Plan
Il faut noter que c’est un entretien de direction spirituelle, non de discussion philosophique, même si son sujet est la philosophie (il se demande en effet quelle peut être l’utilité spirituelle de la philosophie). La lecture de Montaigne et Epictète conduit-elle à Dieu, ou en détourne-t-elle? Le problème central est celui du statut théologique de la philosophie. Il montre en effet que la raison, outil majeur de la philosophie, n’atteint que des contradictoires. Elle montre que l’homme est un sujet plein de contradictions, et par là, nous dit Pascal, elle peut nous être utile, en empêchant l’homme de se reposer (dans de fausses solutions), de trouver le bonheur ou l’oubli en ce monde, ie, en dehors de la foi. De plus, elle montre à quel point on peut avoir confiance en la foi : donc, on peut, selon Pascal, mettre la philosophie au service de la foi. Les problèmes particuliers que ce texte permet de traiter sont la critique du scepticisme et du dogmatisme philosophiques, et la condition de la nature humaine -puisque à ce sujet, sa critique revient à montrer que les deux seules prises de position possibles en philosophie sont intenables l’une et l’autre. L’échec de la philosophie consiste dans l’impossibilité de trouver une solution au problème de l’homme en dehors de la révélation. |
Cours
Est-ce bien un texte de Pascal ?
Texte pascalien, mais peut-être pas de Pascal. Il ne renvoie en effet à aucun manuscrit connu de Pascal. Ce n’est donc pas au sens strict une œuvre de Pascal. Texte publié en 1728, par Desmolets. A cette date, on se demandait si c’était ou non un faux. En 1736, le texte paraît dans les Mémoires de Nicolas Fontaine. Le texte n’est pas identique à celui de Desmolets.
Composition de l’entretien :
Il semble exclu que cet entretien ait été recomposé par Fontaine (du moins pas complètement).
En effet, si Fontaine avait voulu recomposer la réflexion de Pascal, il n’aurait pu avoir recours qu’à l’édition des Pensées de 1670 (ou de 1678), édition qui diffère assez sensiblement par le style du texte original des Pensées (cf. tournures irrégulières du texte classique). Or, lorsque l’on compare le texte de l’entretien aux fragments comparables des Pensées, on se rend compte que l’entretien est bien plus proche du recueil original que de l’édition de Port Royal. Par conséquent, il y a une authenticité pascalienne du texte, quant à son fond, et à son style.
Si Fontaine n’a pas composé l’entretien, il l’a recomposé. Mais au moyen de quoi ? Un échange de lettres entre Pascal et Sacy ? Les rencontres ont d’ailleurs existé (à Port Royal). A l’époque, P. ne connaît pas beaucoup les stoïciens, mais connaît bien Montaigne. P. aurait fait deux études (sur Epictète, et sur Montaigne), qui auraient été le canevas, la ligne directrice, pour leurs entretiens.
Mesnard remet en question cette hypothèse des deux études et s’en tient à l’idée d’un entretien simplement recomposé. Pour lui, il n’y aurait pas eu deux études (Pascal/ Sacy), mais seulement celle de P., dont Sacy aurait annoté les marges. Sacy serait ainsi le “correcteur” de P.
Mesnard repère trois difficultés :
-
il y a une unité rigoureuse dans le texte de P.
- comment Fontaine aurait-il pu constituer un dialogue avec
deux répertoires d’arguments séparés
?
- comment les deux recueils seraient-ils parvenus tous les deux
aux mains de Fontaine ? Fontaine disposait des papiers de Sacy
(il était son secrétaire)
Nuit du Mémorial : 1654; en janvier 1655, P. est allé à Port Royal à la suite de la seconde conversion. Cf. Gouhier : le texte de P. serait le brouillon, la première ébauche, d’une conférence. Un projet, même, d’apologie. Initiative qui viendrait de P. et non de Sacy.
