Plan
INTRODUCTION
I- LE DÉTERMINISME CONTRE LA LIBERTÉ
A- Le déterminisme naturel/ universel
B- Que la liberté n’est pas compatible avec le déterminisme naturel : le libre-arbitre
II- CRITIQUE DU LIBRE-ARBITRE
III- LE LIBRE-ARBITRE N’EST PAS UNE VÉRITABLE LIBERTÉ - DESCARTES, LETTRE À MESLAND
IV- LE DÉTERMINISME GOUVERNE-T-IL LE MONDE ?
A- Les conditions onto/cosmologiques de la liberté -Aristote
B- La confusion fatalisme et déterminisme : la nécessité exlcut-elle tout déterminisme?
C- Penser le déterminisme, non en termes de nécessité stricte mais en termes d’influence
BIBLIOGRAPHIE
Cours
Nous avons vu à travers la théorie de linconscient que tout ce que nous faisons, disons, et même, sommes, est profondément lié à ce que nous avons fait, subi, etc., dans notre enfance. Par conséquent, mon passé est déterminant : il est la cause de nos actes ou de nos dires. Nous ne sommes donc pas libres, i.e., pas les maîtres absolus de nos actes, de nous-mêmes. Il semble que le déterminisme ici à luvre soit un obstacle à la liberté, et fasse de celle-ci une véritable illusion.
Problème : si cest vrai, alors, nous ne sommes pas responsables de nos actes. Je nai pas moi-même, en mon âme et conscience, voulu faire cela, jy ai été poussé par une force obscure, celle de mon inconscient.
Il semble donc important dessayer daccorder les termes, apparemment contradictoires, de « liberté » et de « déterminisme ». Sinon, plus personne nest responsable de rien. Dautant plus que le déterminisme à luvre dans linconscient, nest pas le seul : ny a-t-il pas un déterminisme non culturel ou historique, mais naturel ? Cf. lexpression de déterminisme naturel, qui sera à étudier en détail, surtout dans ses rapports avec la notion de liberté.
Ce que nous serons amenés à remettre en question, cest soit :
- la notion que nous avons de la liberté : nous voulons en effet quelle soit absolue ; cest la validité dune telle position que nous allons interroger
- la notion elle-même de déterminisme : est-il, lui aussi, absolu, i.e., rigide ? Ny a-t-il pas un déterminisme que lon pourrait penser en termes plus souples, par exemple, comme une influence ?
I-
LE DETERMINISME CONTRE LA LIBERTE
A- LE DETERMINISME NATUREL/ UNIVERSEL
Cest une thèse qui stipule quil ny a pas dévénement sans cause, et que, dans les mêmes conditions, les mêmes causes produisent les mêmes effets ; synonyme : principe de causalité
Par suite, tout ce qui arrive naurait pu être autre quil nest ; synonyme, ici, de nécessité. Mais cest la conséquence concernant la nature du monde quont tiré les philosophes du déterminisme scientifique.
Opposés : le hasard les causes finales
Ce principe du « déterminisme universel » est à la base de la science physique. En effet, il permet de prédire ce qui va arriver.
Doù la forme philosophique de ce principe, énoncée pour la première fois chez Laplace (1749-1827) dans lEssai philosophique sur les probabilités (1776). La connaissance du présent conduit à celle du passé, comme de lavenir.
Tous les événements sont une suite des lois de la nature. Même ceux qui ne le paraissent pas. Exemple : que la pluie tombe ; que la mouche batte des ailes ; que Hitler ait fait tuer les Juifs ; et que jaime Félicia : tous ces événements sont des suites des lois de la nature. Nous les faisons dépendre (surtout les deux derniers) de causes « finales » (intention, désir, etc.) ou du hasard, car ils arrivaient sans ordre apparent. Mais ce sont des causes imaginaires, qui ne sont que lexpression de lignorance où nous sommes des véritables causes. Les événements actuels ont avec les précédents une liaison fondée sur le principe évident, quune chose ne peut commencer dêtre sans une cause qui la produise.
« Nous devons envisager létat présent de lUnivers comme leffet de son état antérieur, et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui pour un instant donné connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si dailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à lanalyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de lUnivers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et lavenir, comme le passé, seraient présents à ses yeux. » |
3)
N.B. on peut se demander pourquoi nous parlons de déterminisme
« naturel »
Ne présupposons-nous pas, avec ce qualificatif, que seule la nature peut obéir au déterminisme ? Que le principe de causalité, la nécessité, etc., tout cela ne vaut que des choses et des êtres naturels ? Et quil y a des êtres, bien entendu, qui ne sont pas naturels, ou en tout cas, puisquil semble quon ne puisse dire cela que de Dieu ou des anges, qui ne sont pas seulement naturels ?
Pourtant, lexpression de déterminisme « universel » implique, quant à elle, que le déterminisme sapplique à tout. I.e. aux pierres, aux bêtes, aux hommes également. Et cest ça qui va nous gêner pour affirmer la liberté de lhomme.
B-
QUE LA LIBERTE NEST PAS COMPATIBLE AVEC LE DETERMINISME NATUREL
: LE LIBRE-ARBITRE
1) Définition de la liberté comme libre-arbitre
En effet, quest-ce que la liberté ?
Nous pensons tous quêtre libre, cest avoir le choix entre plusieurs contraires ou possibilités, et que ce que jai fait ou fais maintenant, en vertu de ce (libre) choix, aurait pu être différent.
On a donc plusieurs idées :
-Je nai pas été contraint, poussé, déterminé, causé, etc. à faire ce que jai fait (2) .
- Rien ne me détermine à choisir un parti plutôt quun autre (que le parti contraire).
