êtres vivants mène à la possibilité dintroduire chez une plante des gènes venant dune autre espèce végétale très éloignée. Or, cela fait peur, car cest une transgression de la barrière que constitue la reproduction sexuée et une modification des espèces : or, peut-on impunément défier la nature, allier des contraires, croiser des espèces ? Cela semble mener, encore une fois, à la destruction de nature ! De plus, on na aucun moyen de contrôler les expériences ayant lieu dans les multiples laboratoires dispersés dans le monde (Cf. X Files). Enfin, notre monde est devenu tellement complexe, que lon ne peut savoir à lavance quelles seront les conséquences à terme de nos actions/ inventions techniques ; elles peuvent avoir des conséquences non prévues, et surtout, non voulues (exemple : les organismes génétiquement modifiés : pourraient-ils induire une résistance aux antibiotiques ?).
Ici, lhomme devient le rival de la nature : il est lui aussi créateur, et ce qui est troublant, cest que ce quil crée est naturel, pas artificiel (il nest dit artificiel que du fait que son créateur nest pas la nature, mais lhomme cf. problème déjà rencontré à propos de la pierre, ci-dessus). Mais si on passe de la définition génétique à la définition essentielle, force est de constater que le produit de lhomme est un être naturel, pas un objet technique !
La technique apparaît donc condamnable à plusieurs titres : elle est au moins potentiellement destructrice de la nature, en ce quelle bouleverse son équilibre, et le dégrade en le souillant, mais encore, en ce quelle est dangereuse. Ajoutons quelle est encore aliénante.
b) La technique est déshumanisante
Aliéner veut dire : rendre étranger (à soi-même). La technique dégraderait encore lhomme, et serait dangereuse pour lhumanité, quelle détruirait petit à petit. Si le premier point est banal, puisquon le trouve dans tout débat sur nos modes de vie et sur la pollution (la voiture, leffet de serre, le traitement des déchets, etc.), le second est moins courant. Nous allons privilégier, dans notre développement, son analyse.
Marx a critiqué de manière acerbe la déshumanisation entraînée par la " révolution industrielle " (la division du travail permise par lavènement de la machine/ automate, et donc, par linvasion de la technique moderne dans tous les domaines de la vie humaine ici la technique a à voir avec la production industrielle, production de masse) :
Marx, Le Capital, Livre I, tome II, trad. J. Roy, Ed. sociales " Un certain rabougrissement de corps et desprit est inséparable de la division du travail dans la société. Elle attaque lindividu à la racine de sa vie, cest elle qui la première fournit lidée et la matière dune pathologie industrielle. Subdiviser un homme, cest lexécuter, sil a mérité une sentence de mort ; cest lassassiner, sil ne la mérite pas. La subdivision du travail est lassassinat dun peuple " " La facilité du travail devient une torture en ce sens que la machine ne délivre pas louvrier du travail mais dépouille le travail de son intérêt ( ) Dans la manufacture et le métier, louvrier se sert de son outil, dans la fabrique, il sert la machine. Là, le mouvement de linstrument de travail part de lui, ici il ne fait que le suivre. Dans la manufacture, les ouvriers forment autant de membres dun mécanisme vivant. Dans la fabrique, ils sont incorporés à un mécanisme mort qui existe indépendamment deux " |
Louvrier moderne, qui se situe dans une usine de plus en plus technicisée, ne sappartient plus lui-même. Il nest plus un homme : plus besoin de réfléchir, il suit la machine. La machine fait de lhomme son outil, et elle le dégrade donc. Homme = rouage de la machine, et donc, esclave de " sa " créature.
La technique serait donc en son fond, en son essence même, aliénante et destructrice de lhumanité de lhomme. Pourquoi cela paraît-il essentiel à la technique, à tel point quon peut la dire inhumaine ?
Il nous faut ici explorer un aspect de la technique que nous navons pas encore exploré, et qui pourtant, lui est essentiel. Rappel : nous sommes passés du technique comme qualifiant un objet non naturel, à la technique comme désignant une puissance, et un certain mode dactivité. Mais quest-ce quune activité technique ? Quest-ce quagir techniquement ? (14) Est technique, toute activité dans laquelle nous agençons des moyens, en vue dobtenir telle fin. Ce qui lintéresse, cest lefficacité, et les moyens.
Doù un trait qui va participer de la dénonciation de la technique : la technique ne sintéresse pas aux fins quelle vise et quelle sert à atteindre. Que ces fins aient ou non de la valeur, cela nintéresse pas la technique ; et de toute façon, elle ne peut y répondre, parce que ce nest pas son problème, elle nest pas " qualifiée pour cela ".
Exemples :
Bref : la technique ne pense pas, et nest pas morale.
Conséquence : si la technique est considération des moyens, de lefficacité, alors, tout ce quelle touche ne peut être que ravalé au rang de moyen. Ainsi, une civilisation (comme la nôtre) où la technique a tant dimportance, et envahit tous les domaines de la vie, ne peut quêtre une civilisation où tout est moyen, et où tout devient un prétexte defficacité. Cf. aujourdhui les ouvriers à lusine, lhomme qui nest plus que moyen, largent et la consommation comme seules valeurs La technique, alors, serait essentiellement immorale, dégradation de lhumanité
Nous avons donc vu ici que lopposition nature et technique, non seulement va de soi, mais encore, semble bien renvoyer à une opposition dun point de vue de la valeur. La nature est supérieure à la technique en ce quelle est première et pourvue dun degré dêtre ontologiquement supérieur, car " plus solide " ; mais aussi, en ce quelle est susceptible de nous apporter des normes pour laction. A côté de la nature, la technique semble être condamnable car elle est dangereuse pour lhumanité et pour la nature qui lenglobe.
Nous allons maintenant réfléchir plus profondément encore sur le bien-fondé de la distinction nature et technique. Nous nous attacherons dabord à la distinction morale, et ensuite, à la distinction elle-même.
A-la nature a-t-elle de la valeur ?
Nous allons maintenant nous demander, pour voir si notre propos est vraiment fondé en raison (= justifié), si la nature peut vraiment être érigée en norme de conduite, si elle peut être source des valeurs. A-t-elle en elle de quoi donner des valeurs à lhomme ? Peut-on assimiler ce qui est naturel, et ce qui a de la valeur ?
1) la nature est, elle ne dit pas ce qui doit être
a) Quest-ce donc quune valeur morale ?
Cest une règle, une norme, qui dirige nos actions. Et qui nous dit, plus précisément, ce quil faut faire. Elle nous dit ce qui est bien, ou ce qui est mal. Elle est synonyme de devoir moral.
Exemple : " il ne faut pas tuer " ; " il ne faut pas sadonner à la paresse ", etc. Je précise que si la première est une valeur morale proprement dite, la seconde est une valeur sociale. Par rapport à la seconde, la valeur morale est censée valoir indépendamment des circonstances et de lutilité. On dit quelle a une valeur absolue, pas relative. Ainsi, ne pas sadonner à la paresse peut être un impératif pour telle société mais pas pour une autre, tout dépend de notre conception du monde, de notre religion, etc. Ou bien même, elle peut être un impératif pour le bon fonctionnement de la société : elle " vaut " alors parce quelle est utile. Par contre, ne pas tuer est un impératif qui vaut en toutes circonstances, et qui ne peut valoir seulement parce quil est utile.
