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Cours
En ce qui concerne l'histoire originale, on peut en donner une image précise en citant quelques noms : Hérodote, Thucydide, etc. Il s'agit d'historiens qui ont surtout décrit les actions, les événements et les situations qu'ils ont vécus, qui ont été personnellement attentifs à leur esprit, qui ont fait passer dans le royaume de la représentation spirituelle ce qui était événement externe et interne (c). (...) Ces historiens originaux transforment donc les événements, les actes et les situations de l'actualité en une uvre de représentation destinée à la représentation. Il en résulte que a) le contenu de ces histoires est nécessairement limité : leur matière essentielle est ce qui est vivant dans la propre expérience de l'historien et dans les intérêts actuels des hommes, ce qui est vivant et actuel dans leur milieu (d). ( )
b) Un autre trait caractéristique de ces histoires, c'est l'unité d'esprit, la communauté de culture qui existe entre l'écrivain et les actions qu'il raconte, les événements dont il fait son uvre (e). ( ) Nous pouvons appeler réfléchissante (f) la deuxième manière d'écrire l'histoire. Il s'agit d'une forme d'histoire qui transcende l'actualité dans laquelle vit l'historien et qui traite le passé le plus reculé comme actuel en esprit. Cette espèce est la plus variée et elle englobe tous ceux que nous considérons d'habitude comme des historiens. Ce qui compte ici, c'est l'élaboration des matériaux historiques et ce travail d'élaboration se fait dans un esprit qui diffère de l'esprit du contenu. D'où l'importance décisive que revêt le choix des principes dans la méthode d'interprétation et d'exposition des faits historiques. (...) a) On réclame en général une vue d'ensemble de toute l'histoire d'un peuple, d'un pays, voire de l'humanité tout entière. Les livres de ce genre sont nécessairement des compilations basées sur les historiens originaux du passé, les récits existants et quelques informations particulières. Ces uvres n'ont plus le caractère du témoignage; leur source n'est ni l'intuition ni le langage de l'intuition . cette première forme d'histoire réfléchissante fait suite à la précédente dans la mesure où elle ne se propose que de présenter la totalité de l'histoire du monde entier. La question décisive consiste à savoir si l'histoire doit ou non entrer dans le détail . (...) Cette première forme d'histoire réfléchie (g) nous conduit à une seconde manière d'envisager l'histoire : il s'agit de l'histoire pragmatique. En vérité, celle-ci n'a pas de nom particulier. Son but lui est commun avec celui de toute l'histoire : donner une image développée du passé et de sa vie. l'histoire ne nous présente pas une totalité vivante à laquelle nous pourrions prendre part, mais un monde reconstitué par la réflexion, un monde dont l'esprit. les préoccupations et 1a civilisation appartiennent au passé. Nous éprouvons aussitôt le besoin de quelque chose d'actuel. Or une telle actualité n'existe pas dans l'histoire; c'est le point de vue de l'entendement, l'activité subjective, le travail de l'esprit qui la font naître. L'apparence extérieure des faits est grise; mais le but - l'état, la patrie - la manière dont on les entend, leur connexion interne, l'Universel qui réside en eux, cela est permanent, valable dans le présent, dans le passé et pour toujours.