- Faculté pour lindividu de se faire tout entier lui-même
Cest ce quon appelle le « libre-arbitre ». Faculté de se déterminer soi-même à agir, et de choisir entre des contraires sans que rien ne my contraigne. Pouvoir de décision absolu en moi, de décider à partir de rien, sans motif contraignant ; capacité de commencement pur.
Lexemple-type du libre-arbitre cest lacte gratuit, lacte qui serait motivé par rien et nécessité par rien. Cf. Gide, Les caves du Vatican, le personnage de Lafcadio ; K. Lewin, Crime ; Dieu et la création ex nihilo.
Exemple : Gide, Les caves du Vatican :
Gide, dans Prométhée mal enchaîné, dit que « cest là ce qui distingue lhomme des autres animaux : une action gratuite, un acte qui nest motivé par rien, intérêts, passions, rien, lacte désintéressé né de soi, lacte aussi sans but donc sans maître, lacte libre ». Est libre celui qui agit sans raison. Lhomme aurait le pouvoir daccomplir nimporte quelle action, même un acte tout à fait absurde.
Dans Les caves du Vatican, il fait accomplir à lun de ses personnages un acte gratuit. Le jeune Lafcadio se rend à Rome et voyage dans le même compartiment quun vieillard inconnu de lui , nommé « Fleurissoire ». Tout à coup, le vieillard étant debout devant la portière, lidée surgit dans lesprit de Lafcadio de pousser son compagnon de voyage. Il décide que sil peut compter jusquà 12 avant de rencontrer un feu, Fleurissoire est sauvé. A 10, il perçoit un feu et accomplit son forfait.
Cest donc un acte accompli sans fondement par suite dune décision arbitraire, issue du hasard ou dun pur caprice.
2) Confrontation au déterminisme
Pourtant, si vraiment le monde dans sa totalité obéit au principe du déterminisme universel, on ne voit pas comment cela pourrait être vrai. Il y aura toujours une cause de ce que je fais, cette cause elle-même aura une cause, qui elle aussi aura une cause, etc. En affirmant que mon acte est libre, je ne fais rien dautre que commettre une faute de logique, puisque jaffirme lexistence dun acte, dun événement, sans cause.
Bref, même si je ne me rends pas compte, je suis déterminé à agir comme je le fais, je ne suis pas libre.
Si donc on croit au déterminisme, alors, on doit dire quil est exclu que lon puisse faire autre chose que ce que lon fait.
Les circonstances préexistantes à lacte déterminent nos actions et les rendent inévitables. La somme totale de toutes les expériences, désirs, savoirs, dune personne, la constitution quil a héritée (par ses gènes, mais aussi par son éducation), les circonstances sociales et la nature du choix auquel elle est confrontée, ajoutés à dautres facteurs que nous ne connaissons peut-être pas, se conjuguent pour rendre inévitable, dans ces circonstances, une action particulière.3
On ne voit guère alors comment échapper aux diverses sortes de nécessitarisme (définition : toutes les choses sont insérées dans un réseau de causes, et il y a nécessité de ce système de causalité4 ) ; il semble bien que, logiquement, ils soient irréfutables, même si intuitivement ils nous révoltent et semblent faux.
a) la sociologie (le déterminisme social)
b) le fatalisme
- le fatalisme : de « fatum », destin ; « fari », dire. Le destin, cest ce qui a été dit par loracle et arrivera inévitablement, puisque ça a été dit et écrit. Se fonde sur le thème nécessitariste de la connexion de toutes les causes dans une réalité unique
Exemples :
- Sophocle, dipe-Roi : malgré lui, quoiquil fasse, dipe tuera son père et épousera sa mère
-
le Coran : cest Allah qui vous a créés, vous
et vos actes
3)
Les différentes solutions possibles : comment rendre compatibles
liberté et déterminisme ?
On pourrait envisager la compatibilité du déterminisme
et de la liberté, en soutenant une de ces thèses :
le monde nobéit pas au déterminisme (il y a réellement du hasard, de la contingence, dans la nature, etc.) cf. Aristote; Leibniz Cest la seule solution car si on sinterroge sur ce que doit être le monde pour quil y ait liberté, alors, on ne peut que répondre quil ne doit pas obéir à la nécessité : ce sera la partie IV A-B |
le libre arbitre est impossible ou nest quune illusion : ce sera la partie II |
|
ou bien on dit, ce qui ressemble à la première solution, que le déterminisme nest pas à penser en termes de nécessité mais dinfluence (la sociologie) : ce sera la partie IV C et notre conclusion |
le libre-arbitre nest pas une véritable liberté (Descartes) : ce sera la partie III |
Lhomme
nest pas un être seulement naturel ; par conséquent
tout ce qui existe nest pas naturel ; sans doute
y a-t-il dautres lois, et lhomme peut-il se déterminer
à agir en vertu de ces lois, qui ne sont pas soumises
mais en quelquesorte au-dessus de ces lois naturelles cf.
Kant . |
Nous allons explorer
une à une ces solutions possibles à notre problème
; si aucune ne nous satisfait, alors, nous devrons déclarer
incompatibles le déterminisme et la liberté, ou, plus
précisément, nous déclarerons que la liberté
nexiste pas.
1) Le libre arbitre est une illusion (la liberté nexiste pas)
On peut se rapporter ici aux pièges de la conscience/ expérience immédiate de soi-même.
a) Le sentiment du libre choix
Jai bien le sentiment dêtre libre de choisir : en ce moment, je pourrais très bien décider daller boire une bière au bar du coin ou au cinéma, plutôt que décrire et de réfléchir.