Il faut donc se demander si la nature peut nous indiquer ce que lon doit faire. Ce qui se fait peut-il être érigé en " devoir-être ", ie, ce qui se fait, est-ce ce qui doit être ?
b) la nature personnifiée
Pour répondre à cette question, et voir ce qui peut bien poser problème, nous allons partir de lexemple déjà utilisé plus haut (codification des relations sexuelles par lEglise).
On se demandera si la nature commande quelque chose ; que suppose donc cette affirmation ?
Elle suppose une certaine personnification de la nature. Rien détonnant à cela, puisque la nature, nous lavons vu, nest nullement synonyme dunivers matériel, de hasard. Tout en elle semble obéir à une fin, à un plan. Cest comme si elle avait voulu ce qui est.
NB : la nature a un nouveau sens ici : il sagit de la (15) nature comme force créatrice, comme créatrice des êtres naturels. Cf. distinction " nature naturante " et " nature naturée " que lon trouve chez Spinoza. Elle est en germe dans la définition aristotélicienne de la nature, puisquelle nest autre que le principe de vie, dorganisation, des êtres naturels ; certes, Aristote disait que la nature nest pas une cause externe, mais interne, contrairement à lart ; mais il pense bien la nature comme ce qui fait vivre et être les êtres naturels
Le problème est alors que pour croire à la nature, il faut croire en Dieu. On écoute ses " commandements " en croyant que cest Dieu qui parle à travers la nature. Ou alors, il faut croire que la nature obéit au principe de finalité. Mais cest dire quelle pense, quelle veut, quelle est intelligente, bref, cest lui prêter une âme. Cf. lanimisme.
Or, il y a bien longtemps que lon ne croit plus cela !
Darwin et la sélection naturelle (in cours religion) : la nature nest pas soumise au principe de finalité ; le croire est une attitude typiquement anthropomorphique : parce que certains effets naturels ressemblent à des effets qui dans notre activité sont le résultat de la technique, de lintelligence, nous croyons que ces effets sont dus au même genre de cause, et donc, que la nature est soit intelligente, finalisée, soit quelle renvoie à Dieu, entendu comme artisan divin. Mais cest une attitude qui projette indûment sur la nature ce qui ne vaut que de lhomme.
On peut ainsi considérer que le recours à la nature comme norme, qui suppose une certaine personnification de la nature, en tant quelle lui prête des fins, et un sens, est une résurgence moderne de lattitude religieuse :
Comte, Cours de philosophie positive, Première leçon Dans létat métaphysique, qui nest au fond quune simple modification générale du premier, les agents surnaturels sont remplacés par des forces abstraites, véritables entités (abstractions personnifiées) inhérentes aux divers êtres du monde, et conçues comme capables dengendrer par elles-mêmes tous les phénomènes observés, dont lexplication consiste alors à assigner pour chacun lentité correspondante. |
Dans ce texte, Comte parle de létat métaphysique de lesprit humain (manière de penser à une époque donnée de lhumanité). Cet état est pour lui ladolescence de lesprit humain. Cest un état voué à être dépassé, qui nest donc pas " positif ". Létat positif de lhumanité, qui correspond à un progrès, et qui ne tend pas vers un autre état, est létat scientifique. Lenfance de lhumanité, cest létat religieux. Etat dans lequel nous mettons derrière chaque phénomène " naturel ", des forces surnaturelles. Létat métaphysique nest que la continuation du même état, sauf que ces forces sont " naturalisées ". Mais au bout du compte, cest pratiquement le même genre de pensée : sous la " nature ", sous les " forces naturelles ", se cache " Dieu " ou autres " forces surnaturelles ". Lidéologie naturaliste nest que lidéologie religieuse parvenue à lâge adulte. En effet, on est passé de lidée dun acteur à lorigine de lexistence, à lidée dun acte. On a remplacé " se fait par Dieu " par " se fait tout seul ".
Aujourdhui, plus précisément, depuis la révolution scientifique du 17e siècle, la nature est pour nous le domaine de ce qui est, point. Elle ne parle pas, elle ne dit rien, elle na pas de sens. Lhomme est alors libre de créer ses propres valeurs.
c) La nature nest-elle pas plutôt le règne du spontané, de la violence ?
On peut encore aller plus loin dans la critique du raisonnement qui consiste à déduire de la nature (ce qui est) les valeurs morales et sociales (ce qui doit être, ce quon doit faire). En effet, ne peut-on pas dire que cela revient à ériger en norme la spontanéité et la violence ? Car si les conceptions naturalistes des valeurs tirent argument, pour se justifier, du bel ordre de la nature, ne peut-on également tirer argument, pour les contredire, de la brutalité et du désordre de la nature ?
Exemples : la jungle et les instincts les plus " naturels " (non disciplinés, donc), pour la brutalité et la spontanéité ; les tempêtes, et autres catastrophes naturelles, pour le désordre.
Dès lors, ériger la nature en norme, cest dire que les hommes doivent se laisser aller à satisfaire tous leurs instincts, à se battre pour obtenir ce quils veulent, à sentre-tuer, etc. Or, nest-ce pas plutôt cet état de nature assimilé à un état de guerre quil convient de fuir pour quune société soit viable, que les hommes vivent en harmonie les uns avec les autres ? Et nest-ce pas vouloir réduire lhomme à un animal ? Cf. cours Etat, Hobbes.
NB : nallons pas toutefois une fois encore projeter nos valeurs sur la nature ! En effet, la brutalité, le désordre, etc., que nous trouvons dans la nature, na rien dimmoral. Est immoral en effet quelquun qui choisit sciemment le mal, qui sait quil fait quelque chose de mal. Les animaux, et plus encore les éléments qui se déchaînent avec pour conséquence la mort de milliers dhommes, ne font donc rien de mal. La nature nest pas immorale, mais amorale (ie : elle na rien à voir avec la morale, elle est un domaine différent). Mais cest dire quelle na rien à nous apporter dans le domaine des valeurs, et plus précisément des valeurs morales.
d) Lhomme, être culturel
On conclura en disant que lhomme est un être certes naturel, mais aussi, culturel, et libre. Contrairement à lanimal, il ne colle pas à la nature. Il a su inventer de nouveaux " besoins ", non plus naturels, mais culturels. Est-ce à dire quil est alors dénaturé, un monstre, parce quil ne suit pas la nature, jusque dans ses besoins les plus élémentaires (boire, manger, procréer) ? Je ne pense pas : cest au contraire parce quil ne suit pas la nature dans la satisfaction de ses besoins, parce quil ne boit pas toujours par soif, parce quil ne mange pas toujours par faim, parce quil ne fait pas lamour seulement pour procréer, parce quil ne shabille pas seulement pour se réchauffer ou se protéger du soleil, etc., que lhomme est homme, et non plus seulement un être strictement naturel, animal. Cest à lhomme dinventer ses propres valeurs, de dire ce qui doit être, et une valeur est justement ce qui nest pas, ce qui nest pas " naturel ".