Pourquoi l’entretien porte-t-il sur Epictète et sur Montaigne ?
Cet entretien est un jugement sur l'utilité d'Epictète et de Montaigne au point de vue spirituel, ou religieux. Il s'agit donc aussi de s'interroger sur l’utilité de la philosophie pour la religion.
Ici, P. est un nouveau converti, ie, un chrétien fervent. Il cherche la signification pour le christianisme de la lecture d’Epictète et de Montaigne, et par là même des autres philosophes (cf. Descartes dans la bouche de Montaigne). Le rapport entre la philo et le christianisme n’est pas de nature externe mais le christianisme peut et doit reconnaître qu’Epictète et Montaigne expriment bien un aspect de la vérité. P. accorde la vérité qu’il reconnaît à chacun d’eux.
1) signification culturelle : pourquoi, en 1655, s’intéresser à Montaigne et Epictète ?
Montaigne est à l’époque un classique de l’éducation de l’honnête homme, et a imprégné le goût mondain (scepticisme libertin ou épicurien). Cf. Charron : les trois vérités (1593). Il se situe dans la filiation de Montaigne. Il est donc normal de s’intéresser à Montaigne.
D’autre part, au 17e, il y a un renouveau du stoïcisme. On trouve donc dans l’air du temps un épicurisme nourri de Montaigne et un néo-stoïcisme chrétien. P. s’est situé par rapport à Charron.
L’intérêt pour ces deux philosophes est habituel.Ce sont deux auteurs qui font autorité chez les honnêtes gens (ie, dans les milieux cultivés) –influence qui s’inscrit dans la filiation de l’humanisme de la Renaissance (affirmation de l’homme comme faible, mais l’homme est le point de référence). Il y a des accords ou des compromis entre le stoïcisme et le christianisme, ou entre le scepticisme et le christianisme. On retient surtout une morale, et non pas une réflexion métaphysique.
a) le stoïcisme : à propos du stoïcisme et du christianisme, on a relevé tout un éventail de positions, que l’on a ramené à 4 :
Le stoïcisme chrétien L’humanisme chrétien Le groupe des libertins Le groupe des augustiniens et des jansénistesassociation, mélange, de dogmes chrétiens et de morale stoïcienne à peine christianisée. Il est arrivé qu’Epictète et Sénèque soient classés parmi les saints. Leurs pensées s’harmonisent avec l’Evangile. Le destin stoïcien est interprété comme une providence personnelle. on fait un choix parmi les principes stoïciens. Théologie optimiste : la nature n’est pas corrompue. La grâce accomplit, parfait, la nature. Il est cohérent de chercher à christianiser le paganisme stoïcien. n’est pas attiré par le stoïcisme mais peut s’en servir contre le christianisme (stratégiquement, donc, pas du point de vue de la doctrine) les augustiniens sont opposés aux tendances humanistes et notamment au stoïcisme. Exaltation de l’homme à leurs yeux, qui est opposée à une conception de l’homme corrompu. Ainsi, chez Sacy, on trouve une condamnation sans appel du stoïcisme. b) avec le rapport à Montaigne, il s’agit toujours d’un rapport à l’humanisme
Montaigne est protéiforme, et par là, insaisissable.
On a vu en lui le stoïcien, cf. fait qu’il a remis Sénèque à l’honneur.
Il est encore considéré comme un chrétien prudent et sage, un peu à la manière d’Erasme.
Il est encore considéré comme sceptique, cf. fait que P. critique Montaigne conjointement à Charron, qui est pyrrhonien (chrétien).
C’est vers 1640 que Montaigne est adopté par les libertins et qu’il devient un mécréant pour les chrétiens.
