Il faut s'interroger sur les définitions que nous donnons-nous au terme de « réussite », partageons-nous tous la même définition de la réussite, quelles valeurs y associons-nous ? Quelle importance nous lui accordons dans notre poursuite du bonheur ?
A première vue, la réussite ne semble pas être
autre chose que la forme moderne du bonheur : être heureux
et réussir sa vie sont deux expressions pour désigner
aujourd'hui la même chose. Mais une réussite dans ce
domaine n'est pas forcément synonyme de bonheur.
Une profession serait une occupation déterminée dont
on peut tirer ses moyens d'existence. A la base, ce n'est donc pas
une activité destinée à nous fournir du bonheur
mais plutôt un moyen de subsistance.
L'opinion courante répondrait sans hésiter oui à
la question car si on affirme que le bonheur peut être d'ordre
subjectif, variant ainsi selon les souhaits et attentes de chacun.
C'est alors un épanouissement personnel, alors on peut dire
que la réussite professionnelle peut rendre heureux car c'est
en grande partie grâce à la réussite professionnelle
que l'individu peut s'épanouir, à travers une passion,
une activité etc. ?
Mais le travail serait, en opposition avec le jeu, une activité
contraignante, et souvent pénible. Donc si on prend cette
définition du travail, ne peut-on pas dire que le travail
est une activité qui relève de l'obligation, la banale
nécessité d'assurer l'ordinaire? De plus, le travail
n'est qu'un fragment de la vie d'un individu, ne peut alors on pas
dire que le bonheur peut se rencontrer ailleurs que dans la réussite
professionnelle ?
Mais le bonheur au sens philosophique est un bonheur objectif, qui serait un état de satisfaction totale, fin naturelle de l'homme, c'est-à-dire ce grâce à quoi il réalise son humanité par l'expression de l'esprit ou de la culture. L'homme peut-il alors réaliser sa nature humaine en travaillant ? Le travail est-il une fin en soi, est-il une composante de la nature humaine ?
Ne peut on pas de plus parler d'une « fin du travail »
aujourd'hui, qui viendrait prouver le fait que les individus n'ont
plus besoin du travail pour se réaliser et être heureux
?
Si l'on se borne à la définition première du
bonheur, le bonheur à travers l'épanouissement personnel,
alors on peut dire que la réussite professionnelle peut m'apporter
du bonheur car elle est équivalente à un niveau de
vie plutôt aisé et une vie matérielle confortable
grâce à l'argent que j'en retire.
Le travail peut également donner du plaisir par l'accomplissement
d'une activité qui me plaît. Le bonheur se mesurerait
à la capacité à conformer l'environnement à
sa volonté et à réaliser les projets auxquels
on tient, donc lorsque je travaille, l'ouvrage que j'ai réalisé,
à défaut d'être une "raison de vivre",
peut être générateur de réelles satisfactions.
Car si ce travail ne produit pas le résultat espéré,
je serais malheureux mais en cas de réussite, le travail
ajoutera beaucoup à mon bonheur. Le fait de s'atteler à
de grands travaux et de les réussir, apporte une grande satisfaction
personnelle, avec le sentiment d'avoir accompli quelque chose de
dur, ce qui nous rend fier et heureux. On ne peut donc pas trouver
la félicité dans la paresse, car si on retire un très
grand bonheur d'un travail réussi malgré ses difficultés,
un tel bonheur n'est jamais donné à un paresseux.
Une cause perdue ne rend pas heureux, tandis qu'un succès,
de temps en temps c'est important.