Au reste, il est si évident que nous avons une volonté libre, qui peut donner son consentement ou ne pas le donner, quand bon lui semble, que cela peut être compté pour une de nos plus communes notions. Nous en avons eu ci-devant une preuve bien claire ; car, au même temps que nous doutions de tout, et que nous supposions même que celui qui nous a crée employait son pouvoir à nous tromper en toutes façons, nous apercevions en nous une liberté si grande, que nous pouvions nous empêcher de croire ce que nous ne connaissions pas encore parfaitement bien. Or ce que nous apercevions ditinctement, et dont nous ne pouvions douter, pendant une suspension si générale, est aussi certain quaucune autre chose que nous puissions jamais connaître. |
b) Critique du sentiment du libre arbitre : Spinoza
On peut r épondre à Descartes ainsi quau sens commun que rien nempêche que nous ayions ce sentiment, et que, en réalité, le monde obéisse à la nécessité et que donc ce choix soit en réalité déterminé, par des causes ou des mobiles dont je nai pas conscience. A moins de dire avec Descartes que la conscience ne peut jamais nous tromper ; or, nous avons vu que cette thèse nétait pas fondée, notamment à travers la théorie de linconscient.
Spinoza montre dans lEthique que nous ne faisons pas lexpérience du libre-arbitre : on prend seulement lignorance des causes pour une expérience de leur inexistence. Nous sommes réellement déterminés, mais nous avons conscience dêtre libres, à cause de lignorance des causes qui nous déterminent
Spinoza, Ethique, III, 2, Scolie « Telle est cette liberté humaine que tous les hommes se vantent davoir, et qui consiste en cela seul que les hommes sont conscients de leurs désirs et ignorants des causes qui les déterminent » |
Exemple : se dire libre, cest être comme une pierre qui aurait conscience de son élan vers le bas mais ignorerait la loi de la chute des corps.
« Pour rendre cela clair et intelligible, concevons une chose très simple : une pierre par exemple reçoit dune cause extérieure qui la pousse, une certaine quantité de mouvement et, limpulsion de la cause extérieure venant à cesser, elle continuera à se mouvoir nécessairement. Cette persistance de la pierre dans le mouvement est une contrainte, non parce quelle est nécessaire, mais parce quelle doit être définie par limpulsion dune cause extérieure. Et ce qui est vrai de la pierre, il faut lentendre de toute chose singulière ( ) parce que toute chose singulière est nécessairement déterminée par une cause extérieure à exister et à agir dune certaine manière déterminée. Concevez maintenant, si vous voulez bien, que la pierre tandis quelle continue à se mouvoir, pense et sache quelle fait effort, autant quelle peut, pour se mouvoir. Cette pierre, assurément, puisquelle a conscience de son effort seulement et quelle nest en aucune façon indifférente, croira quelle est très libre et quelle ne persévère sans son mouvement que parce quelle le veut. Telle est cette liberté humaine que tous se vantent de posséder et qui consiste en cela seul que les hommes ont conscience de leurs appétits et ignorent les causes qui les déterminent " |
2) Les limites dune telle critique
Le problème de la thèse
de Spinoza, cest que si elle prend bien acte du fait que,
contrairement à ce que soutenait Descartes, la conscience
nest pas synonyme de connaissance, mais bien plus souvent
dillusion, elle ignore un des aspects de notre expérience
de la liberté ; en loccurrence, elle ne peut rendre
compte de notre expérience morale. Elle semble même
mener à terme, comme on va le voir, à nier toute moralité,
ou à déclarer vaine la morale.
a) Le remords
Le remords : que faire de ce sentiment, bien réel, et qui suppose que le déterminisme nest pas vrai, puisque je me dis alors que jaurais dû (et donc pu) agir autrement que je ne lai fait ?
Faut-il dire que ce nest quune illusion, et que si elle sest perpétrée, ou si elle est présente chez tous les hommes, cest parce quelle est socialement utile ?
I.e., soit cest la sélection naturelle et alors toujours les lois naturelles qui en sont à lorigine, soit la société, qui en a besoin et la donc perpétré en lhomme par habitude ; et alors, toujours pas de liberté (cf. Nietzsche, La généalogie de la morale)
b) Liberté et responsabilité
Si nous ne sommes pas absolument libres5 , il semble que nous ne soyions plus responsables, ou du moins, pas entièrement responsables.
Responsabilité : capacité du sujet à rendre compte de ses choix, non par des déterminations pulsionnelles, mais rationnelles. Sujet responsable : synonyme dimputable. A qui on peut imputer une faute.
Nest-elle pas un des composants nécessaires de la liberté ? Par conséquent, si on enlève lune, on enlève lautre !
Camus, Réflexions sur la peine capitale « si un homme est conduit, par les lois de la nature, à faire ce quil fait, nous ne pouvons ni len approuver ni le blâmer, pas davantage que nous ne pouvons reprocher à une montre dêtre en avance ou en retard. » |
Conséquences :
b1) Abolition de la justice et du droit
Plus de prisons, plus de punitions
puisque nous ne sommes pas entièrement libres de nos choix.
7
Ib.« la louange et le blâme, le châtiment en tant que vengeance ou paiement dune dette sociale, nont pas leur place dans un système qui considère lhomme comme appartenant à lunivers naturel et qui admet par conséquent que son caractère comme ses actes découlent de ces lois. Devant toute situation donnée, lhomme réagit comme il devait réagir. Il ne pourrait agir autrement que si son caractère ou sa situation, ou les deux, étaient différents. ( ) Dire que x naurait pas dû tuer y revient à dire que x naurait pas dû être x. ( ) Au regard dun système juridique cohérent du point de vue déterministe, les définitions en usage devant nos tribunaux seraient considérées comme de pures absurdités. « La responsabilité pénale » serait une absurdité, puisque le mot « responsabilité » implique la possibilité dun libre choix devant laction, tandis que le libre choix est une illusion, et que toutes nos actions sont déterminées à lavance. « Je nai pas pu men empêcher », suffirait à la défense de chacun, puisque aucun de nous ne peut sempêcher dêtre ce quil est et de se conduire comme il se conduit. » |
b2) Abolition de la morale
Si nous ne sommes pas libres, quel sens pour la loi morale, qui na de loi que le nom (ce nest pas une loi au sens de loi physique en tout cas) : une loi morale ne nécessite pas mais fait appel à notre capacité à choisir entre le bien et le mal. Un animal ne se donne pas de lois morales !