P. a un rapport très étroit à Montaigne. Il s’en est nourri, à tel point qu’il le connaît par cœur. La tentation sceptique est beaucoup plus forte que la tentation stoïcienne. Cf. fait que dans sa critique de Montaigne, on remarque une véritable fascination ; d’ailleurs, il a seulement besoin d’être corrigé. P. est du côté sceptique. Mais c’est un style de pensée qui intéresse P. : à savoir, une critique de la raison que peut reprendre le jansénisme. Peut-être est-il ainsi un sceptique chrétien. Il est par là un cas à part dans le mouvement janséniste.
2) Signification méthodologique : méditations sur la vie quotidienne
Démarche de type existentielle. Accord entre l’interrogation de P. et celles d’Epictète et de Montaigne. Certaines philosophies se trouvent délaissées. Par exemple, celle de Descartes qui était pourtant fortement reconnu chez certains membres de Port Royal. Cf. Arnauld.
3) On peut s’interroger sur le choix d’Epictète : pourquoi pas Marc Aurèle ?
Deux réponses :
- Epictète pouvait à lui seul représenter le stoïcisme. C’était le plus complet. L’œuvre d’Epictète est plus considérable que celle de Marc Aurèle
- La conception de la divinité chez Epictète a
certains accents personnels. Sur ce point, Epictète est
plus facile à mettre en rapport avec le christianisme
Plan du texte Il se compose de trois interventions de P., et 2 de Sacy. I) rapport au stoïcisme : deux lectures, l’une approbative, l’autre critique
III) puis, établissement d’une position nouvelle, mais pas dialectique car on ne la tire pas d’une confrontation entre les deux (élaboration d’une thèse en fonction de St Augustin) |
En 297, dans la troisième intervention de P., est résumée la lecture de Montaigne, puis, 4 lignes se trouvent rapportées à Epictète. Cette lecture est surtout un double recueil d’extraits à peu près textuels avec des emprunts littéraux. Deux inventaires recomposés par P. avec une transition qui les articule à Montaigne.
A- la positivité du stoïcisme
P. présente la thèse de l’auteur dans ce qu’elle a de plus favorable à son propre point de vue. Cf. première ligne : il est approbateur par rapport au devoir (moral). Tout ce développement est encadré par deux extraits du Manuel (§§ 31, et 53) qui sont relatifs aux devoirs de l’homme envers la divinité. Dans la présentation de P., il y a un choix : insister sur la validité des stoïciens sur ce point.
Les stoïciens distinguaient deux types de devoir : le devoir parfait, qui est le guide de l’attitude du sage, et les devoirs au sens habituel (ce qu’il est commandé aux sages de faire). La différence entre les deux acceptions est que dans le premier cas, c’est la notion de convenance, de cohérence, qui importe ; l’homme étant un élément du bel ordre du monde, il est correct que son action se conforme, s’identifie, à cet ordre. Dans le second cas, c’est l’idée d’impératif sur laquelle insiste P.
Ce rapport à Epictète est effectué par une traduction qui rend « Zeus » par « Dieu » (rapport au christianisme). Or, Epictète dit plutôt Zeus. C’est laisser entendre que le dieu des stoïciens est identifiable au dieu des chrétiens. Ce que le stoïcisme propose à l’homme, c’est une certaine manière d’être intérieure : il faut adhérer à ce qui est (l’ordre du monde est la volonté de Dieu).
Il faut avoir une double attitude à l’égard du monde :
détachement
ou indifférence |
d’où
: assentiment, acquiescement, adhésion
|
ce
qui est essentiel à l’homme est une relation
intérieure avec la divinité ; les éléments
du monde ne peuvent atteindre l’homme que superficiellement.
L’individu n’est qu’un hôte de
passage sur la terre. Mais l’attitude froide est
à dépasser par une seconde (car ici, attitude
de neutralisation du monde, de destruction de sa valeur) |
j’ai à approuver l’ordre du monde car il n’y a pas de mal dans le monde ; s’il y a du mal (le défaut) c’est dans nos jugements.
|
Ces deux attitudes se conjoignent dans la métaphore de l’acteur, du comédien ; il est indifférent à l’homme que tel ou tel rôle lui ait été confié (première attitude), mais une fois que ce rôle lui a été confié, il convient de le faire sien et de l’interpréter à la perfection. Indifférence objective et adhésion subjective…
|
Après cette description du sage stoïcien, P. évoque deux caractéristiques du sage stoïcien au premier abord paradoxales :
- L’humilité : P. nous rappelle qu’Epictète dit que l’homme doit être humble.
