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Copernic, De la révolution des ordres célestes, préface
Je puis fort bien m'imaginer, Très Saint Père, que, dès que certaines gens sauront que, dans ces livres que j'ai écrits sur les révolutions des sphères du monde, j'attribue à la terre certains mouvements, ils clameront qu'il faut tout de suite nous condamner, moi et cette mienne opinion. Or, les miens ne me plaisent pas au point que je ne tienne pas compte du jugement des autres. Et bien que je sache que les pensées du philosophe ne sont pas soumises au jugement de la foule, parce que sa tâche est de rechercher la vérité en toutes choses, dans la mesure où Dieu le permet à la raison humaine, j'estime néanmoins que l'on doit fuir les opinions entièrement contraires à la justice et à la vérité. C'est pourquoi, lorsque je me représentais à moi-même combien absurde vont estimer cette a c s a m a ceux qui savent être confirmée par le jugement des siècles l'opinion que la terre est immobile au milieu du ciel comme son centre, si par contre j'affirme que la terre se meut : je me demandais longuement si je devais faire paraître mes commentaires, écrits pour la démonstration de son mouvement ou, au contraire, s'il n'était pas mieux de suivre l'exemple des pythagoriciens et de certains autres, qui - ainsi que le témoigne l'épître de Lysias à Hipparque - avaient l'habitude de ne transmettre les mystères de la philosophie qu'à leurs amis et à leurs proches, et ce non par écrit mais oralement seulement. [Cette lettre que Copernic eut un moment l'intention d'inclure dans le De Revolutionibus décrit les injonctions phytagoriciennes et néoplatoniciennes à ne pas révéler les secrets de la nature à ceux qui ne sont pas des initiés d'un culte mystique. La référence à cette lettre montre la participation de Copernic au réveil du néoplatonisme à la Renaissance, dont il a été question dans le précèdent chapitre.]
Et il me semble qu'ils le faisaient non point, ainsi que certains le pensent, à cause d'une certaine jalousie concernant les doctrines à communiquer, mais afin que des choses très belles, étudiées avec beaucoup de zèle par de très grands hommes, ne soient méprisées par ceux à qui il répugne de consacrer quelque travail sérieux aux lettres -sinon à celles qui rapportent - ou encore par ceux qui, même si par l'exemple et les exhortations des autres ils étaient poussés à l'étude libérale de la philosophie, néanmoins, à cause de la stupidité de leur esprit, se trouvent être parmi les philosophes comme des frelons parmi les abeilles. Comme donc j'examinais cela avec moi-même, il s'en fallut de peu que, de crainte du mépris pour la nouveauté et l'absurdité de mon opinion, je ne supprimasse tout à fait l'œuvre déjà achevée.
Mes amis cependant m'en détournèrent, moi qui longtemps hésitai et même leur résistai... [L'un d'entre eux] m'avait fréquemment exhorté et même m'avait poussé par des reproches maintes fois exprimés à éditer ce livre et à faire voir le jour à l'œuvre qui était demeurée cachée chez moi non pas neuf ans seulement, mais déjà bien près de quatre fois neuf ans.
Ce que me demandèrent également plusieurs autres personnes... m'exhortant de ne plus me refuser - à cause des craintes que je concevais - de faire paraître mon œuvre pour le plus grand profit de tous ceux qui s'occupent de mathématiques. Et peut-être, aussi absurde que ma théorie du mouvement de la terre ne paraisse aujourd'hui à la plupart, elle n'en provoquera que d'autant plus d'admiration et de reconnaissance lorsque par suite de la publication de mes commentaires ils verront les nuages de l'absurdité dissipés par les plus claires démonstrations. C'est par de telles persuasions et par de tels espoirs que je fus amené à permettre à mes amis de faire l'édition de mon œuvre qu'ils m'avaient longtemps réclamée.
