1.Que nous dit (…) l’expérience ? Elle nous montre que la vie de l’âme ou, si vous aimez mieux, la vie de la conscience,
2.est liée à la vie du corps, qu’il y a solidarité entre elles, rien de plus.
3.Mais ce point n’a jamais été contesté par personne, et il y a loin de là à soutenir que le cérébral est l’équivalent du mental, qu’on pourrait lire dans un
4.cerveau tout ce qui se passe dans la conscience correspondante. Un vêtement est solidaire du clou auquel il est accroché ; il tombe si l’on arrache le
5.clou ; il oscille si le clou remue ; il se troue, il se déchire si la tête du clou est trop pointue ;
6.il ne s’ensuit pas que chaque détail du clou corresponde à un détail du vêtement, ni que le clou soit l’équivalent du vêtement ;
7.encore moins s’ensuit-il que le clou et le vêtement soient la même chose.
8.Ainsi, la conscience est incontestablement accrochée à un cerveau mais il ne résulte
9.nullement de là que le cerveau dessine tout le détail de la conscience,
10.ni que la conscience soit une fonction du cerveau. Tout ce que l’observation, l’expérience, et par conséquent la science nous permettent d’affirmer,
11.c’est l’existence d’une certaine relation entre le cerveau et la conscience.
H. Bergson, L’Energie spirituelle (1919), Puf Quadrige,
1999, pp. 36-37
Ce
texte écrit par Bergson, extrait de l’Energie spirituelle,
traite de la relation entre esprit et matière. Plus précisément
en ce qui concerne l’homme on parlera plus de la relation
entre le corps et l’âme. A ces deux termes, l’auteur
substitue les termes de cerveau et de conscience. Il se demande
si la conscience est une fonction du cerveau et si on peut la
réduire au cerveau. A cela, le philosophe répond
de façon négative, posant la thèse selon
laquelle il existerait une relation certaine entre les deux réalités.
Mais la nature de cette relation serait encore inconnue. On voit
donc immédiatement que l’auteur, en évoquant
l’existence de deux réalités, s’oppose
à toute conception moniste de l’homme et du monde.
A cela s’ajoute aussi (de façon logique) le fait
qu’il va à l’encontre de toutes les conceptions
matérialistes qui reviennent à réduire l’esprit
à la matière et dans ce cas présent la conscience
au cerveau.
Par
conséquent, nous interrogerons avec l’auteur le bien-fondé
de scinder la réalité en deux parties. Pourquoi
refuse-t-il toute définition matérialiste ?
Ensuite, on a pu voir que l’auteur évoquait la science. Nous nous demanderons alors si les méthodes scientifiques nous permettent de comprendre avec précision les relations entre le corps et l’âme.
Dans
cette première partie, l’auteur procède à
un état des lieux de la science en ce qui concerne les
relations entre l’âme et le corps à son époque.
Selon lui, la science, à travers l’expérience,
n’a pu prouver que l’existence d’une certaine
relation entre le corps et l’âme. C’est-à-dire
que « la vie de la conscience est liée à la
vie du corps » (ligne 2). Ce qui ne signifie pas pour autant
« que le cérébral soit l’équivalent
du mental » (ligne 3). On voit ici à travers le propos
de l’auteur que la science définit l’âme
au sens de « spiritus », c’est-à-dire,
tout ce qui est en rapport avec la pensée, la réflexion,
l’intellect- une réalité immatérielle
qu’aucun de nos sens ne peut atteindre. Par opposition à
cette âme la science évoque le corps qui lui, possède
toutes les qualités sensibles et est clairement défini
dans l’espace. Cette thèse semble s’apparenter
au dualisme cartésien. En effet Descartes a une conception
dualiste de la réalité. Selon lui, nous sommes faits
d’esprit et de matière qui entretiennent entre eux
une certaine relation. Mais qui peuvent exister l’un sans
l’autre. Cette notion d’indépendance est reprise
par l’auteur quand il dit, parlant du corps et de l’âme
: « il y a solidarité entre eux, rien de plus »
(ligne 2). Par la suite, quand l’auteur écrit que
le cérébral n’est pas l ‘équivalent
du mental, c’est-à-dire que la conscience, l’âme,
ne se limite pas au cerveau, il s’oppose clairement au matérialisme
contemporain. En effet, le matérialisme contemporain consiste
à dire que l’âme, la conscience, n’est
ni plus ni moins que des neurones que l’on trouve dans notre
cerveau.
Mais nous voyons poindre ici une ambiguïté et même une réelle contradiction. En effet, l’auteur a évoqué plus haut (ligne 1) « l’expérience », ce qui laissait sous-entendre l’expérience scientifique. Et nous avons compris par son discours qu’il se proposait de faire un état des lieux de la science. Or ici il s’oppose aux théories matérialistes. Ce que nous comprenons clairement. Car si nous prenons par exemple le matérialisme contemporain, on voit immédiatement en quoi il pose problème. En effet le fait de réduire la conscience de l’homme à son cerveau, ses neurones, entraîne un déterminisme qui ampute l’être humain de toute liberté. Mais pour revenir à la contradiction que nous avons évoquée plus haut, elle réside en ce que la plupart des théories matérialistes, les contemporaines comme celles de l’antiquité, s’expliquent, et se justifient, par l’expérience scientifique. Donc, l’auteur, en les réfutant ici, semble réfuter la science elle-même sur laquelle il s’appuie en même temps. Ce qui nous pousse à nous interroger sur ce qu’entend réellement l’auteur par le terme d’ »expérience ». D’autre part, l’auteur affirme que la conception dualiste de la réalité « n’a jamais été contestée par personne » (ligne 3). Ce qui est faux car nous savons que le monisme s’oppose totalement au dualisme dans le sens où il définit la réalité comme unique. C’est-à-dire, soit totalement matérielle, soit totalement spirituelle.