C'est le moment d'évoquer les réflexions morales qu'on introduit dans l'histoire.: de la connaissance de celle-ci, on croit pouvoir tirer un enseignement moral et C'est souvent en vue d'un tel bénéfice que le travail historique a été entrepris. S'il est vrai que les bons exemples élèvent l'âme, en particulier celle de la jeunesse, et devraient être utilisés pour l'éducation morale des enfants, les destinées des peuples et des Etats, leurs intérêts, leurs conditions et leurs complications constituent cependant un tout autre domaine que celui de la morale. (...) On recommande aux rois, aux hommes d'Etat, aux peuples de s'instruire principalement par l'expérience de l'histoire. Mais l'expérience et l'histoire nous enseignent que peuples et gouvernements n'ont jamais rien appris de l'histoire, qu'ils n'ont jamais agi suivant les maximes qu'on aurait pu en tirer. /Chaque époque, chaque peuple se trouve dans des conditions si particulières, forme une situation Si particulière, que c'est seulement en fonction de cette situation unique qu'il doit se décider : les grands carac-tères sont précisément ceux qui, chaque fois, ont trouvé la solution appro-priée. Dans le tumulte des événements du monde, une maxime générale est d'aussi peu de secours que le souvenir des situations analogues qui ont pu se produire dans le passé, car un pâle souvenir est sans force dans la tempête qui souffle sur le présent; il n'a aucun pouvoir sur le monde libre et vivant de l'actualité. L'élément qui façonne l'histoire est d'une tout autre nature que les réflexions tirées de l'histoire. Nul cas ne ressemble exacte-ment à un autre. Leur ressemblance fortuite n'autorise pas à croire que ce qui a été bien dans un cas pourrait l'être également dans un autre. Chaque peuple a sa propre situation, et pour savoir ce qui, à chaque fois, est juste, nul besoin de commencer par s'adresser à l'histoire.) (...) La troisième manière de l'histoire réfléchie est la manière critique(...) On ne donne pas l'histoire même, mais une histoire de l'histoire, une cri-tique des sources et une enquête sur leur vérité et leur crédibilité. (...)Ce que cette entreprise à et doit avoir d'extraordinaire réside non dans la chose même, mais dans l'ingéniosité avec laquelle l'auteur met en valeur les sources. La dernière espèce d'histoire réfléchie est l'histoire spéciale. Elle se présente d'emblée comme quelque chose de fragmentaire et de partiel dans la mesure où elle découpe un secteur particulier, par exemple : l'histoire de l'art, du droit, de la religion, et brise les liens qui l'unissent aux autres aspects de la vitalité et de la richesse d'un peuple. Bien qu'elle procède abstraitement, cette forme d'histoire, précisément parce qu'elle se place à un point de vue général, constitue une transition vers l'histoire philosophique.(...) Le troisième genre d'histoire, l'histoire philosophique, se rattache directement à cette dernière espèce d'historiographie réfléchie. Son point de vue est également général - mais il n'est plus lié à un domaine particulier et ne se laisse pas détacher abstraitement des autres points de vue. Le point de vue général de l'histoire philosophique n'est pas abstraitement général, mais concret et éminemment actuel parce qu'il est l'esprit qui demeure éternellement auprès de lui-même et ignore le passé. Semblable à Mercure (h), le conducteur des âmes, l'idée est en vérité ce qui mène les peuple et le monde, et c'est l'Esprit, sa volonté raisonnable et nécessaire. qui a guidé et continue de guider les événements du monde (i). G.W.-F HEGEL, La raison dans l'histoire, introduction à la philosophie de I'histoire, Paris, 10/18 et Plon, 1905, trad. K. Papaloannou, pp. 24, 25,29-30,33, 35-36, 37-38, 39.
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Quel que soit le concept qu'on se fait, du point de vue métaphysique, de la liberté du vouloir ses manifestations phénoménales, les actions humaines, n'en sont pas moins déterminées, exactement comme tout événement naturel, selon les lois universelles de la nature. L'histoire qui se propose de rapporter ces manifestations, malgré l'obscurité où peuvent être plongées leurs causes, fait cependant espérer qu'en considérant (dans les grandes lignes) le jeu de la liberté du vouloir humain, elle pourra y découvrir un cours régulier, et qu'ainsi, ce qui dans les sujets individuels nous frappe par sa forme embrouillée et irrégulière, pourra néanmoins être connu dans l'ensemble de l'espèce sous l'aspect d'un développement continu, bien que lent, de ses dispositions originelles. Par