Mais Ta Sainteté sera peut-être autant étonnée que j'ose faire paraître ces miennes méditations, après avoir pris tant de peine à les élaborer que je ne crains pas de confier aux lettre mes idées sur le mouvement de la terre [quelques années avant la publication du De Revolutionibus, Copernic fit circuler parmi ses amis un court manuscrit appelé le Commentariolus, décrivant une version plus ancienne de son astronomie centrée sur le Soleil. Un second exposé, antérieur à l'ouvrage de Copernic, est la Narratio Prima rédigée par Rheticus, disciple de Copernic, et publiée en 1540, puis de nouveau en 1541], que désireuse d'apprendre de moi comment il m'est venu à l'esprit d'oser imaginer - contrairement à l'opinion reçue des mathématiciens et presque à l'encontre du bon sens - un certain mouvement de la terre. C'est pourquoi je ne veux pas cacher à Ta Sainteté que nulle autre cause ne me poussa à rechercher une autre façon de déduire les mouvements des sphères du monde que le fait d'avoir compris que les mathématiciens ne sont pas d'accord avec eux-mêmes dans leurs recherches. Car, premièrement, ils sont tellement incertains des mouvements du soleil et de la lune qu'ils ne peuvent ni déduire ni observer la grandeur éternelle de l'année entière. Ensuite, en établissant les mouvements de ces [astres], ainsi que des autres cinq astres errants, ils ne se servent ni des mêmes principes et des mêmes assomptions ni des mêmes démonstrations des révolutions et mouvements apparents. Les uns, notamment, ne font usage que de [sphères] homocentriques, [le système aristotélicien, dérivé par Aristote d'Eudoxe et Callippe et ranimé en Europe peu avant la mort de Copernic par les astronomes italiens Fracastoro et Amici], les autres d'excentriques et d'épicycles, par quels moyens cependant ils n'atteignent entièrement ce qu'ils cherchent. En effet, ceux qui s'en tiennent aux [sphères] homocentriques, quoiqu'ils aient démontré pouvoir composer à leur aide plusieurs et divers mouvements, n'ont pu cependant rien établir de certain expliquant entièrement les phénomènes. Quant à ceux qui imaginèrent des excentriques, bien qu'avec leur aide ils semblent, en grande partie, avoir pu déduire et calculer exactement les mouvements apparents, ils ont cependant admis beaucoup [de choses], [comme l'utilisation de l'équant], qui semblent s'opposer aux principes premiers concernant l'uniformité des mouvements. Enfin en ce qui concerne la chose principale, c'est-à-dire la forme du monde et la symétrie exacte de ses parties, ils ne purent ni la trouver ni la reconstituer. Et l'on peut comparer leur œuvre à celle d'un homme qui, ayant rapporté de divers lieux des mains, des pieds, une tête et d'autres membres - très beaux en eux-mêmes, mais non point formés en fonction d'un seul corps et ne correspondant aucunement -, les réunirait pour en former un monstre plutôt qu'un homme. C'est que, dans le processus de démonstration que l'on appelle ~ ils se trouvent soit avoir omis quelque chose de nécessaire, soit avoir admis quelque chose d'étranger et n'appartenant aucunement à la réalité. Ce qui ne leur serait pas arrivé s'ils avaient suivi des principes certains. Car si les hypothèses qu'ils avaient admises n'étaient pas fallacieuses, tout ce qui en serait déduit aurait, sans aucun doute, été vérifié. Et si peut-être ce que je dis là est obscur, cela deviendra cependant plus clair en son lieu.
Copernic, De la révolution des ordres célestes, préface
Carl G. HEMPEL, Eléments d'épistémologie, pp. 5 à 9
Pour illustrer de façon simple certains aspects importants de la recherche dans les sciences, prenons les travaux de Semmelweis sur la fièvre puerpérale. Ignace Semmelweis, médecin d'origine hongroise, réalisa ses travaux à l'hôpital général de Vienne de 1844 à 1848. Comme médecin attaché à l'un des deux services d'obstétrique - le premier - de l'hôpital, il se tourmentait de voir qu'un pourcentage élevé des femmes qui y accouchaient contractaient une affection grave et souvent fatale connue sous le nom de fièvre puerpérale. En 1844, sur les 3 157 femmes qui avaient accouché dans ce service n° 1, 260, soit 8,2 %, moururent de cette maladie; en 1845 le taux de mortalité fut de 6,4 % et en 1846 il atteignit 11,4%. Ces chiffres étaient d'autant plus alarmants que, dans l'autre service d'obstétrique du même hôpital, qui accueillait presque autant de femmes que le premier, la mortalité due à la fièvre puerpérale était bien plus faible : 2,3, 2 et 2,7 % pour les mêmes années. Dans un livre qu'il écrivit ensuite sur les causes et sur la prévention de la fièvre puerpérale, Semmelweis a décrit ses efforts pour résoudre cette effrayante énigme .
