Plan
I- Le film
1) L'histoire
2) Questions philosophiques
3) on a besoin des autres pour rester ou être soi-même
4) un souvenir est toujours lié à d'autres !
II- Le film éclairé par la lecture de Locke, Essais sur l'entendement humain, II, xvii : la mémoire fait de moi l'individu que je suis et me permet de rester moi-même
III- Le poids du passé, ou, "vive l'oubli!" : Nietzsche, Seconde considération inactuelle, §1 (1874)
1) A quoi bon s'intéresser au passé ?
2) Considération inactuelle, §1 : La mémoire, faculté superflue, luxe inutile
Les 2 héros du film, le Coeur brisé par l’échec de leur chagrin d’amour, se rendent chacun de leur côté dans un laboratoire, Lacuna Inc., où des neurotechniciens s’appliquent à éradiquer tout souvenir de leur relation ratée.
2) Ce film pose des questions éthiques et métaphysiques :
- doit-on vouloir effacer des souvenirs, sous le prétexte qu'ils sont pénibles ?
- n'est-ce pas être lâche ?
- et trouvera-t-on réellement le bonheur en effaçant tout événement douloureux de notre mémoire ?
- effacer ses souvenirs n'est-ce pas devenir un autre ? (question de savoir ce que c'est qu'être soi-même... et par conséquent, qu'est-ce que rester soi-même ?)
En effet, on voit bien dans le film que les tentatives d’effacement de ce souvenir se heurte à plusieurs difficultésCela signifie qu'on a besoin, pour rester ou être soi-même, des souvenirs des autres, de la matérialisation des souvenirs, etc.
On a besoin des autres pour rester nous-mêmes, pour être celui qu’on est
–pour le meilleur, cf. les cas d'amnésie,
- mais aussi, pour le pire, cf. crimes commis dans des états seconds qu’on aurait complètement oublié (folie, alcool, etc.).
On peut parler d'un devoir de mémoire, non pas envers la collectivité mais envers nous-même : nous nous souvenons avec et pour les autres. Garder la mémoire c'est se préoccuper des autres.
Et, de toute façon, on peut dire que ce que montre le film c'est qu'il est impossible d'éradiquer entièrement certains pans de notre vie : cela, parce que la mémoire et l'identité personnelle n'est pas si "personnelle" que ça (cf. fait que la communauté des hommes garde l'empreinte de ce qui s'est passé)
Le fait de s'attaquer à quelques souvenirs a des effets secondaires graves : nous risquons de perdre notre personne, notre identité personnelle, avec les souvenirs douloureux que nous aimerions parfois effacer…
On peut parler, dans le film, d'un véritable vol/ viol d'identité
Cf. Leibniz : Discours de Métaphysique, § 35 : un homme qui perdrait la mémoire de son passé serait un autre homme !
Cela est "visible" dans le film car on a un travail inverse de celui qui consiste à construire son identité : au lieu de lier les instants de notre vie les uns aux autres, on décompose, et le monde devient une suite "non liée"...
Bref : la mémoire peut faire souffrir, certes, mais elle est ce qui fait de nous des êtres humains, et aussi, l'individu que nous SOMMES.
Locke, Essais sur l’entendement humain, II, chap. 27, § 9, 1690
(…) il nous faut considérer ce que représente la personne ; c’est, je pense, un être pensant et intelligent, doué de raison et de réflexion, et qui peut se considérer soi-même comme soi-même, une même chose pensante en différents temps et lieux. Ce qui provient uniquement de cette conscience qui est inséparable de la pensée, et lui est essentielle à ce qu’il me semble : car il est impossible à quelqu’un de percevoir sans percevoir aussi qu’il perçoit. Quand nous voyons, entendons, sentons par l’odorat ou le toucher, éprouvons, méditons, ou voulons quelque chose, nous savons que nous le faisons. Il en va toujours ainsi de nos sensations et de nos perceptions présentes : ce par quoi chacun est pour lui-même ce qu’il appelle soi (…) L’identité de telle personne s’étend aussi loin que cette conscience peut atteindre rétrospectivement toute action ou pensée passée.