Le travail est un moyen de réaliser nos passions, il est
ce par quoi l'homme peut s'exprimer en tant qu'individu, par le
biais d'une activité qui le caractérise. Le travail
d'un homme le définit largement, exemple de l'artiste, le
peintre ou l'écrivain, leur travail ne serait-il pas classé
dans le domaine de la production ? Ils ne vivent qu'à travers
leur passion, qui bien souvent prend le pas sur le reste, et passe
avant tout. Dès lors, ne peut on pas dire que si on leur
retire son « travail », ils en souffriraient ? Les passions
sont ce qui fait pour l'homme que le monde à une valeur,
elles nous rendent sensibles au monde, et selon Hegel, rien de grand
ne s'est fait dans le monde sans passions. Dans la vie, on a besoin
d'accomplir quelque chose, or l'action passe à travers nos
passions, la création par l'accomplissement est primordiale
pour se sentir exister. Et ceux qui n'ont pas de passion sont en
quête de matière pour créer, et la seule matière
qu'ils trouvent, est le travail. C'est pourquoi il est si fréquent
d'entendre dire « mon travail, c'est ma passion ». Or
les passions, au sens positifs, sont ce qui contribuent à
nous rendre heureux.
Pour quelles raisons peut-on affirmer que le désir nous pousse
à travailler ? La réussite dans le travail permet
une satisfaction de soi, une reconnaissance sociale, un sentiment
de supériorité parfois, dans un monde où le
paraître, et le regard des autres sont primordiales. Par exemple
dans notre société, être au chômage est
vécu comme quelque chose de honteux et comme la pire punition
qu'un homme peut subir dans sa vie, il retire en effet toute utilité
sociale, tout sentiment d'appartenance à une communauté.
Le travail réalise sans aucun doute mon humanité,
en tant qu'homme, mais je suis aussi une personne, un individu unique
et alors peut-être que mon bonheur ne se rencontre pas forcément
dans ce qui réalise ma nature humaine.
En effet, la référence au travail, qu'elle soit étymologique,
ou plus commune est toujours connotée négativement
: il s'agit toujours de transformation de la nature ou de soi, impliquant
des efforts. Dés lors, être voué au travail
c'est être soumis à une douloureuse nécessité.
Soumis à de multiples pressions, dépendant d'un système
économique, aliéné par l'argent, ainsi, la
consommation, en guise de bonheur, au lieu d'assurer la plénitude,
nous lance dans une quête effrénée et sans fin
et la satisfaction des plaisirs ne peut pas mener au bonheur car
ils sont insatiables. Le désir est donc manque, qui est souffrance:
on ne désire jamais ce qu'on a déjà mais on
manque de ce qu'on désire, d'où le cercle du manque.
C'est une vie d'insatisfaction perpétuelle où le bonheur
est absent. Au contraire, celui que la nécessité ne
contraint pas à travailler, a l'air bien plus heureux, non
soumis à une contrainte horaire, non dépendant d'un
chef etc, il peut exercer ses loisirs et activités agréables
à plein temps.
Le travail fut également pendant très longtemps une
obligation religieuse et morale, à partir du moment où
Dieu chassa les hommes du Paradis, où le travail est inconnu
et les condamna à gagner leur pain "à la sueur
de leur front ". Tout comme dans la religion protestante, dans
laquelle le travail constitue une 'activité laborieuse, commandement
religieux et social comme condition au « salut » et
création de richesse pour la gloire de Dieu. On peut d'ailleurs
voir que ceux qui échappaient au travail étaient le
rentier, le vagabond, plus rarement le poète, qui étaient
méprisables et condamnables. Pour la plupart, travailler,
c'est payer cher le fait d'exister. C'est une perte de temps, gaspillage
d'énergie sans autre contrepartie qu'une survie précaire
et/ou une reconnaissance sociale dérisoire, une nécessité,
un fardeau, en attendant l'heure de la retraite. Le travail n'est
donc pas ici vécu comme ce par quoi on parvient au bonheur,
on s'épanouit, il est surtout un moyen de gagner sa vie.
De
plus, la « réussite » n'est pas forcément
synonyme de « bonheur » : effectivement, le terme de
« réussite » dans l'opinion commune c'est avant
tout bien gagner sa vie. C'est pourquoi on peut parfaitement réussir
sa carrière professionnelle sans pour autant s'y épanouir
pleinement. Par exemple un brillant cadre qui travaille dans le
cadre de la DRH, peut très bien connaître une grande
carrière sans pour autant se trouver pleinement heureux de
ce qu'il fait (licencier des employés etc.).