Lhomme doit donc, pour être homme, transcender la nature, et cela, en un double sens : a) en tant quil doit, comme nous venons de le voir, inventer de nouveaux besoins pour se différencier de la nature, mais également, b) en tant quil doit maîtriser ses instincts afin de pouvoir vivre en harmonie avec ses semblables, et avec lui-même (cf. cours Etat et Droit)
2) nature et idéologie
En fait, ce que nous pouvons maintenant déceler derrière les louanges du naturel et derrière toute volonté sociale de prendre le naturel comme modèle, cest la justification de lordre établi, sous toutes ses formes les plus pernicieuses. Certains hommes, détenteurs du pouvoir (quil soit politique ou religieux), ont certains idéaux, certaines conceptions de lhomme ; et pour les justifier, de même que pour les faire accepter par tout le monde, ils sappuient sur la nature. Procédé facile de justification, puisque la nature a tant dattrait sur les hommes !
Exemples : on peut de cette façon :
Ceci est illégitime et même erroné, car cest ériger en naturel ce qui est culturel (et habituel). Cf. Levi Strauss, Race et histoire, in cours autrui : lethnocentrisme, et le racisme, relèvent dune telle assimilation. Précisons que ce nest pas toujours conscient et donc pas toujours volontaire
Conclusion A
La nature ne peut donc être érigée en norme, en modèle de nos actions. Elle na rien à voir avec la morale, ni même avec aucune valeur. Elle est amorale. Cela, parce quelle ne peut être dite commander quoi que ce soit, ni même " vouloir " quoi que ce soit. Le croire, cest tomber dans lillusion anthropomorphiste (qui consiste à donner à la nature une forme humaine, à lui prêter certaines caractéristiques qui ne peuvent valoir que de lhomme). Le vouloir, cache toujours une certaine idéologie.
B- La technique est-elle mauvaise en soi ?
Une fois la valorisation de la nature condamnée, il faut nous attacher à voir si la condamnation de la technique peut également être dénoncée comme fausse.
La technique, au double sens de ce qui est artificiel, fabriqué par lhomme, et de lactivité ou puissance technique, ne peut être mauvaise en soi. Si elle peut être lobjet dune désapprobation, ce nest pas en tant que telle, de par son essence, mais par les mauvais usages que lhomme peut en faire.
Commençons par étudier largument selon lequel la technique serait essentiellement aliénante, déshumanisante :
1) laliénation est-elle constitutive de la technique ?
Je pense plutôt quelle ne lest que par lusage que lon en fait. Le côté aliénant vient dune volonté des dirigeants et nest que la conséquence du capitalisme, pas lessence de la technique. Cest en fait un usage accidentel de la technique. Ne confondons pas technique et monde industriel, technique et capitalisme, technique et application de la technique (même si la technique vise lefficacité et donc vise à être appliquée ).
De toute façon, comment cette aliénation pourrait-elle lui être essentielle, puisque la technique, nous venons de le voir, ne se prononce pas sur les fins ? Comment donc aurait-elle pu porter en elle lénoncé (la valeur) : " seul a de la valeur ce qui est moyen et nous devons tout ramener au rang de moyen " ? Si elle sintéresse aux moyens, elle ne dit jamais que ce moyen est une/ la valeur ! Ainsi, tout comme la nature, la technique nest pas immorale, mais amorale, ie, elle relève tout simplement dun autre domaine dactivité que la morale.
Mais alors, si la technique est amorale, pourquoi ne pas dire quelle a à être complétée par la morale ? Pourquoi ne pas décider daccompagner toute technique, du moins en ce qui concerne les grandes décisions, celles qui ont un enjeu important pour lhumanité, de la morale (plus précisément, de léthique, qui a, par rapport à la morale, une connotation de réflexion) ? Cest dailleurs bien ce que nous sommes en train de faire, à travers les comités déthique. Nous réfléchissons maintenant sur les conséquences de nos capacités techniques, sur les fins que la technique nous permet datteindre. Quand une fin nous paraît sans valeur ou dangereuse pour lhomme, nous décrétons un " moratoire " : arrêt momentané de la recherche, pouvant durer plusieurs années, afin de réfléchir sérieusement sur linnovation technique en question.
NB : nous pouvons dire la même chose à propos de la soi-disant destruction essentielle à la technique : elle est accidentelle, et il nous appartient de léviter : cf. traitement des déchets, etc. Nous prenons aujourdhui de plus en plus conscience des dangers dune technique non réfléchie, dune technique aveugle.
La technique nest donc pas essentiellement, en son fond, aliénante/ déshumanisante et immorale.
2) technique et humanisation
Au contraire, ne participe-t-elle pas de la grandeur de lhomme ? Critiquer la technique en disant quelle et aliénante, ie, déshumanisante, cest dire quelle nest pas essentiellement humaine, quelle ne peut définir lhomme. Or, navons-nous pas vu, à travers le mythe de Prométhée, que la technique semble différencier lhomme de lanimal ? Lhomme, par la technique, ne peut-il progresser ?
Certes, nallons pas faire lerreur inverse de la précédente : ne passons pas de la thèse selon laquelle la technique est immorale et déshumanisante, à celle selon laquelle elle est entièrement morale et humanisante. On sait que lenthousiasme envers la technique et son potentiel de progrès a été déçu (Cf. Condorcet, Esquisse dun tableau historique des progrès de lesprit humain, Garnier Flammarion et Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, ainsi que Discours sur lorigine de linégalité parmi les hommes, pour les représentations de ces deux opinions, toutes les deux également fausses).
Si on étudie lhistoire de lhomme depuis la préhistoire, et plus précisément, lhistoire des techniques, force est de constater que les inventions techniques ont rythmé lévolution de lhomme. Cest par la technique que lhomme semble être devenu homme. Cela, parce que toute technique étant domination de la nature, cest par elle que lhomme peut sortir de la nature, et devenir un être de culture.
Ainsi, selon D. Bourg, philosophe des techniques, lhumanisation sest effectuée à travers lusage des outils. Les hommes ont commencé, à travers les premiers outils, à manipuler leur environnement. Puis, est venu le langage, faculté symbolique. Langage et technique se sont donc développés ensemble, même si à strictement parler, la technique est venue dabord.
Vous allez me dire que certains animaux utilisent des outils ; et que, dès lors, on ne voit pas en quoi la technique, le maniement doutils, pourraient définir lhomme. Mais on répondra, avec D. Bourg, que la technique, dans le cas de lhomme, ne se borne pas à manier des outils, au gré des circonstances. Ainsi, un animal maniera effectivement des outils :
Pour un usage alimentaire :
Pour un usage défensif ou offensif (utilisation de quelque chose ou même dun partenaire comme bouclier par exemple)
Mais lanimal ne fait quutiliser des choses existant déjà dans son environnement, pour ce moment précis, pour cette circonstance précise. Sitôt utilisé, l"outil " est jeté. Cest-à-dire : chez les animaux, il ny a pas de permanence des objets techniques. Lhomme, lui, a su constituer un véritable environnement technique, constitué de véritables outils, en tant quils sinscrivent dans la durée ; de plus, il sait utiliser les outils à des fins autre quadaptatives (comme il sait aussi, contrairement à lanimal, utiliser les mots pour une fin autre que la communication : cf. cours langage). Les outils, la technique, participent bien du monde humain, en créant, justement, un monde proprement humain, différent du monde naturel.