Il commença par examiner différentes explications qui avaient cours à l'époque, il en rejeta certaines d'emblée, parce quelles étaient incompatibles avec des faits bien établis; -les autres, il les soumit à des vérifications spécifiques.
Une opinion très répandue imputait les ravages de la fièvre puerpérale à des < influences épidémiques >, que l'on décrivait vaguement comme des " changements atmosphériques, cosmiques et telluriques " qui atteignaient toute une zone déterminée et causaient la fièvre puerpérale chez les femmes en couches. Mais, se disait Semmelweis, comment de telles influences peuvent-elles atteindre depuis des années l'un des services et épargner l'autre ? Et comment concilier cette opinion avec le fait que, tandis que cette maladie sévissait dans l'hôpital, on en constatait à peine quelques cas dans Vienne et ses environs? Une véritable épidémie comme le choléra ne serait pas aussi sélective. Enfin, Semmelweis remarque que certaines des femmes admises dans le premier service, habitant loin de l'hôpital, avaient accouché en chemin : pourtant, malgré ces conditions défavorables, le pourcentage de cas mortels de fièvre puerpérale était moins élevé dans le cas de ces naissances en cours de route que ne l'était la moyenne dans le premier service.
Selon une autre thèse, l'entassement était une cause de décès dans le premier service. Semmelweis remarque cependant que l'entassement était plus grand dans le second service, en partie parce que les patientes s'efforçaient désespérément d'éviter d'être envoyées dans le premier. Il écarte aussi deux hypothèses dû même genre, qui avaient cours alors, en remarquant qu'entre les deux services il n'y avait aucune différence de régime alimentaire, ni de soins.
En 1846, une commission d'enquête attribua la cause du plus grand nombre des cas de cette maladie survenus dans le premier service aux blessures que les étudiants en médecine, qui tous y faisaient leur stage pratique d'obstétrique, auraient infligées aux jeunes femmes en les examinant maladroitement. Semmelweis réfute cette thèse en remarquant ceci : a) les lésions occasionnées par l'accouchement lui-même sont bien plus fortes que celles qu'un examen maladroit peut causer; b) les sages-femmes, qui recevaient leur formation pratique dans le second service, examinaient de la même façon leurs patientes sans qu'il en résultât les mêmes effets néfastes; c) quand, à la suite du rapport de la Commission, on diminua de moitié le nombre des étudiants en médecine et qu'on réduisit au minimum les examens qu'ils faisaient sur les femmes, la mortalité, après une brève chute, atteignit des proportions jusqu'alors inconnues.
On échafauda diverses explications psychologiques. Ainsi, on remarqua que le premier service était disposé de telle façon qu'un prêtre apportant les derniers sacrements à une pièce réservée aux malades : la vue du prêtre, précédé d'un servant agitant une clochette, devait avoir un effet terrifiant et décourageant sur les patientes des cinq salles et les rendre ainsi plus vulnérables à la fièvre puerpérale. Dans le second service, ce facteur défavorable ne jouait pas, car le prêtre pouvait aller directement dans la pièce réservée aux malades. Semmelweis décida de tester la valeur de cette conjecture. Il convainquit le prêtre de faire un détour, de supprimer la clochette, pour se rendre discrètement et sans être vu dans la salle des malades. Mais la mortalité dans le premier service ne diminua pas.
En observant que dans le premier service les femmes accouchaient sur le dos, et dans le second sur le côté, Semmelweis eut une nouvelle idée: il décida, <comme un homme à la dérive qui se raccroche à un brin de paille>, de vérifier, bien que cette supposition lui parût peu vraisemblable, si cette différence de méthode avait un effet. Il introduisit dans le premier service l'utilisation de la position latérale, mais, là encore, la mortalité n'en fut pas modifiée.