Le bonheur est souvent assimilé aux biens matériels,
qui suffisent à nous rendre heureux. La gaieté est
proportionnelle à ces biens, mais elle nous place seulement
dans l'ordre de l'avoir. Or, le bonheur relève de l'ordre
de l'être, contrairement aux plaisirs, qui ne sont pas toujours
susceptibles de rendre heureux, certains sont bons mais d'autres
nuisibles. Donc je peux éprouvé un grand sentiment
de plaisir à gagner beaucoup d'argent et à pouvoir
m'offrir tout ce que je veux, je ne suis pas pour autant heureux.
Le bonheur est à bien distinguer du plaisir, qui est une
expérience agréable liée à des sensations:
manger, fumer.Il vient de l'extérieur et est accidentel :
je ne l'ai pas crée moi-même. Or, le bonheur, contrairement
à ce que pourrait laisser croire son étymologie, «
bonum augurium », bon augure, n'a rien à voir avec
le hasard, il relève de l'effort, se construit et suppose
pour cela un accord de moi avec moi-même, et avec le monde.
Donc si ce cadre de la DRH n'est pas en harmonie avec ses principes
et ses idéologies, il n'est alors pas heureux dans son travail.
Si je redéfinis le bonheur, de façon plus modeste et par la négation, alors je pourrai dire, qu'il ne consiste pas à être entièrement satisfait, mais à ne pas être en situation de manque, donc si on ne veut pas souffrir, il faut donc faire tout ce qu'on peut pour ne pas avoir d'occasions d'être insatisfait. Ainsi si ma carrière professionnelle n'est pas celle que j'aurais voulu avoir, je peux en souffrir fortement et avoir l'impression d'avoir gâché ma vie. Je me torturerais tous les jours en rêvant à une ascension professionnelle et finalement, je ne profiterais même plus de ce que j'ai déjà. Mais si je parviens à ne pas désirer une meilleure place, et me contenter de ce que j'ai, je peux alors être heureux. Le bonheur est ici possible à atteindre en adoptant une attitude de notre esprit vis-à-vis des évènements extérieurs, dire oui au monde et à la vie, désirer le réel pour ce qu'il est, l'accepter.c'est une philosophie que l'on nomme l'ataraxie.
Pour le commun des mortels, travailler ce n'est finalement que "gagner sa vie". D'ailleurs la double tradition grecque ou chrétienne en fait une souffrance, et une punition. Son étymologie, du latin tripalium, instrument de torture, le confirme. Mais voyons à présent en quoi, en quoi le travail n'est pas une condition suffisante au bonheur, voire une condition tout court au bonheur.
Le bonheur est un état de plénitude qui dure, par
exemple si j'ai du plaisir au temps 1 mais que au temps 2 ce plaisir
s'estompe, alors je ne suis pas vraiment heureux. Autrement dit,
si j'ai réussi ma vie professionnelle, j'éprouverais
beaucoup de plaisir au travail, avec mes collègues, à
effectuer ma tâche etc., mais que une fois sorti de la sphère
du travail, dans ma vie privée amoureuse par exemple, si
tout va mal, je souffre et j'éprouve donc de la douleur,
je ne peux en conséquent être considérée
comme quelqu'un d'heureux.
Les lieux de la réussite sont nombreux et ne résident
pas seulement dans le domaine du travail : il y a aussi la sphère
de l'intime que constitue la vie affective et familiale ou encore
l'épanouissement spirituel qui sont également facteurs
de bonheur. Ainsi « réussir sa vie » (donc être
heureux), est pour beaucoup d'abord réussir dans sa vie intime:
sa famille, ses amours, avoir du temps pour s'occuper de soi et
des autres etc.
Par exemple si on prend le cas de l'Afrique, c'est un pays où
les valeurs de travail, gains ou réussite professionnelle
sont totalement inconnus et auxquels les peuples sont indifférents.
Le bonheur ne passe donc nullement par une réussite professionnelle
pour eux, mais plutôt par la famille, la solidarité.
ou par exemple il y a des états de santé qui empêchent
d'être heureux, donc si je réussi ma carrière
mais que je suis atteints d'une maladie incurable, suis-je alors
réellement heureux ?