Conclusion B
Sans la technique, nous serions sans doute restés indéfiniment dans le même état, et serions encore des animaux ! La technique peut donc être source de progrès, à la fois parce quelle humanise lhomme en larrachant à la nature, et en ce quelle permet de créer des nouvelles normes éthiques. Cf. les comités déthique, nécessités par les " progrès " des possibilités de la technique. Mais en ce dernier sens, bien sûr, il semble que ce soit à nous de rendre possible lassimilation des innovations techniques à de véritables progrès.
Nous venons de remettre en question la valeur morale de la distinction nature et technique. Dabord, nous avons vu que dire que la " nature cest bien " est un énoncé contradictoire : on ne peut attribuer le terme " bien " à ce qui est naturel. Ensuite, nous avons vu que lénoncé : " la technique cest mal " est également dépourvu de fondement. La technique ne peut être " mauvaise " que si on en fait un mauvais usage : mais elle nest pas en son fond, en son essence, mauvaise. Bien au contraire. Elle peut permettre à lhomme de progresser et de mieux connaître jusquoù il peut aller (et a envie daller).
III- Remise en question de la distinction nature et technique
Notre distinction de valeur entre la nature et la technique nest donc pas fondée. Et la seconde, celle qui se contente de croire à une distinction bien tranchée entre la nature et la technique, et en lexistence dune pure nature, lest-elle ?
A- Existe-t-il du pur naturel et du pur artificiel ?
Nous avons déjà, rappelons-le, rencontré des objets ou êtres quon hésite à classer dans le genre " nature " ou dans le genre " technique ". Cf. la pierre, et lorganisme génétiquement modifié. Face à eux, on hésite à affirmer, du moins avec assurance, que certaines choses doivent leur être à certaines sortes de causes dites " naturelles " et dautres, à des causes dites " artificielles ", " techniques ". Notre distinction nature et technique est-elle bien fondée ? Tout nest-il pas naturel ? Ou bien tout nest-il pas, même, technique ? Tout nest-il pas produit de la même façon ?
1) pas de pur artificiel
En fait, force est de constater quil est rare de rencontrer des objets qui soient purement artificiels, au sens où ils ne seraient que dus à lhomme. Ainsi, tout ce qui est fabriqué par lhomme est composé déléments naturels. Même les produits " chimiques " sont naturels. Et lhomme lui-même, rappelons-le, fait partie de la nature ! Pourquoi alors ce quil produit serait-il produit dune façon " non naturelle ", ou différente de la manière dont la nature produit ses effets ?
Bref : il semble que lartificiel, ou le " pur " artificiel, ne soit quune chimère.
2) pas de pur naturel
Mais que se cache-t-il sous les produits que nous appelons naturels, ie, non transformés par la technique ? Y en a-t-il ?
En fait, ce qui pour nous est naturel : la campagne, les produits du terroir, les produits bio, etc., ne sont pas naturels. Ils sont toujours modifiés par lhomme et ce quon leur prête de naturel nest que lidée que nous nous faisons du naturel. Ou bien, ce qui pour nous est naturel, ce nest au bout du compte que lhabitude, qui est toujours comme une seconde nature
Voici quelques exemples.
- la campagne : cf. ces mots de Dagognet : " le plus souvent (le) naturel est lartificiel dhier. Nous y sommes tellement accoutumés que nous le croyons " originaire " ou premier. La " campagne " le montre bien : les limites de la forêt, les bandes parallèles des champs cultivés, les divers chemins, il nest rien qui nexpose la marque de lhomme ; de même, les végétaux nont-ils pas été sélectionnés, améliorés, croisés ? Le prétendument naturel est malingre, chétif, alors que le cultivé frappe par sa taille ou son exubérance. La nature est encore " notre création "
- les produits du terroir : nimporte quelle ménagère naccepterait aujourdhui dacheter du saumon non rose ; ça ne fait pas vrai, naturel ; et la pub vante dailleurs ce produit comme naturel ; or, la couleur qui pour nous fait " naturel " est en fait fabriquée par lhomme.
- les produits bio : certes, ils sont cultivés sans pesticides et dépourvus de colorants synthétiques, mais ils sont modifiés quand même ! -Ceci, parce que la nature nest pas immédiatement adaptée à nos besoins. Il faut toujours la travailler, la manipuler, pour en faire quelque chose. Les fruits, et nimporte quelle denrée, ne naissent pas tout faits ! Du moins, pas les fruits que nous mangeons aujourdhui. Les fruits poussaient tout seuls quand on ne connaissait pas encore lagriculture et quon se contentait de cueillir et de pêcher. Mais depuis, il ny a plus vraiment despèces sauvages, du moins plus beaucoup. Elles sont domestiquées et mises en culture.
Ce que nous montrent tous ces exemples, cest que lidée de nature est en fait empruntée de culture. Elle est culturelle, et a dailleurs subi nombre de modifications au cours de lhistoire. Ce qui est naturel et ce qui ne lest pas, ne cesse de changer.
Ainsi, par exemple, les jardins à la française, avec tous leurs tracés géométriques, nous paraissent artificiels ; or, à lépoque où on a commencé à les " faire ", (Lenôtre), ils étaient le modèle même du naturel, car on pensait que la nature était ordonnée et régie par les mêmes lois mathématiques que celles qui gouvernent notre raison (= thèse rationaliste). Aujourdhui, on pense plutôt que ces jardins sont le comble de lartificiel, et que les jardins à langlaise sont naturels.
Prenons encore notre réaction devant un paysage de montagne : notre émotion, notre admiration, notre sentiment dappartenir à ce grand tout quest la nature, et de la " grandeur " de la nature, est tout culturel. " Le goût des paysages de montagnes nest apparu en Europe quau 18è siècle, en rapport avec lémergence du romantisme, alors que la plupart des gens croient aujourdhui quapprécier la beauté des montagnes est un fait universel, inscrit dans la nature des choses comme dans celle de lespèce humaine ". La montagne était, avant cela, " laide ".
Il nexiste donc pas de naturel à létat pur. La " nature " nest pas la nature mais un arrangement et une projection humain(e)s.
3) la nature nexiste pas
Il faut bien, finalement, se rendre à lévidence : ce que nous nommons " nature " nexiste pas. Rappelons-nous : nous avons vu, déjà, que la nature renvoie, à ce quil semble, à un domaine non seulement opposé à la technique, mais aussi, au hasard, à la matière. Si bien que finalement, parler de " nature ", cest parler dune sorte de principe mystérieux, qui animerait et créerait les êtres naturels. Or, nous avons déjà été tenté daccuser cette conception danthropocentrisme. Prêter des fins, des intentions, à la nature, cest lui prêter une âme. Cest en faire une personne. Et, finalement, cest arriver à Dieu
Devant ce mode de pensée indigne de lhomme moderne, pourquoi ne pas dire que tout est matière, et quil ny a pas de " nature " ? On peut nommer cette thèse : " philosophie artificialiste "(celle que C. Rosset, dans Lanti-nature, essaie de mettre en uvre), car elle affirme que dans lunivers, tout se fait de la même manière : i.e., de façon technique mais pas au sens où cela reviendrait à attribuer à la nature une intelligence, car on vient de sy opposer.