- Deux alinéas après, il parlera de l’orgueil diabolique.
Peut-il dire ces deux choses en même temps ? On peut rendre raison de cet effet comme suit :
- la doctrine stoïcienne apparaît comme hautaine et orgueilleuse en ceci que tout être est une parcelle de la divinité (= homogène à la divinité) ; par suite, le sage est égal à Zeus.
- L’attitude recommandée par Epictète comme
attitude de soumission, d’adhésion au destin, est
bien une attitude de modestie. L’individu n’est
pas le critère : il a à se rapporter au destin
qui est le critère. L’homme n’est pas le
maître des événements.
Pourquoi ce rapport laudatif à Epictète ? C’est qu’il est sans doute le plus religieux des auteurs stoïciens. Le stoïcisme est à la fois anti-religieux (car : rationalisme total) et religieux (participation de tout être à la totalité du cosmos). Zeus, chez Epictète, a parfois un accent personnel (invitation au recours à la prière). La providence est présentée comme étant prévenante, prévoyante envers chacun (de manière singulière, et non générale).
B- l’interruption de l’éloge et la transition
Deux références implicites à Montaigne. D’abord, récapitulation de l’éloge. Puis, indication de son insuffisance, à savoir, la méconnaissance de la faiblesse de l’homme. La thèse d’Epictète est unilatérale.
Quel est l’argument qu’invoque P. ? L’homme est terre et cendres ; et c’est faute d’avoir reconnu cela qu’Epictète se perd dans la présomption. E. a trop présumé des forces de l’homme. C’est être faible de ne voir que le côté fort d’un être faible et fort. C’est encore être plus faible que d’ignorer cette faiblesse. E. renforce cette faiblesse en la redoublant, ie, en la méconnaissant. L’argument ici est une simple référence à Montaigne. Pour mettre en question le stoïcisme, P. n’utilise pas d’argument qui serait spécifiquement chrétien.
Les deux livres que P. connaissait par cœur, étaient la Bible (en latin) et les Essais (de Montaigne). C’est en lisant Montaigne qu’on en déduit qu’Epictète est présomptueux. Le fait de se retrancher sur son propre jugement est une attitude hautaine. La présomption est une manière indirecte de se diviniser (d’absolutiser son opinion).
Signification de cette référence à Montaigne : c’est la philosophie toute seule qui suffit à mettre en question Epictète ou le stoïcisme : il n’y a nul besoin d’un critère chrétien. La réflexion sur la vie ordinaire suffit à faire éclater le stoïcisme.
C- second inventaire du stoïcisme (inventaire critique)
1) En un mot, le défaut du stoïcisme est d’avoir manqué de comprendre la faiblesse de l’homme.
Le fil directeur est la dénonciation de l’erreur du principe selon lequel tout ce qui est important est tout entier en notre pouvoir. Ce qui seul est important, c’est notre rapport au destin. En fin de compte, l’homme, ou le sage, par son jugement, est le critère de ce qui est bien et de ce qui est mal. Epictète a bien pu être lui-même un être humble. Mais de toute manière, sa pensée repose sur une philosophie de l’orgueil (opposition entre la thèse philosophique et l’attitude critique). C’est bien en lui-même et en lui seul que le stoïcien trouve le pouvoir de supporter l’adversité, et de parvenir à la félicité (non au bonheur).
L’homme est apte à se rendre égal à Dieu par sa raison. D’où l’expression de « superbe diabolique » : cette prétention à se considérer comme égal de Dieu (de même nature que lui) est diabolique. La thèse qui est ici dénoncée par P. est celle selon laquelle la perfection serait au pouvoir de l’homme.