Tout comme pour certains les valeurs de la réussite sont
étrangères à celles du bonheur : ils ont le
sentiment qu'il y a peu à attendre de la sphère professionnelle.
C'est le cas des hédonistes par exemple qui ont, comme valeurs
communes, celles du plaisir avant tout. Ils manifestent donc peu
d'ambitions professionnelles ou de désir de "carrière
", peu soucieux de reconnaissance sociale. La vie privée
polarise l'essentiel de leurs préoccupations, et leur intérêt
pour la sphère du travail consiste principalement à
envisager dans quelle mesure, elle peut contribuer à améliorer
leur bien-être personnel. Pour eux, le bonheur consisterait
à se satisfaire de ce que la vie leur réserve et la
réussite est juste bonne pour la sécurité et
le confort. Ils ne cultivent pas le culte des relations sociales
et dédaignent le travail, auquel ils n'accordent aucune valeur
particulière, préfère le retrait de la compétition
sociale et l'activité de l'oisiveté. Chercher ses
passions est prioritaire sur la réussite professionnelle
et c'est pourquoi la philosophie moderne hédoniste critique
l'idéologie travailliste qui selon eux, substituerait au
travail le plaisir, voire un gaspillage de temps et d'énergie.
Pour d'autres, réussir sa vie professionnelle ce n'est ni
le pouvoir, ni l'argent, mais c'est avant tout exercer un métier
intéressant. Mais c'est une notion très subjective,
comment mesurer le degré « d'intérêt »
d'une activité ? Par exemple pour beaucoup, le chercheur
constitue l'idéal-type de la réussite car il combine
d'une part un métier "intéressant", et d'autre
part l'utilité sociale.
La réussite professionnelle peut donc être source de bonheur dans l'épanouissement personnel mais nous avons vu qu'elle n'est pas suffisante car pour beaucoup, travailler reste toujours une contrainte, une obligation pour pouvoir atteindre le modèle de consommation de masse etc. voyons maintenant en quoi le travail est il source d'un bonheur partagé par tous, l'humanisation.
Le travail, au sens général, désigne une activité
par laquelle l'homme produit des biens et services qui assurent
la satisfaction de ses besoins naturels mais aussi sociaux en transformant
la nature. Il serait ce par quoi nous nous différencions
de l'animal car nous poussant à exercer notre intelligence.
Donc même si le travail peut être perçu comme
pénible ou contraignant, cela n'implique pas qu'il ne me
permette pas de réaliser mon humanité.
Un animal ne travaille pas et le travail va à l'encontre
de la nature, il est donc bien ce qui nous extrait d'état
de nature, qui est l'état premier de l'homme, avant l'apparition
de la société, ou rien ne le différenciait
de l'animal. Ainsi, le mythe de Prométhée nous explique
quelle est l'origine des techniques et donc du travail : à
la création de l'humanité par les dieux, deux d'entre-eux
eurent pour mission de doter toutes les espèces d'attributs
nécessaires à leurs survie (instinct, griffes, poils.).
Mais à la fin, il ne resta plus rien pour l'homme, défavorisé
par rapport à l'animal, il dû compenser son inadaptation
au milieu par des artifices: le feu offert par Prométhée,
d'où naquirent les techniques puis le travail. De plus, il
n'existe pas dans l'homme de comportement de type instinctif déclenché
par l'environnement. Or, cette absence mène à des
comportements «intelligents» (capacités à
répondre à des situations nouvelles par des d'innovations).
Ainsi les besoins premiers de l'homme ne peuvent-ils être
satisfaits par immédiatement : pour les combler, l'être
devenu humain doit inventer des conduites, des outils élémentaires,
des moyens "techniques" qui lui apportent ce qui lui est
nécessaire. Sa "pauvreté" initiale se renverse
en une "supériorité " sur l'animal et la
nature.
Et le besoin renaît sous une autre forme : aux besoins vitaux
se substituent les besoins "artificiels ", le superflu
devient aussi important que le vital. Le travail entre alors dans
une histoire sans fin, dès lors qu'il aboutit à l'apparition
d'une satisfaction et d'un manque. Dans la mesure où il marque
une première distance à la nature, il participe à
l'élaboration d'un ordre culturel qui rompt avec toutes les
déterminations naturelles.