Finalement, au début de 1847, un accident fournit à Semmelweis l'indice décisif pour résoudre son problème. Un de ses confrères, Kolletschka, lors d'une autopsie qu'il pratiquait avec un étudiant, eut le doigt profondément entaillé par le scalpel de ce dernier et il mourut après une maladie très douloureuse, au cours de laquelle il eut les symptômes mêmes que Semmelweis avait observés sur les femmes atteintes de la fièvre puerpérale. Bien que le rôle des microorganismes dans les affections de ce genre ne fût pas encore connu à cette époque, Semmelweis comprit que la <matière cadavérique que le scalpel de l'étudiant avait introduite dans le sang de Kolletschka avait causé la maladie fatale de son confrère. La maladie de Kolletschka et celle des femmes de son service évoluant de la même façon, Semmelweis arriva à la conclusion que ses patientes étaient mortes du même genre d'empoisonnement du sang lui, ses confrères et les étudiants en médecine avaient été les vecteurs de l'élément responsable de l'infection. Car lui et ses assistants avaient l'habitude d'entrer dans les salles d'accouchement après avoir fait des dissections dans l'amphithéâtre d'anatomie et d'examiner les femmes en travail en ne s'étant lavé que superficiellement les mains, si bien qu'elles gardaient souvent une odeur caractéristique.
Semmelweis mit alors son idée à l'épreuve. Il raisonna ainsi: s'il avait raison, la fièvre puerpérale pourrait être évitée en détruisant chimiquement l'élément infectieux qui adhérait aux mains. Il prescrivit donc à tous les étudiants en médecine de laver leurs mains dans une solution de chlorure de chaux avant d'examiner une patiente. La mortalité due à la fièvre puerpérale commença rapidement à baisser et, en 1848, elle tomba à 1,27 % dans ce premier service contre 1,33 dans le second.
Comme confirmation supplémentaire de son idée, ou de son hypothèse, comme nous dirons aussi, Semmelweis remarque qu'elle rend compte du fait que la mortalité dans le second service avait toujours été nettement inférieure: les patientes étaient entre les mains de sages-femmes dont la formation ne comportait pas, en anatomie, de dissections de cadavres.
L'hypothèse expliquait aussi la mortalité plus faible lors des <naissances en cours de route >: les femmes qui arrivaient avec leur bébé dans les bras étaient rarement examinées après leur admission et avaient par là même plus de chances d'éviter l'infection.
De même, l'hypothèse rendait compte du fait que les nouveau-nés victimes de la fièvre puerpérale avaient tous pour mère une femme qui avait contracté la maladie pendant le travail; Car alors l'infection pouvait se transmettre au bébé avant la naissance par le sang irriguant la mère et l'enfant, alors que c'était impossible si la mère restait en bonne santé.
D'autres expériences cliniques conduisirent bientôt Semmelweis à élargir son hypothèse. Une fois, par exemple, lui et ses assistants, après s'être désinfecté soigneusement les mains, examinèrent la première une femme en travail, qui souffrait d'un cancer purulent du col de l'utérus; puis ils examinèrent douze autres femmes dans la même salle, après seulement un lavage de routine, sans nouvelle désinfection. Onze des douze patientes moururent de la fièvre puerpérale. Semmelweis en conclut qu'elle peut être causée, non seulement par la matière cadavérique, mais aussi par une <matière putride provenant d'organismes vivants>.
1. L'histoire du travail de Semmelweis et des difficultés qu'il rencontra constitue une page fascinante de l'histoire de la médecine. On en trouvera un exposé détaillé, comprenant la traduction et la paraphrase (en anglais) de larges extraits des écrits de Semmelweis dans : Semmelweis his Life and His Doctrine de WJ, Sinclair (Manchester, England. , 1909). Les courtes citations faites dans ce chapitre sont emprunté à cet ouvrage. Les moments essentiels de la carrière de Semmelweis sont retracés dans le premier chapitre du livre de P. de Kruip Men Against Death (New York, Harcourt, Brace and World, 1932)
Première leçon - Cours de philosophie positive. 1630 - 1842.