2) Cet orgueil du vouloir est précisé à la fin de cette intervention par trois points :
- le stoïcisme serait un panthéisme (l’âme … divine) : tout ce qui est connaturel à Dieu
- la négation du mal : la douleur et les maux ne sont
pas des maux ; en fin de compte, s’il y a du mal, ce n’est
pas du mal en un sens négatif, mais de privation
- l’autorisation du suicide : il est la marque ultime de l’orgueil en ce que l’homme dispose par là entièrement de sa vie
Le stoïcisme est critiqué en plein cœur de ce qui est sa thèse éthique (ce qui vaut, dépend de nous). La faiblesse du stoïcisme se découvre dans sa force même, de même que dans les Pensées, P. nous montre que la misère de l’homme se tire de sa grandeur et vice-versa. Ainsi, ce qui vaut pour l’homme, vaut pour les doctrines. P. est bien un philosophe de l’ambiguïté (corrélations de deux thèses antagonistes). Le stoïcisme est en même temps le dogmatisme (doctrine morale/ métaphysique). Erreur du stoïcisme : n’avoir pas connu la différence incommensurable entre l’homme et Dieu. Du point de vue métaphysique, le stoïcisme est un dogmatisme ; éthiquement, il est une doctrine de la suffisance.
3) L’étude de P. est-elle exacte ?
Le propos de P. n’est pas d’être un historien de la philo. On ne peut pas s’attendre, donc, à ce que cette étude soit exacte. P. a accentué certaines thèses d’E., et notamment la dernière. Sur le suicide, P. écrit : « on doit croire que Dieu appelle ». (On peut se tuer si… -donc, conditionnellement) La modalité du croire renvoie moins à la notion d’opinion qu’à la notion d’affirmation ; en effet, il est modalisé par un certain verbe : on « doit » croire. Le suicide était autorisé, mais seulement dans des circonstances limites. Ce n’est pas une solution de facilité. Cf. Entretiens, I, 9. Si c’est une autorisation du suicide, on ne peut pas y voir une incitation. De plus, à propos de l’identité sage/ dieu : c’est par la raison et la sagesse qu’il y a identité.
D- conclusion sur le stoïcisme (297a-b)
Dans cette reprise récapitulative, la question porte sur la signification apologétique du stoïcisme. Ton approbatif, en ce qu’Epictète a une fonction pédagogique incomparable. Il refuse la quiétude (la quiétude, c’est Montaigne). C’est donc une inquiétude saine qui réveille de l’assoupissement. Le chrétien n’a certes pas besoin d’Epictète. Mais pour l’homme ordinaire, ou pour le libertin (de pensée), Epictète est un questionneur exemplaire.
C’est
ici qu’apparaît le but apologétique
de Pascal. Pourquoi lire Epictète et Montaigne
? Pour une conversion (disposition à…). 3 mérites
sont reconnus à Epictète, auxquels correspondent
3 références aux Propos :
1) troubler le repos de l’indifférent (cf. le réveiller
du divertissement) : IV, 4, 1
2) prendre conscience de l’esclavage commun à tous
les hommes : IV, 1, 173 ; III, 26, 1
3) recommander le don total à Dieu : II, 16, 46
Le stoïcisme a été une tentation pour le christianisme (cf. Malebranche) ; et la tentation la plus séduisante et la plus diabolique a été Epictète.
Pascal a lu attentivement Epictète, désapprouve les polémiques, mais aussi la doctrine de l’auteur. Entre E. et M., l’assentiment de P. va à M. Il marque en effet un progrès dans le trajet (il intervient dans la seconde partie). L’ordre n’est pas indifférent, et montre que la doctrine métaphysique est récusée. Montaigne n’a pas de doctrine, du moins au sens précis du stoïcisme. En effet, M. se demande « que sais-je », il n’affirme pas qu’il ne sait rien… P. désapprouve la doctrine du stoïcisme en fonction de sa propre conception de la vie humaine. Il ne lui reconnaît finalement qu’une utilité, une fonction pédagogique. Reconnaître au stoïcisme une fonction pédagogique, c’est donner au stoïcisme quelque chose qu’il revendiquait.