Si l'homme travaille, c'est parce que il peut nous procurer ce dont
il a besoin pour vivre que en le fabriquant. Par le travail, l'homme
adapte la nature à ses besoins, la transforme. Cela revient
à voir le travail comme une punition, mais en même
temps, comme le propre de l'homme.
La philosophie s'apercevra plus tard que le travail définit l'homme, et constitue son essence : Il est à la fois le refus de l'animalité et du donné de la nature, son objet est de satisfaire les besoins fondamentaux de l'homme, dont il constitue une activité spécifique car, comme le montre Marx, « ce qui distingue dès l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche ». Les animaux ont, en apparence, des activités comparables au travail humain, une araignée par exemple fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, mais ce qui fait la spécificité du travail humain c'est qu'il est une manifestation de l'esprit humain : ce qui fait qu'on ne peut dire qu'un animal « travaille », c'est qu'il ne réalise pas dans la matière une idée préconçue, le fruit de son travail n'est pas le résultat d'une activité de pensée. Ce qu'une abeille ou une araignée font, relève de l'instinct, par opposition au travail de l'homme, qui relève de l'esprit, car l'homme a conscience de ce qu'il fait. L'homme, en travaillant, exerce sa raison, en transformant la nature de façon intelligente. Il se définit alors par son travail et non plus par rapport à un maître, un roi ou encore à dieu comme longtemps auparavant.
Pour Marx la spécificité du travail humain réside
donc dans sa dimension "intellectuelle" : c'est parce
que le comportement laborieux obéit à un projet, à
l'avenir, que des fonctions jusque là en sommeil comme l'imagination,
ou la volonté se développent, tandis que s'organise
un rapport au temps auquel l'animal restera incapable d'accéder
pour toujours.
Même s'il ajoutera que le travail perd sa signification première
en devenant l'occasion de multiples aliénations, obéissant
à de nouvelles nécessités (un salaire, qui
permet lui-même de satisfaire les besoins), il n'en reste
pas moins que le sens profond du travail est bien celui d'une autodéfinition
de l'homme, celui d'une humanisation toujours en cours.
L'être « pré-humain », tel que celui évoqué
par Rousseau sous l'appellation « d'homme de la nature »
est confondu avec l'animal, il vit seul, et ne survit qu'en usant
immédiatement les produits que fournit la nature. Mais à
la formation des premiers groupements, un déséquilibre
entre les besoins et les produits naturels né: le travail
apparaît alors, visant à transformer la nature pour
en obtenir ce qui est nécessaire à la vie du groupe.
De ce point de vue, le non-naturel a davantage de valeur que le
naturel, parce qu'on retrouve dans le premier la preuve de la présence
même de l'homme et de son activité, alors que le naturel
n'est qu'un ordre qui peut se produire indépendamment de
sa lui, puisqu'il existait avant lui. Il apparaît ainsi que,
si la nécessité naturelle a bien déterminé
les manifestations premières du travail, elle est recouverte
ensuite par une autre nécessité, concernant cette
fois la conscience même de l'être humain et la façon
dont il perçoit sa présence dans le monde.
L'humanité de l'homme s'est construite petit à petit
dans l'Histoire, et s'est acquise au prix de grands efforts : la
Révolution Française etc. Même si cette humanité
est innée, elle est seulement en puissance, c'est-à-dire
en devenir ou à l'état virtuel, mais non en acte (pleinement
réalisée). Par exemple une statue n'est qu'en puissance
dans un bloc de marbre mais elle devient en acte après le
travail du sculpteur.
Kant a ainsi repris cette idée d'une humanité qui
n'existe pas immédiatement en acte, son raisonnement démontre
que si la nature a donné la raison a l'homme, c'est pour
qu'il travaille car cette raison n'est pas immédiatement
exercée et demande des efforts. La paresse est donc un obstacle
à la réalisation de l'homme. Par exemple, une société
où les hommes se satisferaient dans leur repos, ne pourrait
évoluer. En effet, rien ne les distinguerait des animaux,
et ils resteraient toujours à l'état de nature.