Nous devons donc par tous les moyens essayer de sauver la liberté de lhomme, car sans elle, on perd notre moralité. 8
Cf. St Thomas, Somme théologique, I, qu. 83 : « Lhomme possède le libre arbitre, ou alors, les conseils, les exhortations, les préceptes, les interdictions, les récompenses et les châtiments, seraient vains ». |
III- LE LIBRE-ARBITRE NEST PAS UNE VERITABLE LIBERTE - DESCARTES, LETTRE A MESLAND
Pour ce faire, ne peut-on pas montrer que le libre arbitre, tel
quil est défini intuitivement, tel quon la
trouvé chez Gide, ne correspond pas à la véritable
liberté, quau contraire, il est un assujettissement
?
Thèse : le libre arbitre, sil est compris comme une liberté dindifférence9 est le plus bas degré de la liberté ; cest une « caricature de la liberté ».
Pourquoi cette thèse cartésienne sapplique-t-elle aussi à lexistence de lacte gratuit ? Parce que lacte gratuit serait un acte sans raison, sans motif déterminant ; il présuppose que moins on a de raisons pour faire ce quon fait, plus on est libre. Or, cest bien ce à quoi revient aussi au bout du compte laffirmation de la liberté dindifférence : rien ne nous pousse à faire ce quon fait (ni cause ni raison, ni mobile ni motif10 ).
Descartes, Lettre au Père Mesland, 9 février 1945 Pour ce qui est du libre-arbitre, je suis complètement
daccord avec ce quen a écrit le Révérend
Père. Et, pour exposer complètement mon opinion,
je voudrais noter à ce sujet que lindifférence
me semble signifier proprement létat dans lequel
est la volonté lorsquelle nest pas poussée
dun côté plutôt que de lautre
par la perception du vrai ou du bien ; et cest en ce
sens que je lai prise lorsque jai écrit
que le plus bas degré de la liberté est celui
où nous nous déterminons aux choses pour lesquelles
nous sommes indifférents. Mais peut-être que
dautres entendent par indifférence une faculté
positive de se déterminer pour lun ou lautre
des deux contraires, cest-à-dire pour poursuivre
ou pour fuir, pour affirmer ou pour nier. Cette faculté
positive, je nai pas nié quelle fût
dans la volonté. Bien plus, jestime quelle
y est, non seulement dans ces actes où elle nest
pas poussée par des riasons évidentes dun
côté plutôt que de lautre, mais aussi
dans tous les autres ; à ce point que, lorsquune
raison très évidente nous porte dun côté,
bien que, moralement parlant, nous ne puissions guère
aller à lopposé, absolument parlant, néanmoins,
nous le pourrions. En effet, il nous est toujours possible
de nous retenir de poursuivre un bien clairement connu ou
dadmettre une vérité évidente,
pourvu que nous pensions que cest un bien daffirmer
par là notre libre-arbitre. |
Le libre-arbitre (entendu comme liberté dindifférence ou comme acte gratuit) nest par conséquent pas toute la liberté, mais un de ses aspects, peut-être même une de ses définitions, erronée qui plus est.
La seule liberté dindifférence existe par rapport à ce que je ne connais pas ou à ce que je connais mal.
Toutefois, Descartes ne semble pas abandonner tout à fait la définition de la liberté comme libre-arbitre ou libre choix. Disons plutôt quil y aurait deux définitions du libre arbitre, une négative, et une positive :
1) il y a l « arbitrium brutum » (non réfléchi) : les termes de lalternative sont identiques ; il y absence de motifs. Cest une liberté hésitante parce quaucun des deux termes de laternative napparaît comme évident. Cf. Rousseau qui montre bien que la liberté dans laquelle nentre nulle réflexion, nul motif, est en fait une liberté desclave, puisquon obéit à rien dautre quà ses penchants, aux lois de linstinct. Cette liberté là ne nous distingurait pas de lanimal 12
2) le véritable libre arbitre est pour Descartes une liberté
qui voit le bien et le mal avec évidence. On sait ici ce
que lon fait. Que lon réponde oui ou non, que
lon choisisse le contraire de ce que lon voit avec clarté,
cela est la plus haute liberté. Pourquoi ce dernier aspect
? Parce que Descartes se rend compte que si lon est contraint
de suivre ce que lon voit avec évidence, alors, on
ne peut être dit libre
La véritable liberté, au contraire, sapplique à une action qui a des motifs et des buts. Elle doit être intentionnelle, projetée, décidée, on doit pouvoir en rendre compte de manière intelligible, à soi-même comme à autrui. Il y a donc bien quelque chose qui détermine en quelque sorte mon action, mais ce quelque chose ce nest pas une cause, une pulsion, un désir, une force, mon milieu social, etc. (bref, les circonstances extérieures) ; cest une raison, un motif.
Liberté = capacité de choix réfléchi, non nécessité par des penchants13 .
Descartes saccorde donc avec
la philosophie antique. Pour être libre, il faut voir clair
: mieux je connais ce dont je juge, plus je suis libre. Etre libre,
choisir librement, cest choisir à la fois son action
et les résultats prévisibles de celle-ci, en connaissance
de cause.