La marche progressive de l'esprit humain
En étudiant le développement total de l'intelligence humaine dans ses diverses sphères d'activité. depuis son premier essor le plus simple jusqu'à nos jours. je crois avoir découvert une grande loi fondamentale, à laquelle il est assujetti par une nécessité invariable, et qui me semble pouvoir être solidement établie, soit sur les preuves rationnelles fournies par la connaissance de notre organisation. soit sur les vérifications historiques résultant d'un examen attentif du passé. Cette loi consiste en ce que chacune de nos conceptions principales. chaque branche de nos connaissances. passe successivement par trois états théoriques différents : l'état théologique, ou fictif: l'état métaphysique. ou abstrait; l'état scientifique, ou positif. En d'autres termes, l'esprit humain, par sa nature, emploie successivement dans chacune de ses recherches trois méthodes de philosopher, dont le caractère est essentiellement différent et même radicalement opposé d'abord la méthode théologique. ensuite la méthode métaphysique, et enfin la méthode positive. De là trois sortes de philosophies. ou de systèmes généraux de conceptions sur l'ensemble des phénomènes. qui s'excluent mutuellement; la première est le point de départ nécessaire de l'intelligence humaine; la troisième son état fixe et définitif; la seconde est uniquement destinée à servir de transition.
Dans l'état théologique. l'esprit humain. dirigeant essentiellement ses recherches, vers la nature infinie des êtres, les causes premières et finales de tous les effets qui le frappent, en un mot, vers les connaissances absolues, se représente les phénomènes comme produits par l'action directe et continue d'action surnaturels plus ou moins nombreux. dont l'intervention arbitraire explique toutes les anomalies apparentes de l'univers
Dans l'état métaphysique, qui n'est au fond qu'une simple modification générale du premier. les agents surnaturels sont remplacés par des forces abstraites. véritables entités (abstractions personnifies inhérentes aux divers êtres du monde, et conçues comme capables d'engendrer par elles-mêmes tous les phénomènes observés, dont l'explication consiste alors à assigner pour chacun l'entité correspondante.
Enfin, dans l'état positif, l'esprit positif, reconnaissant l'impossibilité d'obtenir des notions absolues, renonce à chercher l'origine et la destination de l'univers, et à connaître les causes intimes des phénomènes. pour s'attacher uniquement à découvrir, par l'usage bien combiné du raisonnement et de l'observation, leurs loi effectives. c'est-à-dire leurs relations invariables de succession et de similitude. L'explication des faits, réduite alors à ses termes réels, n'est plus désormais que la liaison établie entre les divers phénomènes particuliers et quelques faits généraux dont les progrès de la science tendent de plus en plus à diminuer le nombre.
Le système théologique est parvenu à la plus haute perfection dont il soit susceptible, quand il a substitué l'action providentielle d'un être unique au jeu varié des nombreuses divinités indépendantes qui avaient été imaginées primitivement. De même, le dernier terme du système métaphysique consiste à concevoir, au lieu des différentes entités particulières, une seule grande entité générale, le nature, envisagée comme le source unique de tous les phénomènes. Parallèlement, la perfection du système positif. vers laquelle il tend sans cesse, quoiqu'il soit très probable qu'il ne doive jamais l'atteindre, serait de pouvoir se représenter tous les divers phénomènes observables comme des cas particuliers d'un seul fait général, tel que celui de la gravitation. par exemple...
Il suffit, ce me semble, d'énoncer une telle loi pour que la justesse en soit immédiatement vérifiée par tous ceux qui ont quelque connaissance approfondie de l'histoire générale des sciences. Il n'en est pas une seule en effet, parvenue aujourd'hui à l'état positif. que chacun ne puisse aisément se représenter, dans le passé, essentiellement composée d'abstractions métaphysiques, et. en remontant encore davantage, tout à fait dominée par des conceptions théologiques. Nous aurons même malheureusement plus d'une occasion formelle de reconnaître, dans les diverses parties de ce cours, que les sciences les plus perfectionnées conservent aujourd'hui quelques traces très sensibles de ces deux états primitifs.