N'est-ce pas alors par le travail que l'homme peut réaliser
son humanité ? En effet le travail n'est il pas une activité
de transformation de ce qui est naturel ?
Le travail doit être distingué de l'animal comme nous
l'avons vu ainsi que de la nature,
qui s'oppose à l'art ou à la technique. N'est ce pas
ce par quoi on parvient à dépasser la nature et à
se faire homme par l'émergence de l'esprit, faculté
spécifique à l'homme ?
C'est ce qu'a démontré Hegel dans La phénoménologie
de l'esprit. Dans la situation d'inégalité où
un homme travaille aux ordres d'un autre, c'est finalement cet esclave
qui a la possibilité d'accéder à la liberté
de la conscience humaine (même si l'esclave ne le sait pas
à l'avance). Ainsi, il apparaît que l'homme, par le
travail, échappe à la nécessité de la
nature, y compris à celle de sa propre "nature"
initiale. Non seulement le travail définit l'homme, mais
encore l'homme se réalise en travaillant. Car en transformant
la nature, l'homme se transforme lui-même, il évolue,
ce qu'il produit le produit, c'est à dire qu'en faisant quelque
chose, on prend conscience de ce que l'on est capable de faire.
C'est donc par le travail qu'on acquiert la conscience, l'esclave
prend conscience de soi, de ses capacités et de son pouvoir
sur un maître devenu lui-même dépendant de lui.
Car celui qui ne travaille pas, qui mène une vie de d'oisiveté
reste trop proche de la nature, rien ne le différencie d'elle,
il ne se rend même pas compte que celle-ci est brute dans
le but d'être « travaillée » par lui. Tandis
que celui qui travaille, a conscience que la nature est hostile.
Le travail n'est donc pas abrutissant et inhumain car il ne s'oppose
pas à ce qui est proprement humain, l'intellect. Au contraire
celui qui ne cultiverait pas son humanité (en travaillant)
serait donc susceptible comme Robinson Crusöé de la
perdre. Au sens métaphysique, le travail libèrerait
du besoin et constituerait l'essence de l'homme, c'est-à-dire
l'ensemble des caractères qui le définissent en tant
qu'homme. C'est donc dans cette optique que l'on évoque l'existence
d'une nature humaine, présente dans tout homme. Ainsi le
travail ferait partie de cette nature humaine.
Donc pour de multiples raisons, le travail est une nécessité:
renoncer au travail ne serait-ce pas renoncer à soi même
? Car cela reviendrait à refuser sa dignité, en effet
le travail définit l'homme comme celui qui refuse le donné
intérieur (animalité) et le donné extérieur
(la nature). Ce serait également renoncer à sa raison
de vivre: parce que le travail est une activité qui produit
une ouvre. Refuser le travail ce serait aussi refuser la conscience
de soi.
Le travail conserve le double sens d'une transformation des données
naturelles et d'une transformation de l'humanité.
On comprend donc pourquoi la notion de « droit au travail
» est présente dans toutes les constitutions des démocraties
actuelles. C'est en fait le droit pour tout homme d'exercer son
humanité. Le « droit naturel » au travail - se
double du devoir de travailler, qui finalement ne devient il pas
une obligation aliénante ?
Le travail n'a pas été toujours tel qu'il est, il
a une valeur historiquement datée. Dans l'Antiquité,
il est particulièrement dévalorisé car associé
à l'esclave, qui vit dans un rapport de soumission extrême,
il est totalement déshumanisé et c'est une marchandise,
une force de travail au même titre qu'une machine. Les dieux
grecs ne commandent aux hommes que des sacrifices, n'exigeant nullement
d'eux qu'ils travaillent, conduite infâme réservée
à l'esclave. Puis, au 19e siècle, les efforts pour rationaliser le travail
industriel sont perçus comme des excès aboutissant à une aliénation du travailleur
et à sa pure et simple déshumanisation. C'est
alors une forme plus ou moins subtile d'esclavage comme c'est le
cas des tâches d'exécution,
par opposition aux activités épanouissantes, beaucoup
plus rares, qui reposent généralement
sur une vocation, et font appel à la créativité
donc obligent à réfléchir. Pris en ce sens
là, le travail n'est-il alors pas une source de déshumanisation
de l'homme ? Les relations historiques et sociales du travail, les rapports de
production comme l'esclavage, le servage, le salariat, le Goulag,
sont autant de situations de conflits exprimant la dialectique du
Maître et de l'Esclave de Hegel. Dans tous les cas le travail
apparaît comme le lieu de la nécessité, de l'obligation,
et de la soumission.