Lenjeu est fort : en effet, si on enlève de la liberté
le caractère de rationalité, de délibération,
alors, on peut dire que nimporte quel être est libre.
Un animal, un bébé, et même pourquoi pas une
pierre qui tombe, de leau qui coule dun vase, sont libres,
car doués de spontanéité
Exercice : que devient lacte gratuit de Lafcadio ? Est-ce un acte libre ? Et en quoi finalement ne peut-il dit être gratuit ?
- il nest pas gratuit : en effet, il se donne un but et réfléchit sur les moyens datteindre ce but ; il émane dune décision
- il nest pas libre car il émane plus dune impulsion que de la volonté : il agit sans se demander si son action est bonne ou mauvaise ; son action est déterminée par un caprice (il est donc plus agi quil nagit)
IV- LE DETERMINISME GOUVERNE-T-IL
LE MONDE ?
Nous venons de définir la liberté comme un choix rationnel. Un choix rationnel, cest un acte accompagné de délibération (réflexion sur les moyens et les motifs nous permettant datteindre une certaine fin posée préalablement).
A- LES CONDITIONS ONTO/COSMOLOGIQUES DE LA LIBERTE -ARISTOTE
Que doit être le monde afin quon puisse être libre en ce sens ? Quelles sont les propriétés du monde que lon présuppose toujours quand on exerce le « choix réfléchi » ? Cest cette dernière question qui va nous occuper dans la partie IV, et qui va donc nous permettre davancer un peut dans le traitement de notre question intiale.
Pour y répondre, il va falloir
nous demander sur quoi on délibère ; Aristote y répond
dans Ethique à Nicomaque, III, 5.
1) Elle exclut de son domaine les faits sur lesquels nous navons
pas de prise
Aristote, Ethique à Nicomaque, III, 5 Sur les entités éternelles, il ny a jamais objet de délibération : par exemple, lordre du monde ou lincommensurabilité de la diagonale avec le côté du carré. Il ny a pas davantage de délibération sur les choses qui sont en mouvement mais se produisent toujours de la même façon, soit par nécessité, soit par nature, soit par quelque autre cause : tels sont par exemple, les solstices et le lever des astres. Il nexiste pas non plus de délibération sur les choses qui arrivent tantôt dune façon tantôt dune autre, par exemple, les sécheresses et les pluies, ni sur les choses qui arrivent par fortune, par exemple la découverte dun trésor. Bien plus, la délibération ne porte pas sur toutes les affaires humaines sans exception : ainsi un Lacédémonien ne délibère pas sur la meilleure forme de gouvernement pour les Scythes. Cest quen effet, rien de tout ce que nus venons dénumérer ne pourrait être produit par nous. Mais nous délibérons sur les choses qui dépendent de nous et que nous pouvons réaliser. |
Nous ne délibérons pas sur le nécessaire, i.e. :
- la nature, lordre du monde (nécessité métaphysique)
- lincommensurabilité de la diagonale avec le côté du carré (mathématiques = science du nécessaire)
- les choses en mouvement, domaine de la physique (la physique est la science des phénomènes se répétant de manière régulière)
Nous ne délibérons pas
non plus sur le hasard, la chance, car nous navons aucune
prise sur cela.
2) Domaine : les « affaires humaines »
(suite) Par contre, tout ce qui arrive par nous et dont le résultat nest pas toujours le même, voilà ce qui est lobjet de nos délibérations : par exemple, les questions de médecine ou daffaires dargent La délibération a lieu dans les choses qui, tout en se produisant avec fréquence, demeurent incertaines dans leur aboutissement ainsi que là où lissue est indéterminée |
Son objet est donc constitué par ce qui est en notre pouvoir
et sur quoi nous pouvons agir. I.e. : « tout ce qui arrive
par nous et dont le résultat nest pas toujours le même
». Ce sont les choses qui, tout en se produisant avec fréquence,
sont incertaines quant à leur aboutissement. Il y a une certaine
régularité, ce qui soppose au hasard : sinon,
on serait dans le domaine de ce sans quoi nous navons aucune
prise.
Aristote nomme ce domaine le domaine de la contingence ou encore le domaine des affaires humaines (aujourdhui : le probable). Cette dernière appellation vient du fait que cest grâce à la contingence et dans la contingence seule que peuvent sexercer toutes les actions/ délibérations humaines ; et également du fait que contrairement au raisonnement mathématique, les décisions ne vont pas être aussi rigoureuses, si infaillibles. On retrouvera ici lhistoire, léthique, lesthétique
Afin que la délibération rationnelle, la vraie liberté, ne soit pas illusoire, il faut donc quil existe des choses qui narrivent pas nécessairement, qui ne soient pas strictement soumises au déterminisme. Que le déterminisme ne soit pas universel. Il doit y avoir dans le monde des choses qui réellement sont indéterminées. On affirmerait ici la possibilité de lexistence dune indétermination réelle, ce qui diffère dune indétermination qui serait le fruit dune ignorance de notre part, dun défaut de connaissance. La délibération et le choix viennent de la nature du monde, non de notre ignorance.
Lavenir doit donc être non déterminé, pour que nous puissions choisir (librement). Il y a dans tout choix de multiples possibilités qui sont envisagées, et sans doute toutes ces possibilités pourraient être à lavenir. Mais seule adviendra lune delles (celle que jaurai choisie). Cela implique que dans le monde il y a des choses qui peuvent être ou ne pas être, qui peuvent être ainsi ou être autrement quelles ne le sont.
Il nous faut donc prouver que le monde nobéit pas strictement à la nécessité14 , afin de sauver l'existence de la liberté.
B- LA CONFUSION FATALISME ET DETERMINISME : LA NECESSITE EXLCUT-ELLE TOUT DETERMINISME?