En quoi consiste en effet, précisément, lartificialisme ?
Dabord, il a deux prétentions majeures :
1) délivrer lartifice de sa signification essentiellement humaine (ie : selon laquelle il y aurait une manière de faire être des choses typiquement humaine, différente essentiellement de la manière de faire " naturelle "); cela revient à cesser de penser lartifice sur fond de nature
2) au bout du compte il sagit de dédiaboliser la technique, bien sûr
Son affirmation principale consiste donc à affirmer quil ny a pas de différence entre le faire de lhomme et le faire de la " nature ". Ie : il ny a même pas de faire naturel, il ny a pas non plus de faire de lhomme ; mais tout faire est artificiel. Artificiel veut dire précisément : " qui produit ses effets sans laide dune " nature ", sorte de force cachée derrière les apparences".
Sont proches de lartificialisme, toute conception mécaniste (Descartes) ou atomiste (Lucrèce) de lunivers. Cest bien toujours contre lexistence dune nature quelles se dressent.
Prenons lexemple du mécanisme de Descartes :
Descartes, Les principes de la philosophie, quatrième partie, article 403 Je ne reconnais aucune différence entre les machines que font les artisans et les divers corps que la nature seule compose, sinon que les effets des machines ne dépendent que de l'agencement de certains tuyaux, ou ressorts, ou autres instruments, qui, devant avoir quelque proportion avec les mains de ceux qui les font, sont toujours si grands que leurs figures et mouvements se peuvent voir, au lieu que les tuyaux ou ressorts qui causent les effets des corps naturels sont ordinairement trop petits pour être aperçus de nos sens. Et il est certain que toutes les règles des mécaniques appartiennent à la physique, en sorte que toutes les choses qui sont artificielles, sont avec cela naturelles. Car, par exemple, lorsqu'une montre marque les heures par le moyen des roues dont elle est faite, cela ne lui est pas moins naturel qu'il est à un arbre de produire des fruits. |
Dans ce texte, Descartes se demande ce qui distingue les êtres naturels des machines, ou êtres artificiels. Réponse : seulement leur origine (= leur créateur) : les machines sont faites par lhomme, pas les êtres naturels. Mais du point de vue de lessence, et du fonctionnement, êtres naturels et êtres artificiels ne se distinguent pas, ils obéissent aux mêmes lois. Il sagit donc dun même genre dêtre. Ils se distinguent génétiquement, mais pas essentiellement.
Il faut noter que le but de Descartes est bien de se débarrasser de la nature en son sens mystérieux, ie, entendue comme quelque chose qui se cacherait sous la matière en mouvement. En effet, lassimilation se fait dabord des êtres naturels vers les êtres artificiels puis alors seulement des êtres artificiels vers les êtres naturels. Autrement dit, après avoir dit que la nature fonctionne et est constituée comme une machine, est donc une machine, et rien dautre (ie pour Descartes, un amas de matière en mouvement), il peut alors dire que, à son tour, la machine est naturelle, elle fait partie de la nature. Conséquence : expliquer la nature est aussi simple que dexpliquer une machine. Plus de mystères, plus de forces mystérieuses. Nest-ce pas le présupposé de la biologie moderne ?
Conclusion A
Bref : pas de sens à distinguer le naturel de lartificiel ! Les objets artificiels sont naturels, et (je dirais même : " parce que ") les objets naturels sont artificiels. Lidée de nature naurait donc finalement aucun sens, puisque rien de tel nexiste.
B- La nature comme insatisfaction devant la modernité
En fait, si, lidée de nature a un sens : ce nest justement quune idée, qui a beaucoup à nous apprendre sur lhomme lui-même qui se forge cette idée. En effet, cette idée, présente dans la plupart des grandes phases de lhistoire de lhomme, renvoie à un état dinsatisfaction devant nos conditions de vie, devant la civilisation en général. Elle exprime alors un désir proprement humain : celui dun état meilleur que létat présent. Cette insatisfaction et ce désir se retrouvent ainsi, de façon caractéristique, dans tous les temps de crise traversés par lhumanité : tout va mal dans le monde, " la société est pourrie ", lhomme pollue, etc. Où se tourner pour trouver le bonheur ? Vers un état originel, pur, qui sera nommé " nature " ; cest un état non encore dégradé par lhomme.
La distinction du naturel et de lartificiel masque donc toujours une critique de la modernité. Nous allons pour le montrer analyser deux exemples de lutilisation de la nature en ce sens : il sagit du mythe du bon sauvage, et de lécologie.
1) le mythe du bon sauvage
On retrouve donc cette utilisation de lidée de nature dans le mythe du bon sauvage. Exemples bien connus de ce bon sauvage : Robinson Crusoe, mais aussi, Tarzan. Le (bon) sauvage est à la fois meilleur et plus heureux que lhomme civilisé. A quoi doit-il cet état de supériorité ? A ce quil vit selon la nature.
Vivre selon la nature, cest vivre dans un état ... qui, comme par hasard, est dépourvu des conditions qui caractérisent notre état présent, ou état social : il ignore la propriété privée, il suppose légalité des conditions, etc. On voit donc bien quelle est la fonction de ce " mythe " : il a une fonction de jugement : il sert à dénoncer la civilisation, et plus particulièrement les institutions politiques, économiques, religieuses.
Lhomme, originellement, était proche de la nature (= homme naturel), et il était heureux, il vivait dans un état paradisiaque. Aujourdhui, lhomme civilisé, dénaturé, est malheureux, et même, dépravé
Cest donc contre la modernité que lon recourt à cette idée détat de nature. Elle nest bien sûr quune fiction, quune expérience de pensée, qui nous permet de prendre du recul par rapport à ce que nous sommes, à nous extraire de notre société et de la société pour penser les conditions qui nous rendraient heureux.
NB : on trouve ce même mythe et ce même emploi du naturel dans le western.
En effet, lOuest originaire, qui est souvent le thème majeur des westerns, correspond bien au paradis, à une origine bonne ou en tout cas innocente. Découverte de lOuest = découverte du paradis originel.