Chez Marx, le travail tel qu'il existe dans la société
capitaliste aliène le sujet de ce travail, l'ouvrier, qui
est le simple le maillon d'une chaîne, transformé en
simple membre d'un mécanisme mort qui existe indépendamment
de lui. Dans la manufacture, il se sert plus de son outil, mais
il sert littéralement la machine, son travail comprime toute
activité libre du corps et de l'esprit, il l'empêche
de penser, et d'exercer sa raison, le privant de tout ce qui fait
son humanité. Le travail est dénué de tout
intérêt, vide de sens. L'ouvrier ne se reconnaît
pas dans ce qu'il fait, il n'a réalisé qu'un morceau
du produit, qui lui est totalement extérieur, il ne peut
donc pas se reconnaître ni s'épanouir dans son travail
qui n'en est pas un, il travaille seulement pour survivre. De plus,
il ne représente qu'une force de travail, qu'il vend contre
un salaire, il n'est plus qu'une marchandise. L'homme devient donc
un moyen, et l'impératif catégorique de Kant qui dit
que l'homme ne doit jamais être considéré comme
une chose qui est s'échanger contre une autre est bafoué.
Au Japon, par exemple, le travail est une valeur primordiale dans
la société et dans la vie d'un individu, il détermine
toute sa trajectoire, et on peut dire qu'il constitue une forme
d'aliénation moderne, ou la pression est intense et conduit
à des taux de suicide dû au travail parmi les plus
élevés au monde. Le bonheur est tout entier basé
sur la réussite individuelle professionnelle mais à
un quel prix, le sacrifice exigé est trop important et au
lieu de permettre l'épanouissement, il enchaîne l'homme
à la « nécessité » de réussir
au risque de se voir déchu dans la vie sociale.
De plus, les philosophes comme Locke ou Hegel, qui ont longtemps
idéalisé le travail, le considérant comme étant
ce qui humanisait le plus l'homme, n'ont-ils pas finalement confondu
« travail » et « ouvre », qui est le résultat
du travail il doit être distingué du simple produit,
l'ouvre d'art, le romans, etc. Pour A. Arendt, l'ouvre se distingue
du produit ordinaire, qui est l'enfermement d'un sujet dans l'alternance
répétitive de la production consommation, tandis que
les ouvres véritables s'éloignent de la stricte nécessité.
Le travail peut donc être déshumanisant pour l'homme
mais voyons comment le travail est relayé au second plan
et remplacé peu à peu par une société
ou le loisir prime avant tout.
Depuis maintenant trois siècles, on prétend qu'il
n'y a pas de vie sans travail, le pilier central de l'organisation
sociale. Mais aujourd'hui, certains prévoient une «
fin du travail », estimant que celui-ci aurait perdu de sa
centralité et qu'il y aurait d'autres moyens pour être
pleinement heureux. Le travail donne, certes du sens à notre
vie, il est le lieu de l'accomplissement personnel, mais est-ce
encore vrai aujourd'hui, dans une société qui vend
tous les jours des moyens faciles de gagner de l'argent, («
qui veut gagner des millions » et autre super cagnottes de
loto). De plus en plus remplacé par les machines, il ne serait
plus destiné à l'homme, qui aurait réussi à
substituer ce qu'il doit accomplir aux machines ? Si l'homme innove
sans cesse de nouvelles machines pour faire remplacer ses travaux
par elles, c'est justement pour ne plus avoir à les faire,
car plus « dignes » de lui en quelque sorte. Mais les
travailleurs, « délivrés » savent-ils
les activités plus enrichissantes pour lesquelles il vaut
la peine d'obtenir cette liberté ? C'est peu probable: dans
le futur, il n'y aura plus de classes, plus d'aristocratie. Les
politiques ne voient dans leurs fonctions que des emplois nécessaires
à la vie sociale. Quant aux intellectuels, ils en reste quelques
uns pour considérer leur travail comme des oeuvres et non
comme des moyens de gagner leur vie. Mais même si on peut
dire que le travail est devenu une activité marginale, de
nombreux domaines tels que la santé ou l'enseignement par
exemple prennent en compte les spécificités de l'homme,
sa créativité, son aptitude à faire face à
l'imprévu (tout ce dont la machine est exclue à jamais)
ont de l'avenir.