Cette révolution générale de l'esprit humain peut d'ailleurs être aisément constatée aujourd'hui, d'une manière très sensible. quoique indirecte, en considérant le développement de l'intelligence individuelle. Le point de départ étant nécessairement le même dans l'éducation de l'individu que dans celle de l'espèce, les diverses phases principales de la première doivent représenter les époques fondamentales de la seconde. Or, chacun de nous. en contemplant sa propre histoire. ne se souvient-il pas qu'il a été successivement, quant à ses notions les plus importantes, théologien dans son enfance, métaphysicien dans sa jeunesse. et physicien dans sa virilité ? Cette vérification est facile aujourd'hui pour tous les hommes au niveau de leur siècle.
Première leçon - Cours de philosophie positive. 1630 - 1842.
Claude Bernard, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, §IV, "Dans le raisonnement expérimental, l'expérimentateur ne se sépare pas de l'observateur".
"L'observateur (…) constate purement et simplement le phénomène qu'il a sous les yeux. Il ne doit avoir d'autre souci que de se prémunir contre les erreurs d'observation qui pourraient lui faire voir incomplètement ou mal définir un phénomène. A cet effet, il met en usage tous les instruments qui pourront l'aider à rendre son observation plus complète. L'observateur doit être le photographe des phénomènes, son observation doit représenter exactement la nature. Il faut observer sans idée préconçue; l'esprit de l'observateur doit être passif, i.e., se taire; il écoute la nature et écrit sous sa dictée".
ANNEXES
" L’une des conséquences les plus curieuses du développement des théories quantiques a été de nous révéler que les entités élémentaires de la matière ne sont pas entièrement assimilables à des corpuscules conçus à la façon classique : pour décrire et prévoir la manière dont ils peuvent se manifester à nous, il faut invoquer tour à tour l’image des ondes et celle des corpuscules, sans qu’aucune de ces deux images soit à elle seule suffisante pour en obtenir une description complète. De cette dualité de nature des entités élémentaires que nous envisagions auparavant comme de simples corpuscules ponctuels, la théorie quantique actuelle déduit que leur évolution ne peut être réglée par un déterminisme rigoureux, tout au moins par déterminisme que nous puissions atteindre et préciser : toujours subsistent dans nos connaissances à leur égard des " incertitudes " essentielles que nous n’avons aucun moyen d’éliminer. Cela ne veut pas dire cependant que nous ne puissions faire aucune prévision pour les phénomènes de l’échelle microscopique, mais les seules prévisions qui nous soient permises sont de nature statistique et s’énoncent dans un langage de probabilité . Nous ne pouvons plus désormais dire " à tel instant, tel électron se trouvera en tel endroit ", mais seulement " à tel instant, il y aura telle probabilité pour qu’un électron se trouve à tel et tel endroit ". C’est seulement à l’échelle macroscopique, quand nous avons affaire à des corps lourds (par rapport aux corpuscules élémentaires) que les notions classiques de la Mécanique, telles que la position, vitesse, trajectoire, mouvement rigoureusement prévisible au cours du temps, redeviendront très approximativement valables. Les lois de la Mécanique cessent ainsi d’être applicables aux phénomènes élémentaires et doivent céder le pas à des lois statistiques. C’est seulement quand nous observons, avec une précision nécessairement limitée, des phénomènes à grande échelle que nous pouvons avoir l’illusion qu’il existe des lois mécaniques rigoureuses impliquant un déterminisme absolu "
II- Comte : le positivisme
Il pense avoir découvert la loi du progrès de l’humanité voici cette loi :
-l’état théologique
-l’état métaphysique
-l’état positif
Cette loi du développement de l’humanité est :
-naturelle : elle découle de l’esprit humain
-générale : elle vaut pour tous les domaines de l’histoire humaine
-nécessaire : elle est un principe de succession irréversible
1) l’état théologique
l’esprit s’attache à des conceptions absolues, fictives et arbitraires
mérite : première forme d’abstraction : il évite de voir dans chaque chose de la nature un être ayant des intentions
inconvénient : toutefois, correspond à l’enfance de l’humanité
(NB : chaque individu refait pour lui-même le processus de l’évolution de l’humanité cf.fait que l’enfant, de 4 à 5 ans, commence à comprendre que les choses ne lui font pas volontairement mal)
2) l’état métaphysique
fonction transitoire : c’est l’adolescence de l’humanité ou de l’esprit
niveau d’abstraction plus élevé (exemple : on va recourir à une notion générale de " nature " ou de " force " ce qui revient à limiter encore le nombre de causes de ce qui arrive)
3) l’état positif
l’esprit est ramené aux limites de l’expérience les phénomènes ne sont plus expliqués par des raisons absolues, mais par des lois qui montrent les rapports que ces phénomènes entretiennent entre eux on ne se pose plus la question " pourquoi " (qui a à voir avec l’origine des phénomènes) mais la question " comment ", c’est-à-dire, quels rapports entretiennent les choses entre elles. C’est l’état scientifique de l’humanité.