- Thèse
La conscience est donc le fondement de ce qu’on appelle l’identité personnelle. Identité personnelle = conscience que l’être humain a d’être, d’un bout à l’autre de sa vie, la même personne, d’être « le même que soi », d’être un « soi-même » (un seul et même être).
Terme technique pour désigner cela en philosophie : ipséité. Cela qualifie une identité subjective, non objective. Objective : cf. patrimoine génétique, identité sociale, identité corporelle, etc. Subjective : rapport que j’entretiens, de l’intérieur, avec moi-même.
L’identité à soi suppose la conscience qui permet d’unifier tous mes actes, tout ce qui m’arrive. Cf. Fin du texte : on voit ici que la conscience ne se restreint pas au présent : elle s’étend jusqu’où va notre mémoire. C’est la mémoire qui nous permet d’unifier les instants épars de notre vie.
• Problème :
Si l’identité personnelle s’étend jusqu’où va notre mémoire, si elle est réductible à la conscience de soi qui est ici présentée comme individuelle (ce sont « mes » souvenirs, le rapport que j’entretiens avec ceux-ci de l’intérieur, etc.), alors suis-je encore moi-même quand fait défaut la conscience de soi ou quand je suis amnésique (temporellement ou définitivement) ?
Le problème est lourd de conséquences car, avouons-le, beaucoup d'événements du passé sont passés aux oubliettes (cf. mon enfance); si je me rappelle de choses qui se sont passées à cette époque, n'est-ce pas à travers les récits et donc les souvenirs des proches ? Ne m'a-t-on pas raconté ce que j'étais et donc en quelque sorte n serais-je pas le fruit de ma propre construction, et de celle des autres ??
III- Le poids du passé, ou, "vive l'oubli!" : Nietzsche, Seconde considération inactuelle (1874)
On s'intéresse au passé à travers une faculté : la mémoire. Le passé ne revit qu'à travers elle, dans un souvenir. Que ce soit mes souvenirs personnels ou ceux de tout un peuple. Dans un cas, j'écrirai un journal ou une biographie, je me recueillerai intérieurement, je ferai des recherches généalogiques, etc. Dans le second, on écrira des chroniques, des livres d'histoire à proprement parler, ou encore, on commémorera de grands événements.
Mais à quoi bon ? Le passé, c'est ce qui me rend esclave.
En effet, le passé n'est plus ; c'est donc ce que par définition on ne peut le changer.
Il est donc bien, comme nous le disions ci-dessus, ce qui rend malheureux, car jamais plus, par exemple, je ne serai l'enfant que j'ai été, etc. C'est ce qui fait obstacle à ma liberté : ce que j'ai fait, je ne peux pas ne pas l'avoir fait, même si je voudrais ne pas l'avoir fait. Le passé est encombrant, il m'empêche d'être ce que je voudrais être. Si dans le passé j'ai tué, alors, plus personne ne voudra admettre que je suis devenu vertueux.
Il me renvoie à la mortalité de la condition humaine : nous nous dirigeons vers une mort certaine, voilà ce à quoi me renvoie la conscience du passé, qui est la conscience du temps qui passe, et qui coule de manière irréversible.
Le passé est ce qui pèse sur moi ou sur un peuple : que de choses nous voudrions ne pas avoir faites et tenir cachées ; que de choses j'ai subies passivement dans mon enfance et qui pèsent sur mon destin Cf. Freud et la psychanalyse : le passé est ce dont on doit se débarrasser pour être heureux, pour se guérir de nos névroses.
La mémoire ne serait-elle pas alors ce qui rend l'homme malheureux ? Ne faudrait-il pas louer l'oubli et chercher à détruire la mémoire, i.e., cesser de s'intéresser sans cesse au passé ?
C'est un fait : nous avons une certaine faculté, que nous nommons la mémoire. Mais à quoi nous sert-elle ? Et sert-elle à quelque chose ?