Nous allons pour ce faire lire un grand texte de Leibniz, issu de la Théodicée; je conseille aussi, parallèlement, la lecture du texte d'Aristote issu du De Interpretatione, Chapitre IX, sur les futurs contingents. Ces deux textes montrent non seulement que la contingence existe, que tout n'est pas strictement déterminé, et que le déterminisme, si on comprend bien sa signification, ne s'y oppose nullement (donc : il ne s'oppose sans doute pas à l'existence de la liberté)
1)
Leibniz, Théodicée, §85 : le sophisme du
paresseux15
Les hommes presque de tout temps ont été
troublés par un sophisme que les anciens appelaient
la raison paresseuse, parce quil allait à ne
rien faire ou du moins à navoir soin de rien,
et à ne suivre que les plaisirs présents. Car,
disait-on, si lavenir est nécessaire, ce qui
doit arriver arrivera quoi que je puisse faire. Or lavenir,
disait-on, est nécessaire, soit parce que la divinité
prévoit tout, et le préétablit même,
en gouvernant toutes les choses de lunivers ; soit parce
que cela arrive nécessairement par lenchaînement
des causes ; soit efin par la nature même de la vérité
qui est déterminée dans les énonciations
quon peut former sur les événements futurs,
comme elle lest dans toutes les autres énonciations,
puisque lénonciation doit toujours vraie ou fausse
en elle-même, quoique nous ne connaissions pas toujours
ce qui en est. Et toutes ces raisons de détermination
qui paraissent différentes, concourent enfin comme
des lignes à un même centre : car il y a une
vérité de lévénement futur,
qui est prédéterminé par les causes,
et Dieu la préétabli en établissant
ces causes. |
Questions :
1- Quelles sont les différentes sortes de fatalisme? En quoi se distinguent-ils entre eux?
2- Définition de l'argument du paresseux
3- Pourquoi est-ce un sophisme? Quelle est la plus confusion logique opérée par le fatalisme?
4- En quoi, en plus d'être erroné logiquement, est-il néfaste moralement?
5- Pourquoi le fait que ce soit un sophisme montre bien qu'il doit y avoir de l'indétermination, de la contingence?
1-
Fatum mahometanum |
fatum stoïcum |
fatum christianum |
Conséquence : on imagine les événements détachés de leurs causes |
conséquence : produit une patience forcée, sans espérance |
conséquence : produit un contentement, une quiétude de lâme, qui sait que tout ce qui lui arrivera est inscrit dans le meilleur des mondes17 |
2- Puisque tout est déterminé par avance, alors, rien
ne sert d'agir : quoique je fasse, cela arrivera de toute façon.
3- Le sophisme du paresseux est un faux raisonnement partant dune thèse vraie. Le résultat prévu, pré-déterminé, incite à ne rien faire en disant que ce qui doit arriver, arrivera quand bien même je ne fais rien.
Le fatalisme ou le nécessitarisme ne comprend pas la nature véritable du déterminisme. Il croit que lavenir est entièrement déterminé quoiquil se produise, quoi que nous fassions. Alors que le déterminisme, au contraire, conclut seulement, après de multiples expériences, que tel effet sensuivra si on a telle cause. Le fatalisme revient donc en fait à nier le déterminisme puisquil suppose que lon peut avoir leffet sans avoir la cause ! Le déterminisme ne soppose nullement, dès lors, à la liberté, du moins sa connaissance peut-elle mener à une libération de l'homme, à sa maîtrise sur les événements naturels : en effet, si je sais que telle cause mène à tel effet, alors, à moi de tout faire pour produire cette cause
4- Cf. dernier §
5- Si pas dindétermination, alors, pas de place pour la liberté et pour leffort : le nécessitarisme justifie largument ou le sophisme du paresseux.
Enjeu : intéressante solution, car elle permet daffirmer que lhomme est libre, tout en nopérant pas une coupure entre lhomme et lunivers. La nature de lunivers elle-même, permet à lhomme dêtre libre.
2) Et si le "problème" de l'existence de la contingence était un faux problème ?
Dans ce cas, elle n'est même pas à prouver
Cf. fait que ce qui est nécessaire, ce sont les lois de la nature. Mais dans la nature, ce qui existe nest pas général mais particulier. Le particulier est bien, il me semble, contingent !
Exemple : sil est nécessaire que la pierre tombe selon la chute des corps, il ne lest pas quelle tombe (le déterminisme vaut des lois de la nature, il s'affirme du général, pas du particulier, qui, lui, est contingent)
Cf. aussi le célèbre exemple d'Aristote (op. cit.) : "il est nécessaire que demain, il y aura une bataille navale ou il n'y en aura pas" : ce qui est nécessaire, dit Aristote, c'est l'alternative ("ou"). L'une des solutions arrivera nécessairement. Mais, jusqu'à demain, l'une ou l'autre des solutions peut très bien advenir : cela n'est pas déterminé ou nécessaire.
Le déterminisme n'a donc aucune raison de s'opposer à la liberté, bien au contraire. Cf. fait que loin d'être lantithèse de la liberté, il peut tout à fait permettre une libération (il nempêche pas que lhomme puisse agir sur lui !).
N'est-ce pas après tout le présupposé même de la psychanalyse? Cf. fait que connaître les causes qui nous déterminent à faire ce qu'on fait, est libérateur.
De même, la sociologie : quand Durkheim cherche quelles sont les causes sociales et réelles du suicide, il cherche surtout par là un moyen de lutter contre ce phénomène social.