Dans
cette seconde partie, l’auteur illustre ses propos antérieurs.
Il semble préciser un peu plus la relation entre corps
et âme, ensuite re-précise que le mental n’est
pas l’équivalent du cérébral. Enfin
il marque une forte opposition à la théorie qui
revient à dire que l’esprit et la matière
sont la même chose.
Ligne
4 l’auteur écrit : « un vêtement est
solidaire du clou auquel il est accroché ». A travers
cette image il montre plus précisément la relation
entre le cerveau et l’âme. En effet par le clou, il
désigne en réalité le cerveau, et par le
vêtement, la conscience, l’âme. Il nous montre
que la conscience suit tous les mouvements du cerveau. Ici, la
relation se précise, car on voit que c’est le cerveau
qui semble exercer un peu plus son influence sur l’âme.
D’autre part l’âme est localisée, elle
semble habiter le cerveau. C’est encore un prolongement
du dualisme cartésien, mais qui semble avoir un poids mystérieux
un peu moins important.
Ensuite
(lignes 6 à 8) l’auteur écrit : « il
ne s’ensuit pas que chaque détail du clou corresponde
à un détail du vêtement ». Ce qui signifie
que chaque détail de notre système cérébral
ne correspond pas à un mouvement ou un état de notre
conscience, de notre âme. Par cette phrase, l’auteur
s’oppose à une théorie très en vogue
à une époque, qui consistait à dire que chacun
de nos gestes, pensées, paroles, étaient inscrits
au préalable en nous. Cette thèse (dite de l’harmonie
préétablie), bien entendu, suppose l’existence
d’un Dieu parfait qui aurait tout organisé à
l’avance. Il apparaît ici comme un Deus ex machina.
Ce qui explique le fait qu’elle n’ait pas pu être
soutenue pendant longtemps. A cela s’ajoute le fait qu’elle
s’oppose à toute notion de liberté. Toutes
nos actions sont prédéfinies à l’avance.
Ce qui s’oppose à la notion de conscience qu’a
définie Sartre. En effet, ici, l’homme semble être
et non « exister », il n’est pas libre de se
construire. C’est pourquoi on peut dire que cette thèse
est une conduite d’excuse, fait preuve de lâcheté.
Car le fait d’inventer un Dieu qui aurait tout conditionné
par avance chez l’être humain, le dégage en
quelque sorte de ses responsabilités.
Enfin, l’auteur écrit que le clou et le vêtement ne désignent pas la même chose. Ce qui signifie que le cerveau et l’âme ne sont pas assimilables, ils s’opposent, comme nous l’avons dit plus dit au matérialisme contemporain.
Dans
cette dernière partie, l’auteur pose clairement sa
thèse en apportant quelques précisions.
Dans
un premier temps (ligne 8) il localise un peu plus la conscience
en illustrant sa relation au cerveau. Mais il précise que
cela ne signifie pas que le cerveau commande totalement la conscience
(ligne 9), ni que la conscience soit une « fonction du cerveau
» (ligne 10). Il conclut enfin en évoquant la science
qui en ce jour n’a su montrer qu’une relation entre
les deux réalités, et rien de plus.
L’auteur
écrit : « le cerveau (ne) dessine (pas) tout le détail
de la conscience ». Nous avons expliqué plus haut
à quoi cette thèse faisait référence.
Nous avons cité le matérialisme contemporain, le
déterminisme. Ce n’est pas ce qui pose problème
dans le cas présent. En effet la première difficulté
dans ce passage réside dans le fait que l’auteur
écrit que la conscience n’est pas une fonction du
cerveau (ligne 10). Ce qui est assez étonnant si l’on
considère qu’il semble avoir défini l’âme
comme la pensée et l’avoir en quelque sorte localisée
dans le cerveau. Enfin (ligne 10) l’auteur semble s’appuyer
sur la « science ». Pour lui, c’est l’expérience
scientifique qui nous permet d’affirmer avec certitude qu’il
existe une relation certaine entre âme et corps.
Mais nous pouvons nous interroger sur les méthodes scientifiques. Nous permettent-elles réellement d’affirmer avec certitude des faits, de définir des réalités ? Nous savons que la science, l’expérience scientifique, fonctionne par induction. Or, Russell nous a montré les failles de cette méthode avec l’exemple de la « dinde inductiviste ».
En somme l’intérêt de ce texte réside en
ce qu’il nous a permis certains éclaircissements
en ce qui concerne la nature de l’homme. Mais il laisse
de nombreuses questions sans réponses. A savoir, quelle
est la réelle nature de la relation entre le cerveau et
la conscience ? Enfin la science, à qui il semble donner
plus de crédit, ne nous permet pas de répondre plus
précisément à la question de par les failles
méthodologiques qu’elle comporte.
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