Situons-nous ici dans le contexte nietzschéen, avec lequel vous êtes maintenant, je l'espère, familiarisé : pour qu'une faculté (et n'importe quelle chose en général) soit douée de valeur, il faut qu'elle soit utile à la vie, qu'elle ait une fonction vitale.
Voyons donc, à l'aide de l'extrait suivant, si la mémoire a une fonction vitale.
Nietzsche, Seconde considération inactuelle, Chapitre 1 (deux premiers §)
Considère le troupeau qui paît auprès de toi : il ne sait ce que c'est qu'hier ni aujourd'hui, il bondit çà et là, il bâfre, se repose, rumine, refait des bonds et ce, du matin jusqu'au soir et jour après jour, attaché serré par son plaisir et son déplaisir au pieu de l'instant, ce qui lui évite tristesse et lassitude. Cette vision est difficile à soutenir pour l'homme, car, s'il se targue de son humanité face à l'animal, il louche quand même avec envie sur son bonheur, car, ce qu'il veut à l'instar de l'animal -vivre sans tristesse ni lassitude -, lui seul le veut, et, s'il le veut, c'est en vain, puisqu'il ne le veut pas au sens de l'animal. Voici qu'un beau jour l'homme lui demanda : pourquoi ne me parles-tu pas de ton bonheur, au lieu de rester à me regarder ? L'animal aurait bien voulu répondre en disant : cela tient à ce que j'oublie toujours à l'instant même ce que je voulais dire -mais il oublia jusqu'à cette réponse, et il se tut : si bien que l'homme commença à se poser des questions.
Mais il s'en pose tout autant sur sa propre incapacité à apprendre l'oubli, sur sa continuelle dépendance envers le passé : il a beau courir plus loin, plus vite, la chaîne court avec. C'est un sortilège : l'instant qui, en un éclair, est là et n'y est plus, qui est un rien juste avant et juste après, revient pourtant comme un spectre et dérange la quiétude de l'instant suivant. Sans cesse se détache un feuillet au rouleau du temps, il tombe et s'envole, et lui retombe brusquement sur ses genoux d'homme. L'homme dit alors " je me souviens " et envie l'animal qui oublie aussitôt et voit chaque instant vraiment mourir, sombrer dans le brouillard et la nuit et disparaître à jamais. Donc l'animal vit anhistoriquement : car il se résout dans le présent comme un nombre sans reste irrationnel, il ne sait se régler, ne dissimule rien et apparaît à chaque moment pour ce qu'il est purement et simplement, et ne peut faire autrement qu'être lui-même. Par contre, l'homme s'adosse à la charge toujours plus grande du passé : elle l'écrase ou le fait verser, elle alourdit sa marche comme un ballot invisible et sombre, qu'il peut faire semblant de nier et ne nie que trop volontiers dans le commerce de ses semblables : pour susciter leur envie.
Dans ce texte, si la mémoire est constitutive de l'homme et le différencie de l'animal, c'est pour son malheur. En effet, si on compare l'animal à l'homme du point de vue de la mémoire, on constate que l'animal ne retient jamais rien : il oublie aussitôt le passé. Il peut ensuite opposer l'animal, heureux, au malheur de l'homme attaché à son passé par la mémoire
La mémoire est une faculté négative. L'homme doit non pas imiter l'animal mais cultiver une faculté en apparence négative : " capacité à oublier ". C'est l'oubli, non la mémoire, qui a une fonction vitale. Il n'est nullement un échec de la faculté de mémoriser.
L'animal témoigne par l'absurde de la valeur de l'oubli : étant donné qu'il ne retient rien et ne vit que dans l'instant, il n'a pas d'autre faculté que celle d'oublier à mesure. Pourtant, il vit paisiblement et ne souffre ni de l'excitation du désir ni de l'ennui. Son bonheur enseigne à relativiser la mémoire, qui est notre sort à nous, hommes, que le passé ou l'anticipation de l'avenir poursuivent sans relâche et tourmentent.
Dans la suite de ce premier chapitre, Nietzsche prend deux autres exemples pour illustrer la thèse selon laquelle l'oubli sert la vie et a donc une grande valeur : ceux de l'homme inculte et celui de l'homme passionné.
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