Et il est bien dénonciation de la civilisation (de lAmérique présente) car on y voit que,
à peine découvert, il a été détruit, par la faute de lhomme (cf. Indiens, alcoolisme, etc.). En privilégiant le progrès technique, et économique, en détruisant les Indigènes, les hommes blancs ont détruit tout espoir dun monde meilleur, alors que la découverte de lOuest est au départ perçu comme un milieu où pouvaient sépanouir les qualités dun homme meilleur
Ainsi, certains westerns vont privilégier le paradis originaire. Ce sont les premiers westerns mais également ceux des années 70, alors que fleurissaient mouvements hippies et écologiques. Ces westerns relatent linstallation des trappeurs dans lOuest dépeint comme une nature pure et innocente, et donc, les premiers contacts entre lhomme blanc et les Indiens. Cest le monde davant les massacres, quand la nature était encore intacte. Alors, les Indiens sont dépeints comme un peuple noble, vivant en harmonie avec la nature, heureux et innocents. Il sagit de dénoncer la civilisation américaine, qui a massacré ce peuple de " bons sauvages ", et qui a donc rompu toute attache avec la nature, qui sest donc dès lorigine empêchée de trouver jamais le bonheur. Il sagit aussi dune critique de la société en elle-même. Exemples récents : A. Penn, Little Big Man ; M. Cimino, La porte du paradis ; K. Costner, Danse avec les loups (récit dun militaire nordiste qui se rend chez les Indiens Sioux pour séloigner de la guerre civile, une vraie boucherie. Propice à dépeindre un contraste entre les Indiens et les Blancs, au détriment des seconds, bien sûr. On a bien ici un regard nostalgique sur un monde irrémédiablement perdu, représenté au moment où il est menacé).
Mais attention : cet état de nature nest pas censé avoir existé : il nest pas réel. Ainsi, pour reprendre notre exemple des westerns, il faut remarquer quils ne montrent pas ce qui sest vraiment passé dans lOuest américain. Cest un ailleurs situé hors du temps. Mais il est généralement cru, car il incarne un désir dailleurs. Plus précisément, létat de nature est une idée, et une idée vague car ce quelle désigne, cest seulement quelque chose dabsent de ce qui est actuellement.
Cf. Rousseau, bien connu pour recourir à létat de nature et pour avoir loué cet état au détriment de lartifice, et, justement, pour exprimer son dégoût de lartifice et de la civilisation en général :
Rousseau, Préface du Discours sur lorigine de linégalité parmi les hommes " ( ) ce n'est pas une légère entreprise que de démêler ce qu'il y a d'originaire et d'artificiel dans la nature de l'homme, et de bien connaître un état qui n'existe plus, qui n'a peut-être point existé, qui probablement n'existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire d'avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent. " |
On voit ici que létat de nature nest pas censé exister, et ce nest pas cela qui importe. Quil ait existé, ou quil nait jamais existé, ou même quil nexiste jamais, peu importe, ce nest pas ça qui est en jeu. Car létat de nature est une fiction, une simple expérience de pensée une hypothèse de travail. On imagine un état de nature, un état sans société, sans culture. Et il nous sert précisément à juger de notre état présent. Cest donc un critère de jugement, une idée normative. Pas un fait réel. Le présupposé de Rousseau, cest que lhomme sest dégradé au cours de lhistoire. En recourant à lhypothèse normative de létat de nature, qui est celle dune origine bonne de lhomme, il sagit den comprendre les raisons. Mais cest bien présupposer que cet état dépravé de lhomme naurait pas dû être : comment alors a-t-il bien pu arriver ? Cest en se fondant sur cette distinction que Rousseau critiquera la distinction être/ apparaître : lhomme naturel est authentique, innocent, " vrai ", il devient, dans létat social, mensonger, inauthentique, il nest plus " lui-même "
Nous sommes donc ici en présence dun nouveau sens du terme de nature, et par là-même, du terme dartifice :
(16) naturel : état antérieur, heureux, innocent, de lhumanité |
(17) artificiel : dénaturation de lhomme ; état social, malheureux et moralement condamnable |
2) lécologie
Si on réfléchit sur les présupposés du mouvement écologique, on peut montrer quil repose sur les mêmes postulats que ceux que nous avons mis à nu dans le " mythe du bon sauvage ", et de létat de nature. Il sagit bien dune nostalgie pour un passé qui est censé avoir été et qui nest plus, et dune critique de la modernité en général, de lartifice en particulier.
Lisons ce texte de Luc Ferry, et analysons avec lui les présupposés centraux de tout mouvement écologique.
Luc Ferry, Le nouvel ordre écologique, Le Livre de Poche, p. 23 ( ) en des temps où les repères éthiques sont plus que jamais flottants et indéterminés, elle laisse poindre la promesse inespérée dun enracinement enfin objectif et certain dun nouvel idéal moral : la pureté retrouve ses droits, mais ces derniers ne sont plus fondés sur une croyance religieuse ou " idéologique ". Ils se veulent et bien " prouvés ", " démontrés "par les données les plus incontestables dune science nouvelle, lécologie, qui pour être globale, comme létait la philosophie, nen est pas moins aussi indubitable que les sciences positives sur lesquelles elle sappuie en permanence. Si les services de santé ont démontré que fumer provoquait des maladies graves, si les laboratoires ont cerné leffet désastreux des aérosols, si les constructeurs automobiles eux-mêmes doivent bien reconnaître un lien entre la pollution des gaz déchappement et la déforestation, nest-il pas insensé, voire immoral, de poursuivre avec insouciance dans la voie de la déprédation ? Et nest-ce pas le monde moderne tout entier, avec son anthropocentrisme arrogant dans lindustrie comme dans la culture ( ) quil convient dincriminer ? |
Commentaire rapide du texte : le mouvement écologique, comme on le voit dans ce texte, prétend donc en revenir à un monde ordonné et harmonieux, sensé et finalisé (idée de nature comme cosmos), qui peut servir de norme morale en ces temps de crise (morale). Mais de façon plus objective que les philosophies du temps passé : elle sappuie en effet sur des données scientifiques, et sur une science dont elle emprunte dailleurs le nom, lécologie. Sous-entendu de Ferry : ce nest pas si différent des cosmologies de lAntiquité
On retrouve donc bien dans le mouvement écologique, tout ce qui participe de lillusion naturaliste (faire chercher les élèves) :
Mais quest-ce que le mouvement écologique ? Il ny en a pas quun mais plusieurs ; il faut donc en faire linventaire, afin de ne pas se tromper dadversaire. L. Ferry en relève trois :
Cf. B. Devall : " lécologie profonde, à la différence de lenvironnementalisme de type réformiste, nest pas seulement un mouvement social pragmatique, orienté vers le court terme, avec pour but de stopper lénergie nucléaire ou de purifier les cours deau. Son objectif premier est de remettre en question les modèles de pensée conventionnels dans lOccident moderne et dy proposer une alternative ".
Pour ce mouvement, il sagit donc de renverser les valeurs occidentales, de les abandonner, si lon veut " sauver la planète " ; pourquoi ? Parce que les valeurs fondatrices de lOccident sont destructrices. Ces valeurs consistent, dune façon générale, à affirmer que : lhomme est la valeur suprême ; que la nature est son moyen, et quil peut en faire tout ce quil veut, puisquelle na aucune valeur ; la science, technique appliquée, a comme seul but de nous donner les moyens de dominer la nature ; lhomme occidental a pour seule fin la production, et la consommation. Lhomme occidental considère la nature comme un stock dobjets dont il peut faire ce quil veut. Nous sommes donc une " civilisation conquérante, dont la seule référence est lhomme et dont toute laction tend à une maîtrise de totale de la terre " (A. Waechter). Cf. aussi Greenpeace (Chroniques, avril 1979) : " Les systèmes de valeurs humanistes doivent être remplacés par des valeurs suprahumanistes qui placent toute vie végétale et animale dans la sphère de prise en considération légale et morale. Et à la longue, que cela plaise ou non à tel ou tel, il faudra bien recourir le cas échéant à la force pour lutter contre ceux qui continuent à détériorer lenvironnement ".