La position de P. demeure marginale. Au 17e, faveur du néo-stoïcisme. On soutenait aussi la thèse du monothéisme d’Epictète. Pas P. Sa situation est du côté du jansénisme, pour lequel le stoïcisme était une doctrine humaniste. Pour P., la doctrine d’Epictète n’est pas un monothéisme, mais un monisme panthéiste. Jugement de défiance à l’égard du stoïcisme qui s’explique par l’influence de M. et celle de Port Royal (distance entre Dieu et l’homme, faible).
Portée plus générale : critique de l’humanisme et de Descartes (auto-suffisance de l’homme).
Ici, il y a aussi d’abord un aspect positif, puis négatif. Mais si Epictète était cité littéralement, ici, les références sont moins textuelles, mais cela ne veut pas dire qu’elles sont moins effectives ! P. s’était tellement approprié Montaigne, qu’il le portait en lui … C’est donc un rapport de bien moins grande distance. Le clivage entre les deux partis est ici marqué par une intervention de Mr de Sacy. Alors qu’avec Epictète, c’est toujours P. qui parle … Si Mr de Sacy intervient, c’est parce qu’il a été horrifié d’une assertion de P. à propos de Montaigne : il n’y a pas de grande différence entre l’homme et les animaux. Pour Sacy, cela revient à abaisser l’homme en dessous de sa véritable condition (et ce n’est donc pas de l’humilité). C’est l’attitude qui est critiquée : ce n’est donc pas une critique de la vérité. D’ailleurs, on ne peut pas critiquer la doctrine sceptique, puisqu’il n’y en a pas.
P. a longtemps médité Montaigne, donc, il est assez « libre »… Montaigne a selon lui mieux compris qu’Epictète la condition humaine. En effet, il a eu le sens de la fragilité de l’homme, et même, de sa faiblesse radicale. Il va exposer, par contre, la thèse sceptique selon un ordre plus ferme que ne le faisait Montaigne. C’est pourtant une marque du scepticisme d’être rebelle à un certain ordre (car l’ordre affirme implicitement la vérité). P. substitue un exposé de forme systématique au mode capricieux, traînant, ondoyant et divers, des Essais. Un point domine cette lecture : c’est que le scepticisme peut conduire l’homme à la foi par le vide qu’il effectue dans la philosophie. Ce peut donc être une préparation ou une possibilité. Alors que le stoïcisme excluait le vide, l’homme étant connaturel à Dieu. Le négatif a une place déterminante. Pour P., Montaigne est vraiment l’auteur à méditer ; Descartes peut être lu à l’intérieur de Montaigne, car chez Montaigne, est reprise la première Méditation (la démarche sceptique seulement). Montaigne n’est pas le maître de P., ni son adversaire, mais son interlocuteur, qui est là pour mettre sa réflexion à l’épreuve (ma réflexion résiste-t-elle aux arguments sceptiques de l’autre ?). La distinction entre l’éloge et le blâme est moins tranchée chez Epictète.
M. est un sceptique et un fidéiste.
296 b : P. dissocie le sujet humain en deux sujets (dédoublement).
A- Force ou grandeur du scepticisme
1) réflexion sceptique.
P. exprime l’attitude et l’opinion de M. face à la connaissance rationnelle. Quelle morale la raison devrait dicter sans la lumière de la foi ? La religion est mise en suspens, et P. fait voir l’argumentation sceptique dans toute sa force. Doute qui se redouble indéfiniment. L’ignorance est sa maîtresse forme. Devise de Montaigne…
2) expression du scepticisme universel avec la mise au jour des contradictions humaines (coutumes, opinions, pratiques judiciaires).