L’état dernier de l’humanité est donc l’état positif, qui lui permet d’accéder à la réalité sans verser dans des aberrations. On peut dire que le positivisme est la thèse selon laquelle la science explique intégralement le réel et constitue la forme la plus élevée de l’esprit humain.
III. EXERCICE. Texte de Kant, Critique de la Raison Pure, Préface de la 2nde édition :
" Quand Galilée fit rouler ses sphères sur un plan incliné avec un degré d’accélération dû à la pesanteur déterminé selon sa volonté, quand Torricelli fit supporter à l’air un poids qu’il savait d’avance lui-même être égal à celui d’une colonne d’eau à lui connue, (…) ce fut une révélation lumineuse pour tous les physiciens. Ils comprirent que la raison ne voit que ce qu’elle produit d’elle-même d’après ses propres plans et qu’elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements, suivant des lois immuables, qu’elle doit obliger la nature à répondre à ses questions et ne pas se laisser pour ainsi dire conduire en laisse par elle car, autrement, faites au hasard et sans aucun plan tracé d’avance, nos observations ne se rattacheraient point à une loi nécessaire, chose que la raison demande et dont elle a besoin. Il faut donc que la raison se présente à la nature tenant, d’une main, ses principes qui seuls peuvent donner aux phénomènes concordant entre eux l’autorité de lois, et de l’autre, l’expérimentation, qu’elle a imaginée d’après ces principes, pour être instruite par elle, il est vrai, mais non pas comme un écolier qui se laisse dire tout ce qu’il plaît au maître, mais au contraire, comme un juge en fonctions qui force les témoins à répondre aux questions qu’il leur pose ".
Exercice à faire en plusieurs fois :
1) dans la partie " pas d’observation ou d’expérience sans théories " :
-ici, devrait permettre de revenir sur la critique de l'observation sans préjugés (cf fait que l’on ne va pas faire une expérience au hasard);
-de distinguer expérience et expérimentation (expérience en science : très théorisée, mais il faut bien avoir conscience que toute expérience l’est déjà).
-de distinguer " expérience immédiate " et " connaissance scientifique "
L’expérience immédiate, ce sont les données ou informations fournies par nos sens, c’est le " vécu ". Elle est donc subjective.
L’expérimentation recourt à des théories, et à des instruments qui sont des théories matérialisées elle est objective. Elle mène souvent à contredire l’expérience immédiate, qui apparaît alors comme une source illusoire de connaissance : exemple :
(1) je constate que cette pierre tombe plus vite que ce morceau de liège je vais en déduire une distinction entre " lourd " et " léger " et conclure que la vitesse de la chute des corps est liée à leur masse
(2) or les scientifiques ont établi que dans le vide, les corps tombent à la même vitesse la loi de la chute des corps contredit donc les données communes de la perception
-de répondre à la question de savoir ce qu'est un fait scientifique : est-il donné ou construit?
2) Travail de commentaire.
Thème : théorie et expérience.
Question : les théories scientifiques sont-elles issues de l’expérience, au sens où elles nous seraient littéralement dictées par elle ? Ou bien ne la précèdent-elles pas ?