C- PENSER LE DETERMINISME, NON EN TERMES DE NECESSITE STRICTE MAIS EN TERMES DINFLUENCE
On pourra ici réfléchir sur la différence entre "influence" et "déterminisme". La notion d'influence est plus large que celle de déterminisme, au sens où, pour reprendre l'expression célèbre de Leibniz, il peut y avoir influence sans nécessité. Par exemple, plutôt que de dire que nous sommes déterminés par notre passé, par notre éducation, notre milieu social, etc., pourquoi ne pas dire que nous sommes "influencés"? Ie, que ces causes ne sont pas nécessitantes, mais qu'elles influent seulement sur nous?
Je peux toujours trouver une personne qui a été violée dans son enfance, ou battue par ses parents, ou des parents alcooliques, qui pour autant n'ont pas de traumatismes, qui pour autant ne sont pas eux-mêmes alcooliques, etc. De même, certaines personnes issues de milieux sociaux très modestes accèdent aujourd'hui à des métiers que l'on place haut dans l'échelle sociale, etc.
Il faut donc dire que nous sommes "en gros" déterminés, ie, influencés seulement mais pas nécessités. Nous ne sommes donc pas déterminés à faire ce que nous faisons.
Cf. Durkheim : de quelles causes nous parle-t-il, quand il nous parle de causes sociales déterminentes? Influent-elles ou nécessitent-elles? Il semblent qu'elles influent seulement :
- d'abord, il y a concomitance (ce qu'on sait c'est que tel effet va avec telle cause)
- ensuite, il y a généralité,
statistique : si tous les cas ne tombent pas sous la règle,
alors, il n'y a pas nécessité
Aristote, Ethique à Nicomaque, surtout le Livre III
Bossuet, Traité du libre arbitre
A. Camus et A. Koestler, Réflexions sur la peine capitale, Presses Pocket, Agora, 1979
Camus, Caligula (où lon voit que le passage à lacte du criminel est lexpérimentation dune liberté suprême et la preuve de son pouvoir sur la vie)
C. Carr, Laliéniste, Presses Pocket (roman) ; Lange des ténèbres, ib. (le criminel est-il responsable de ses actes ? Est-il un monstre, un fou ? etc.)
K. Levin, Crime, (roman)
St. Mc Call, Incline without necessitating, Dialogue, 24, 1985, pp. 589-96
T. Nagel, Quest-ce que tout cel veut dire ?, une très brève introduction à la philosophie, LEclat, 1995
Popper, Plaidoyer pour l'indéterminisme,
T. Rhinehart, Lhomme-dé, Lolivier (roman)
Spinoza, Lettre 58
1 A placer après
le cours inconscient 1998
2 Ne pas confondre avec lobligation : quand vous
êtes obligés de faire quelque chose, vous êtes
libres ; quand on fait violence contre vous pour obtenir quelque
chose, on vous contraint, vous nêtes pas libre ; quand
le vent vous fait tomber, vous nêtes pas libre. Un devoir
qui est une contrainte, nest pas un véritable devoir
; cf. cours « justice » et ci-dessous, le chapitre sur
Kant
3 Cf. Nagel, Quest-ce que tout cela veut dire
?, Ed. de lEclat, p. 49 ;Camus, Réflexions sur
la peine capitale, Ed. Presses Pocket, p. 94 (et tout le chapitre
intitulé « volonté libre et déterminisme
»)
4 On verra toutefois dans la suite quil peut y
avoir au sein de ce système une contingence logique et une
relative indétermination des événements singuliers
5 Nier la notion de libre-arbitre, nest-ce pas
nier quil y ait une liberté absolue ? Sartre
dirait non, en disant que le libre-arbitre reste lié à
la notion de choix et donc à celle de volonté, et
que la véritable liberté réside dans la spontanéité.
Mais cette liberté ne me paraît pas digne dun
homme, car il lui manque la rationalité, lexercice
de lintelligence
6 Ib.
7 Nous ne faisons pas le mal volontairement, si le libre
arbitre est une illusion. On peut rendre compte du mal, des crimes,
accomplis par les hommes de multiples manières ; en général,
on préfère adopter des réponses qui toutes
reposent sur lorigine non volontaire, non libre, de laction
mauvaise. Cest en effet bien confortable, car si on pense
et accepte lorigine volontaire, libre, de laction mauvaise,
alors, il faut adopter lhypothèse selon laquelle lhomme
est un être diabolique. On trouve deux sortes de solutions
« non volontaristes » : (1) Celui qui tue, qui viole,
etc., ne savait pas ce quil faisait, et sest trompé
: il voulait faire le bien, mais il a pris le mal pour le bien.
Cest la thèse socrato/ platonicienne. Cette thèse
apparaît très nettement dans deux textes de Platon
: PT, 352b-357a; Ménon, 77b-78a. Pour Platon, celui qui connaît
le bien le fera nécessairement, et évitera le mal.
On ne fait donc jamais le mal volontairement. Mais que signifie
involontairement? On distinguera trois cas : 1) je mets
du cyanure dans le café de mon mari en croyant que cest
du sucre : involontairement signifie ici non intentionnellement,
du fait dune ignorance. 2) on me pousse et je casse
un vase en tombant : involontairement signifie ici aussi non intentionnellement,
même sil ny a pas dignorance. 3) je mets
du cyanure dans le café de mon mari sous la menace dune
arme : ici, involontairement signifie sans ignorance, intentionnellement,
mais, sans libre-arbitre. Ce que dit Platon, cest quon
ne peut faire le mal involontairement au sens de 1) et de 2). Cf.