Le seul réconfort est le doute lui-même. L’éloge est finalement celui de l’humour du détachement sceptique. La valeur du scepticisme se traduit par un humour existentiel.
3) le scepticisme s’interprète comme fidéisme.
La conséquence du scepticisme en religion est le fidéisme. Il n’y a pas à chercher à la foi de justification ou d’argumentation. Elle se pose seule. Le scepticisme n’a pas comme conséquence, chez M., l’indifférence religieuse (cf. fait que le scepticisme conduit, en religion, à l’agnosticisme).
La religion établie a au moins un avantage pratique : être la religion de la majorité. Elle pourra apparaître comme raisonnée, comme tradition, enracinée dans des pratiques ancestrales. Cf. Descartes. Il y a du raisonnable dans le nombre et la tradition. Pour se séparer de l’opinion établie, il faudrait être certain d’avoir raison. Mais comme il est impossible de lever toute forme de doute, la nouveauté doctrinale conduira au fanatisme.
Les hérétiques de son temps sont les calvinistes. Si rien n’est sûr, pas même les termes « être », « mouvement », « espace », « temps », etc., alors comment pourrait-on établir avec certitude de nouvelles doctrines ? La sagesse pratique consiste à s’en tenir aux opinions établies et de les défendre.
Ce qui intéresse P., c’est la force dont témoigne Montaigne dans les moyens de combattre les hérétiques. Cf. interprétation individuelle de la Bible de Luther (on pourrait lire la Bible sans intermédiaire, donc, sans autorité ni tradition). De même, face aux athées, Montaigne proclame l’impossibilité de dire que Dieu n’est pas : il est impossible de sortir des apories (« nous voilà au rouet », etc.).
4) l’argument du songe.
L’insolence est le fait du stoïcisme. L’appréciation que P. formule sur Montaigne est positive : caractère chrétien, celui de l’humilité. Elle est la relation de dépendance et de différence entre Dieu et l’homme. Rien n’étant certain, la vie se déroule comme en un songe. L’exercice de la pensée, l’acte de connaître, n’est peut-être qu’un songe. Il n’y a aucune supériorité de l’homme sur l’animal. Montaigne fait remarquer sa faiblesse à l’homme.
P. dégage la voie en vue d’une solution au fondement de la morale (mais lui-même n’apporte pas de solution). S’il y a un fondement de la morale, on le cherchera selon l’une ou l’autre des grandes écoles. Ces écoles ont une signification par rapport à la métaphysique, et aussi, à la morale.
5) l’intervention de Sacy.
Elle est déclenchée par cette remarque qui assimile les hommes aux animaux. Sacy éclate devant la comparaison. Que l’homme soit un être humble, d’accord, mais il n’est pas un animal ! Sacy est choqué car cet argument ne témoigne pas de l’humilité de l’homme, mais de sa bassesse. C’est dénaturer l’homme que de le comparer aux bêtes (divergences entre les deux interlocuteurs). L’humilité, pour Sacy, n’est pas de comparer l’homme à l’animal. Cf., sur cette assimilation, Bossuet et Malebranche : l’homme peut tendre à la connaissance de Dieu.
Que signifie l’humilité pour les jansénistes ? Elle n’est pas vue comme un abaissement. L’humilité chrétienne est aussi opposée à la bassesse et à la grandeur. La bassesse excessive, c’est celle des bêtes. Pour Sacy, le scepticisme est une école d’abaissement, et non d’humilité. Il y a totale incompatibilité entre scepticisme et christianisme. L’attitude sceptique est l’expression d’un jeu intellectuel. C’est une attitude, aussi, de fuite.