Réponse (thèse) : les théories précèdent l’expérience du moins, un minimum de théorie est toujours supposé, sans quoi on ne fait aucune expérience (cf. " faites au hasard et sans plan tracé d’avance… "). En science, on doit donc d’abord avoir une théorie ou une hypothèse, puis revenir à l’expérience qui a le rôle de contrôle (i.e. : l’hypothèse est-elle ou non confirmée ?
Thèse opposée (c’est ce qui permet, à la fois de comprendre le texte, et de construire la partie " intérêt philosophique " du texte) : l’inductivisme (donc : dans l’intérêt philosophique, il faudrait montrer que l’induction ne tient pas puis, montrer que la thèse de Kant est elle aussi critiquable car elle suppose que l’expérience peut servir à prouver une théorie c’est ce que croit Hempel mais ce que nie le holisme)
Il peut être aussi intéressant de montrer, toujours dans l’intérêt philosophique, que l’intérêt du texte de Kant est qu’il trouve une solution intermédiaire entre deux théories de la connaissance (puisqu’il dit qu’il faut à la fois l’esprit et l’expérience pour connaître, et que la connaissance est un mélange complexe entre les deux). Cf. citation célèbre : " l’intuition sans concept est aveugle " et " le concept sans intuition est vide ". Ainsi, Kant s’oppose :
- à l’empirisme de Hume (pour lequel rien n’est dans l’esprit qui n’ait été auparavant dans les sens) pour Kant, l’expérience en elle-même n’a aucune signification il faut lui poser des questions. De plus, si l’expérience nous apprend bien, par exemple, qu’une pierre tombe, elle ne nous dit pas que la pierre que l’on lâche va toujours tomber. Elle est contingente, alors qu’une connaissance est universelle. L’expérience ne peut donc pas suffire à nous donner toutes nos connaissances.
-et au rationalisme de Descartes ou Leibniz (pour lequel l’esprit humain peut tout connaître a priori, i.e., antérieurement à l’expérience à la limite, l’esprit peut savoir comment est le monde, sans jamais consulter l’expérience
cela permet de parler du statut de la " métaphysique " : si Descartes croit qu’elle est " scientifique ", c’est parce que pour lui, nous sommes naturellement équipés, de par notre raison, de ce qu’il faut pour connaître le monde)
Or, pour Kant, l’esprit en lui-même ne peut " inventer " la connaissance ça, c’est valable seulement pour la logique et à la limite pour les mathématiques (à condition d’avoir une conception conventionnelle des maths), pas pour une connaissance (comment pourrait-on savoir d’avance comment est le monde ? !)
Conséquence : Kant critiquera la métaphysique qui selon lui consiste à faire des énoncés " analytiques ", non pas synthétiques (définitions : ) attitude consistant à croire que par les vertus de la seule pensée, on peut atteindre le réel.
Exemple : il critique la preuve ontologique de l’existence de Dieu de Descartes, qui fait de l’existence de Dieu une propriété de l’être divin infiniment parfait l’existence est contenue dans le concept même de Dieu (CRPure, Dialectique transcendantale, l’Idéal de la raison pure) : " Quand (…) je conçois une chose, quels que soient et si nombreux que soient les prédicats au nom desquels je les conçois (même en les déterminant complètement), par cela seul que j’ajoute que cette chose existe, je n’ajoute absolument rien à la chose. (…) Cette preuve ontologique (cartésienne)si vantée, qui prétend démontrer par ses concepts l’existence d’un être suprême, perd donc toute sa peine, et l’on ne deviendra pas plus riche en connaissances avec de simples idées qu’un marchand ne le deviendrait en argent si, dans la pensée d’augmenter sa fortune, il ajoutait quelque zéros à sa caisse ".
3)(éventuellement) dans la partie falsificationiste et ensuite holiste sur le rôle de contrôle ou de preuve de l’expérience
4) et finalement, est-ce que la critique des preuves de l’existence de Dieu vous paraît juste ? (ici, recours à l’herméneutique : il ne faut pas confondre " vrai " et " doué de sens " là est la limite du discours scientiste ou positiviste) ainsi, si les sciences humaines sont critiquées, c’est surtout parce qu’elles cherchent à être un discours scientifique (lois, langage mathématique, etc.)
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