Argument du Ménon, 78 a : « Il est donc évident
que ceux-là ne désirent pas le mal, qui lignorent,
mais quils désirent des choses quils croyaient
bonnes et qui sont mauvaises, de sorte que ceux qui ignorent quune
chose est mauvaise et qui la croient bonne désirent manifestement
le bien, nest-ce pas ? ». (1) si quelquun désire
quelque chose de mauvais, soit il sait que cest mauvais, soit
il sait que cest bon ; (2) sil croit que cest
bon, il ne désire pas quelque chose de mauvais ; (3) sil
croit que cest quelque chose de mauvais, son désir
est un désir dobtenir quelque chose de mauvais ; (4)
les mauvaises choses font du tort à ceux qui les obtiennent
et les rendent misérables ; (5) si quelquun pense quune
chose est mauvaise, il pense que lobtenir le rendra misérable
; (6) personne ne veut être misérable (tout le monde
veut le bonheur) ; (7) donc, personne ne désire ce quil
pense être mauvais. On retrouve cet argument dans le Protagoras,
sous une forme plus développée (352b-357a) : Platon
part ici du principe selon lequel le plaisir est un bien. En soi,
cette thèse nest pas platonicienne, puisquelle
ne fait pas intervenir dans la problématique morale la théorie
des Idées. Ce qui intéresse ici Platon, cest
de réfuter la foule. Lintellectualisme socratique est
évidemment directement lié à une forme délitisme.
Largument repose sur deux points essentiels : 1- lassimilation
du bien à lagréable et du mal au désagréable,
qui permet à Platon de montrer quil est absurde de
dire quon fait le mal en recherchant le bien (sauf si
cest involontaire) ; 2- lidée dun calcul
des plaisirs et des peines : il ne faut pas considérer lagréable
ou le désagréable uniquement à un moment donné,
mais dans le temps. Celui qui est vaincu par les plaisirs
ne fait pas le mal en sachant quil le fait, parce quil
a été incapable de calculer le rapport entre plaisir
et peine, i.e., entre bien et mal. (2) Ou bien, le criminel était
biologiquement/ génétiquement programmé pour
le faire le mal Cest la thèse « scientifique
» de lanthropologie criminelle du XIXe (Lombroso, Le
Gall), qui affirme que. le criminel a un cerveau défectueux.
Cest par une « inclination de sa nature » quil
tue. Il existe un tempérament criminel (donc : on naît
criminel). Conséquence : on va substituer au juge le scientifique.
Lidée de justice disparaît donc bien si lhomme
nest pas libre de faire le mal.
8 On peut dire aussi tout simplement que lexpérience
de la responsabilité, de la morale, et même le constat
de ce qui devrait arriver si le déterminisme universel était
« sans failles », cf. largument du paresseux,
prouvent (contrairement à ce que dit le 1) du II) que nous
sommes libres
9 Liberté dindifférence : quand
toutes les possibilités sont égales, ont le même
poids (cf. lâne de Buridan : « âne imaginaire
qui, selon le philosophe Buridan (XVIe), ayant également
faim et soif, hésite entre une botte de foin et un seau deau,
et, incapable de choisir, se laisse mourir. Il est lillustration
de la liberté dindifférence, i.e., de la situation
dune personne incapable de choisir entre deux actes, les mobiles
ou motifs en faveur de lune ou lautre étant équivalents
» - in Philosophie de A à Z )
10 Quand on explique une action, on a deux moyens de
lexpliquer ; ces deux moyens rejoignent les deux « niveaux
» possibles dune action : 1) niveau naturel : il y a
une cause de notre action et un mobile ; cest quelque chose
dextérieur à nous ; 2) au niveau mental : il
y a une raison et un motif ; cest quelque chose dintérieur
à nous, une pensée, une croyance, etc. Vous remarquerez
que le défenseur de lacte gratuit comme prototype de
la plus haute liberté confond les deux niveaux : pour lui,
que votre acte ait une cause ou une raison, un mobile ou un motif,
cest la même chose, vous êtes contraint ou déterminé
à faire ce que vous faites. Descartes va montrer ici que
plus vous avez au contraire de raisons ou de motifs pour faire ce
que vous faites, plus êtes libres, car vous agissez en connaissance
de cause. On peut aussi penser à Kant et Rousseau (la différence
entre être contraint et être obligé)
11 La liberté passe ici par la volonté
(choix des motifs)
12 Cf. cours « le bonheur consiste-t-il à
faire tout ce qui nous fait plaisir ? », surtout le texte
de Gorgias
13 Cf. Kant, CRPratique, Problème no II
14 Cf. aussi lhypothèse du clinamen des
philosophes matérialistes de lAntiquité : pour
eux, le déterminisme nest pas absolu, et il existe
une certaine contingence naturelle qui saccrôit quand
on passe du monde physique au monde humain
15 On comparera avec la réfutation aristotélicienne
des mégariques, qui affirmaient que tout ce qui arrive est
nécessaire (op. cit.) : Aristote, après avoir montré
les absurdités logiques du nécessitarisme (s'ils ont
raison, alors, rien n'est ni ne devient), s'appuie sur l'expérience
même de la délibération : celle-ci nous montre
bien que l'avenir dépend de nos décisions (mais bien
sûr, un Spinoza rétorquerait ici que l'expérience
que nous faisons de la liberté ne prouve rien). Cf. 18 b
32 : "En vertu de ce raisonnement, il ny aurait plus
ni à délibérer, ni à se donner de la
peine, dans la croyance que si nous accomplissons telle action,
tel résultat suivra, et que si nous ne laccomplissons
pas, ce résultat ne suivra pas".
16 Si vous voulez creuser la thèse leibnizienne,
je vous renvoie aux § suivants de la Théodicée
: § 36, 37, 38, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 55
17 Cf.La Théodicée de Leibniz, pour bien
comprendre ce point. Ce qui nous importe surtout pour le cours sur
la liberté, c'est la première sorte de fatalisme,
qui correspond à l'idée courante. S'apesantir ici
sur la doctrine leibnizienne, qui permettrait de comprendre la troisième
sorte de fatalisme, serait trop long. Je m'en excuse.
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