Le scepticisme païen est distingué du scepticisme chrétien (= distinction pascalienne). Le scepticisme peut avoir une valeur pédagogique dans l’acte de conversion (cf. St Augustin). L’académie était devenue sceptique depuis Arcésilas qui vivait au III av. notre ère. La nouvelle académie ne retient du platonisme que l’aspect de recherche, mais pas celui de la contemplation des essences. Augustin a quitté le manichéisme sous cette influence. Le scepticisme peut éloigner de l’erreur, mais lui-même n’offre que des biens illusoires. Dans l’Antiquité, il y a eu une opposition entre le stoïcisme dogmatique et l’académie devenue sceptique.
B- L’aspect négatif du stoïcisme
Seconde intervention de P. (sur le mode conditionnel). L’intérêt du scepticisme est que les sceptiques effectuent par la raison une critique de la raison (critique des capacités de connaissance de l’homme). Mode conditionnel : moment de transition (car il y a un « mais »). C’est donc le mode de l’irréel. Montaigne n’est qu’un païen, il a commis de nouveaux crimes (abandon de l’attitude de repentir).
1) La mollesse de M., c’est son indécision morale.
M. dénonce l’irrésolution pratique (il louait sa position théorique).
Antagonisme dogmatique/ scepticisme (exaltation de la raison qui s’oppose à l’abaissement de la raison par elle-même, invinciblement froissée par ses propres armes : ce n’est pas une critique externe de la raison). C’est cette opposition exacerbée qui porte en elle la démesure. P. n’est pas un auteur de la mesure. L’ange est l’homme selon le stoïcisme, et la bête, l’homme selon Montaigne.
P. explicite les conséquences pratiques de la pensée de Montaigne et conclut en faisant deux tableaux comparatifs de la vertu (où scepticisme et épicurisme sont conjoints). C’est au plan de l’art de vivre que les deux doctrines sont opposées. Faiblesse de la thèse sur la faiblesse de Montaigne …
2) M. n’a en fait qu’une attitude de païen.
La critique d’Epictète était d’ordre doctrinal (panthéisme, négation du mal, suicide …). Ici, aucune thèse n’est critiquée. Comment pourrait-on critiquer doctrinalement une pensée qui n’a pas de doctrine ? La critique est en quelque sorte, existentielle. Le sommeil sceptique peut être aussi profond que le sommeil dogmatique.
3) Attitude de facilité (conformisme).
La morale de la commodité, ou pragmatique, est paresse. En morale, le doute n’est qu’un mol oreiller. C’est la loi du moindre effort, appliquée avec habileté toutefois. Le scepticisme, au fond, est un épicurisme (d’un point de vue éthique). Epicure s’est rapporté plus à Pyrrhon qu’à Aristippe. Le plaisir est absence de douleur, et c’est en ce sens que l’épicurisme est morale du plaisir. Le plaisir est avant tout réduction de ses désirs naturels et nécessaires.
Conclusion sur Montaigne et le scepticisme (297a).
Récapitulation positive/ négative. Il est incomparable pour secouer l’être humain à propos de la connaissance, de la pratique, de la religion. La raison n’est pas un juge compétent à propos des mystères chrétiens en particulier.
On a donc vu ici Montaigne comme typique du scepticisme moderne.
III) Alinéa cathartique qui montre en quoi ces deux sectes ont vu seulement unilatéralement l’homme (négativité de chacune de ces deux doctrines)
Le problème est d’essayer d’accorder, mettre ensemble, articuler ces deux philosophies antagonistes. Elles sont opposées par leur méthode. P. exacerbe les différences. Chacune apparaît en effet comme l’exact négatif de l’autre.
Comment donc accorder ces deux philosophies ? C’est l’homme lui-même qui, par sa nature, est dédoublé. Il est un sujet double, et même, deux sujets. L’homme est dans sa nature un sujet misérable ; le sujet de la grâce est celui dans lequel il y a un don divin.
Cf. Jésus Christ qui est, dans le langage, double : homme et Dieu
Copyright © Philocours.com 2021