Pour Aristote, le travail n'est admissible que comme amusement. Comme
nécessité vitale, il est exactement sur le même
plan que la défécation, il est complètement
déshumanisant car il nous asservit à la nécessité
d'abord " naturelle ", puis à la nécessité
sociale ou économique. Amusement ne doit pas être entendu
comme loisir au sens de divertissement ou de jeu ici, ayant pour
fin de nous procurer du plaisir, c'est le loisir au sens négatif
pour Aristote. Ce qu'il veut dire par « loisir », c'est
une vie où l'on peut passer tout son temps à méditer
et philosopher afin de pouvoir cultiver librement son humanité,
son esprit. L'homme doit pouvoir méditer à son aise,
sans contrainte matérielle que sont les besoins, donc nous
sommes finalement esclave, comparables à des animaux.
On peut alors, à partir de critères établis
par Aristote, établir une échelle de valeurs des activités.
Il y a trois domaines de connaissance : la poïétique
(production), la pratique (action) et la théorique (theoria),
niveau de connaissance de supérieur. Il y aurait celles qui
serviraient juste à satisfaire mes besoins, situées
dans la production, poiésis, le travail, au sens général
se situerait ici car c'est une activité de l'homme qui abouti
à la création d'objets extérieurs à
lui.
Mais n'y aurait il pas des métiers considérés
comme appartenant au domaine de la pratique, voire même de
la theoria ? Le danseur professionnel, qui a fait de la danse son
métier, peut être considéré comme appartenant
au domaine de la praxis, car par la danse, il spiritualise son corps
et exerce une transformation de lui-même. Mais pour Aristote,
la vie la plus heureuse est celle selon l'intellect, qui est le
plus haut degré de l'homme. Donc la vie où l'on peut
consacrer tout sont temps à philosopher est la meilleure
possible car il développe ainsi ce sui lui est spécifique,
l'esprit. Le philosophe se situe donc dans le domaine de la theoria,
et lui seul mène une vie heureuse.
Nous avons donc vu que la réussite professionnelle peut ou non suivant les individus, combler leur bonheur, en tant qu'épanouissement personnel. Nous avons ensuite démontré que le bonheur objectif, qui est la réalisation de l'homme en tant qu'être humain, passe par le travail, car il n'est plus seulement une nécessité sociale utile pour assurer nos besoins, ou n'existant que parce que la nature n'est pas assez abondante. Si l'homme n'a pas tout de suite de nature humaine, c'est pour qu'il travaille, même si par la suite, l'avènement du capitalisme a contribué à aliéner le travailleur.
Il y a donc bien une nécessité du travail, transformation
de la nature et de soi, qui implique du temps et des efforts. Mais
cela ne condamne pas l'homme à l'esclavage car d'une part,
l'homme étant un être qui se construit dans le temps,
et d'autre part, parce que travaillant l'extérieur (la nature)
l'homme travaille, en même temps l'intérieur (lui-même).
Cette « auto-réalisation » est le signe même
de la liberté. Le travail ne permet-il pas de se libérer
de la nécessité et de ne plus travailler finalement?
Nous avons enfin vu en quoi le travail ne serait plus nécessaire
à la réalisation de l'individu en tant qu'être,
ni même en tant qu'homme, le travail n'étant il plus
finalement que le fait des machines, afin que l'homme puisse se
concentrer sur des choses plus vertueuses, et de moralité
supérieure, comme la philosophie ?
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