Ceci permet de comprendre pourquoi 1) et 3) sopposent. Pour 3), lenvironnementalisme ne peut quéchouer, car 1) il ne voit pas que le système actuel ne peut être réformé, sil nest pas détruit à sa base même ; 2) il continue, au fond, à adhérer aux valeurs fondatrices de lOccident, qui sont le véritable responsable de ce qui est dénoncé Sources de ce mouvement : valeurs de lOrient (cf. bouddhisme zen) ; modes de vie traditionnels des Indiens dAmérique ; car on recherche des modes de vie alternatifs, et surtout, des modes de vie dans lesquels lhomme vit en harmonie avec la nature.
En plus dêtre un mode de pensée foncièrement anti-humaniste, lécologie profonde est encore un mode de pensée anthropomorphiste, qui nest pas conscient, semble-t-il, de ses postulats.
Cf. idée dattribuer un droit et une valeur intrinsèque aux êtres naturels, que lon entende par là les animaux ou les minéraux.
Face à une telle entreprise, on se demandera si lon peut intenter directement un procès à un animal qui vous a mordu ou à une troupe dinsectes ayant dévasté un champ. Lanimal ou linsecte a-t-il agi délibérément, dans lintention de nuire ?
De même, on se demandera si lanimal, linsecte, ou le cours deau, peuvent porter plainte contre celui qui la pollué, etc. Lui a-t-on " fait du mal " ? Si la question se pose pour lanimal, elle semble plus absurde dans le cas du cours deau. Est-il un être porteur de droits et qui a des intérêts ? Pour lécologie profonde, oui ; pour lécologie environnementaliste, qui considère la nature comme un environnement, comme ce qui, donc, entoure lhomme qui est au centre et vaut mieux que ce qui lentoure, non : si procès il y a pour pollution et autre dommage, il faudra que lon puisse repérer des dommages causés à un tiers : ie, à lhomme ; et que lon puisse trouver un coupable (cf. laffaire de la marée noire du 12 décembre 1999, et ci-dessus, critique de la valeur morale de la nature).
Cest bien entendu cette troisième forme décologie qui est visée dans le texte que nous avons lu ci-dessus. La première forme est fondée, et on aurait tort de la critiquer. Nulle nostalgie, nul recours à la nature comme norme suprême ; nul danger, donc, car ne fait pas de lidée de nature un usage idéologique, plus précisément, un usage anti-humaniste (puisque lidéologie qui se cache souvent derrière la nature érigée en modèle, est la plupart du temps anti-humaniste ; et raciste).
Vous allez me dire que la forme extrême est extrême, justement, donc rare. Mais ne nous y trompons pas : on se dirige de plus en plus vers une telle forme de pensée, pour deux raisons :
- aujourdhui, on réclame de plus en plus des droits pour les animaux, première étape vers le passage à 3) car que rencontre-t-on sur le chemin qui va de lhomme aux pierres et aux montagnes ? Les animaux, bien sûr.
- et nous sommes en période de crise, répétons-le ; or, toute période de crise fait renaître en nous la nostalgie dun avant meilleur quaujourdhui, ce qui nous prépare donc à accueillir toute idéologie naturaliste.
Lidée de nature, donc, est une idée idéologique et dangereuse, quand on lérige en norme : cest bien ce que nous avons déjà constaté plus haut dans le cours. Mais, hélas, cest aussi une idée résurgente et présente semble-t-il en chacun de nous, au plus profond de nous-mêmes. Méfions-nous donc de cette tentation, de ce mirage, qui risque dêtre de plus en plus présent dans notre ère !
Il est donc utile de se demander, devant nimporte quelle critique de la culture, de la modernité, ce qui se cache derrière. Soyons vigilants devant cette forme danti-humanisme qui nest autre quidéologique car elle recourt à une idée vague, celle de nature. Or, répondons-leur que cette nature nexiste pas, quelle nexprime quun sentiment de révolte de lhomme devant lintolérable. Et que, finalement, elle nest autre que la résurgence du sentiment religieux sous une nouvelle forme et sous un vêtement rationaliste, comme la bien vu Comte dans son Discours sur lesprit positif. En effet, elle participe de ce désir de vouloir trouver une raison à toute chose. Or, comme lavait bien vu Lucrèce, la meilleure manière de lutter contre toute forme de superstition et donc contre tout avilissement de lhomme, cest bien de ne pas croire que toute existence a sa raison, mais que tout est dû au hasard. Ie : il faut se débarrasser de lidée quil existe quelque chose comme une " nature ". A lappui de Lucrèce, je tiens à faire remarquer que nombre de sectes se servent, en ces temps, avouons-le, de crise, du désir grandissant du " retour à la nature ", pour attirer les foules Soyons donc vigilants !
Mais disons rapidement que lon ne peut se débarrasser de lidée de nature, à la fois parce quelle est une sorte de fantasme constitutif de lhomme en société (naturalisme, ici = ensemble de vues fantasmatiques tendant à récuser le caractère artificiel de lexistence en général), et en ce que la distinction technique et nature est bien commode dans la vie courante (naturalisme, ici = recherche dun ordre transcendant le hasard). Mais ce dont on peut et ce dont il faut se débarrasser, cest de toutes les arrière-pensées, de tous les présupposés sous-jacents, ie, de tout ce quil y a dininterrogé dans notre idée de nature.
Annexe : le cosmos antique et le mot dordre " vivre en conformité avec la nature "
La nature, dans lAntiquité, a pour nom " cosmos ". Idée que la nature est un bel ordre, une harmonie, quelle a une finalité et un sens. Parler de la nature comme dun cosmos, cest penser que tout ce qui existe dans la nature " obéit " à un certain ordre, et a, donc, un sens, une place propre.
Doù le mot dordre que lon retrouve dans nombre de philosophies de lAntiquité : il faut " vivre selon la nature " ; il faut " suivre la nature ". La nature était pour ceux qui sinterrogeaient sur la manière de vivre heureux, sur la manière de conduire leur vie, le seul modèle valable. Si on prend lhomme pour modèle, alors, on ne pourra quêtre malheureux : cf. à lépoque la crise en politique mais aussi dans toute la société. Lhomme semble alors être la cause de tous les maux : guerres, trahisons, etc. Certes, on séloigne ici, me direz-vous, de la technique à proprement parler. Mais parler de technique, cest toujours parler de lhomme par opposition à la nature. Et, nous venons de le dire, ériger la nature en modèle, cest se détourner de lhomme, cest ne plus croire en lhomme.
Exemple : le cosmos aristotélicien
1) le cosmos
Pour Aristote, lunivers naturel est un cosmos, un bel ordre, où tous les éléments se tiennent, et ont un rôle et une place prédéterminés dans ce tout. Il y aura même des parties de lunivers, donc, certains êtres, qui auront une valeur supérieure à dautres. Décrivons donc ce cosmos.
Ce qui est dabord marquant dans cette représentation du monde, cest la distinction nette entre deux mondes : celui de la Terre, et celui du Ciel. Cette conception est intuitive, i.e., elle résulte de ce que lon a coutume dobserver autour de nous. Cest aussi une résurgence de la croyance ancienne selon laquelle le ciel est le domaine des dieux mais cette croyance elle-même repose sur lobservation quotidienne
Ce qui les distingue, cest leur degré de perfection : en effet, dans le monde terrestre, on constate que tout est soumis à un perpétuel changement : naissance, mort, altération ("corruption "), évolution, etc. Au contraire, dans le monde céleste, il ny a pas de changements. Les corps célestes se meuvent toujours de la même manière, ils ne naissent ni ne meurent. Le monde terrestre est donc imparfait et le monde céleste est parfait. On nomme le premier monde, le monde "sublunaire ", ce qui signifie "situé sous la Lune " ; si la Lune est une frontière entre les deux mondes, c'est parce que, contrairement aux autres corps célestes, elle change de forme constamment. Le monde céleste se nomme le monde "supralunaire", ce qui signifie quil se trouve "au-dessus de la lune ". Ces deux mondes sont donc soumis à des lois totalement différentes.
On observe ainsi que les différents corps obéissent à un mouvement différent : les corps "lourds " (une pierre) tombent, les corps "légers" montent (la fumée, la vapeur). Ils obéissent à un mouvement qui seffectue en ligne droite. Les corps célestes se meuvent quant à eux de façon circulaire, et de manière uniforme (toujours la même).
Le monde sublunaire (ou terrestre) est composé de quatre éléments originaux dont tous les corps sont une combinaison des quatre : la Terre, l'Eau, l'Air, le Feu. La Terre au centre, puis l'Eau, l'Air, et enfin le Feu le plus à l'extérieur. Ces quatre éléments déterminent la manière dont les corps terrestres vont se mouvoir. En effet, à chaque sorte de corps, classés en lourds et en légers, correspond un élément naturel, qui est encore appelé un lieu naturel Lélément/ lieu naturel des corps lourds est soit la terre soit leau ; lélément/ lieu naturel des corps légers est soit le feu, soit lair. Les corps ne sont à laise que dans ce lieu/ élément, et cest pour cela quil est qualifié de " naturel ". Leur imposer un autre lieu, cest leur faire violence, car cest les expédier en un lieu qui nest pas le leur, qui ne leur est pas propre/ naturel. Aristote dit quon les prive de leur lieu naturel. Les corps déplacés de leur lieu naturel combleront donc cette privation en faisant tout pour retourner dans leur lieu dorigine. Aristote dit que le mouvement par lequel les corps sont déplacés de leur lieu dorigine est un mouvement " violent ", et que le mouvement par lequel le corps rejoint son lieu dorigine est " naturel ". Le mouvement nest donc pas une réalité positive : il na de sens que par le repos quil promet (lidéal étant en effet de rester éternellement en son lieu propre). Plus précisément, il sert à remettre les choses en ordre : on voit bien quil ny aurait pas de mouvement, si on ne dérangeait pas lordre.
Voici donc quels sont les mouvements naturels : aux lourds, la terre et leau, revient le mouvement rectiligne vers le bas. Aux légers, lair et le feu, revient le mouvement rectiligne vers le haut. Il faut noter que ces directions, ces lieux, sont pour Aristote absolus. Il y a un haut et un bas prédéterminés dans lunivers !
Voici donc comment on expliquait la chute des corps chez Aristote : quand vous lancez une pierre, vous lenvoyez dans un lieu qui ne lui est pas naturel (lair, le haut) ; vous lui infligez donc un mouvement violent, duquel sensuivra nécessairement un mouvement naturel rectiligne vers le centre de la Terre ; la pierre tombe, parce quelle veut rejoindre son lieu naturel, comme lamant désire rejoindre laimé.
S'opposant à ce monde complexe et perturbé, mais totalement déconnecté de notre expérience, existe le monde Céleste. C'est un monde parfait et immuable, dont les constituants (Lune, Soleil, planètes, Etoiles) sont chacun sur des sphères concentriques, au nombre de 8, et qui tournent autour de celle-ci dun mouvement circulaire uniforme.
2) cosmos et ordre social
Cette représentation du monde naturel comme " ordonné ", où tout se tient, a inspiré la morale antique. Il faut retranscrire dans sa vie le même équilibre, la même harmonie. Cest comme si la nature avait tout prévu pour nous indiquer quelles doivent être nos valeurs morales, quels doivent être les principes directeurs de notre vie. Le cosmos étant hiérarchisé, il doit y avoir cette même hiérarchie à lintérieur de la société, puisque la nature est supérieure à lhomme, et nous montre ce quil faut faire.
Aristote va ainsi fonder sur cette représentation de la nature sa justification de lesclavage (in Politiques, livre I) : il existe des esclaves par nature. Plus précisément, il existe des êtres inférieurs par nature et des êtres supérieurs par nature. Les premiers sont ceux qui sont forts physiquement, mais pas très intelligents ; les seconds ont une intelligence supérieure. Conséquence : les premiers sont destinés à servir les seconds : ils travailleront à assumer leurs besoins, tandis que le maître est destiné à commander la maisonnée, et à penser. Nulle idée, chez Aristote, de lutter contre le naturel : la nature est une valeur, elle nous montre la place destinée à chacun. Il ne faut surtout pas bouleverser cet ordre. Mais nous répondrons, bien sûr, que ce quil loue comme naturel, nest que lordre quil trouve établi dans sa société, et donc, ce nest quun ordre institué
On retrouve la même " méthode " dans la République de Platon ; ainsi que chez les stoïciens, les cyniques, les épicuriens.
Aristote, Physique II, 1 (distinction nature et artifice)
D. Bourg, Sciences et Vie, hors série n° 200, septembre 1997, pp. 134-142, " En quoi nos outils sont-ils uniques ? " (technique et humanisation de lhomme) ; Technique et progrès, Hatier, Optiques
Les Cyniques Grecs, Livre de Poche (la nature comme modèle)
Descartes, Principes de la philosophie ; Discours de la méthode (pas de distinction nature/ artifice)
Encyclopédie Universelle, Article " Nature et culture"
L. Ferry, Le nouvel ordre écologique, Le Livre de Poche
Goethe, Faust (le technicien comme apprenti sorcier)
H. Jonas, Le principe responsabilité, Champs Flammarion (pour la forme extrême de lécologie)
Platon, Protagoras (le mythe de Prométhée)
C. Rosset, Lanti-nature, Puf Quadrige (tout est artifice)
Rousseau, Discours sur lorigine de linégalité parmi les hommes (état de nature versus état de société) ; Discours sur les sciences et les arts (technique immorale et anti-progrès), Garnier Flammarion
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