exemple les mariages, les naissances qui en résultent et la mort, semblent, en raison de l'énorme influence que la volonté libre des hommes a sur eux, n'être soumis à aucune règle qui permette d'en déterminer le nombre à l'avance par un calcul; et cependant les statistiques annuelles qu'on dresse dans de grands pays mettent en évidence qu'ils se produisent tout aussi bien selon les lois constantes de la nature que les incessantes varia-tions atmosphériques, dont aucune à part ne peut se déterminer par avance mais qui dans leur ensemble ne manquent pas d'assurer la croissance des plantes, le cours des fleuves, et toutes les autres formations de la nature, selon une marche uniforme et ininterrompue. les hommes, pris individuellement, et même des peuples entiers, ne songent guère qu'en poursuivant leurs fins particulières en conformité avec leurs désirs person-nels, et souvent au préjudice d'autrui, ils conspirent à leur insu au dessein de la nature ; dessein qu'eux-mêmes ignorent, mais dont ils travaillent, comme s'ils suivaient ici un fil conducteur, à favoriser la réalisation; le con-naîtraient-ils d'ailleurs qu'ils ne s'en soucieraient guère. Considérons les hommes tendant à réaliser leurs aspirations: ils ne suivent pas simplement leurs instincts comme les animaux; ils n'agissent pas non plus cepen-dant comme des citoyens raisonnables du monde selon un plan déterminé dans ses grandes lignes. Aussi une histoire ordonnée (comme par exemple celle des abeil-les ou des castors) ne semble pas possible en ce qui les concerne. On ne peut se défendre d'une certaine hu-meur, quand on regarde la présentation de leurs faits et gestes sur la grande scène du monde, et quand, de-ci de-là, à côté de quelques manifestations de sagesse pour des cas individuels, on ne voit en fin de compte dans l'ensemble qu'un tissu de folie, de vanité puérile, souvent aussi de méchanceté puérile et de soif de destruction. Si bien que, à la fin, on ne sait plus quel concept on doit se faire de notre espèce si infatuée de sa supériorité. Le philosophe ne peut tirer de là aucune autre indication que la suivante: puisqu'il lui est impossible de présup-poser dans l'ensemble chez les hommes et dans le jeu de leur conduite le moindre dessein raisonnable personnel, il lui faut rechercher du moins Si l'on ne peut pas décou-vrir dans ce cours absurde des choses humaines un dessein de la nature: ceci rendrait du moins possible, à pro-pos de créatures qui se conduisent sans suivre de plan personnel, une histoire conforme à un plan déterminé de la nature. Nous allons voir s'il nous sera possible de trouver un fil conducteur pour une telle histoire, puis nous laisserons à la nature ce soin de produire l'homme capable de rédiger l'histoire selon ce principe. N'a-t-elle pas pro-duit un Kepler qui, d'étonnante façon, soumit les orbites excentriques des planètes à des lois déterminées, et un Newton qui expliqua ces lois en fonction d'un principe général de la nature?
PREMIERE PROPOSITION
Toutes les dispositions naturelles d'une créature sont déterminées de façon à se développer un jour complètement et conformément à un but. - Chez les animaux, on vérifie ce principe par l'observation externe aussi bien qu'interne ou par la dissection. Un organe qui n'a pas de raison d'être, un agencement qui ne remplit pas son but, sont des contradictions dans le système téléo-logique de la nature. Car Si nous nous écartons de ce principe, nous n'avons plus une nature conforme à des lois, mais une nature marchant à l'aveuglette, et l'indé-termination désolante remplace le fil conducteur de la raison
DEUXIEME PROPOSITION
Chez l'homme (en tant que seule créature raisonnable sur terre), les dispositions naturelles qui visent à l'usage de sa raison n'ont pas dû recevoir leur développement complet dans l'individu mais seulement dans l'espèce. La raison, dans une créature, est le pouvoir d'étendre les règles et desseins qui président à l'usage de toutes ses forces bien au delà de l'instinct naturel, et ses projets ne connaissent pas de limites. Mais elle-même n'agit pas instinctivement: elle a besoin de s'essayer, de s'exer-cer, de s'instruire, pour s'avancer d'une manière con-tinue d'un degré d'intelligence à un autre. Aussi chaque homme devrait-il jouir d'une vie illimitée pour apprendre comment il doit faire un complet usage de toutes ses dispositions naturelles. Ou alors, si la nature ne lui a assigné qu'une courte durée de vie (et c'est précisément le cas), c'est qu'elle a besoin d'une liguée peut-être interminable de générations où chacune transmet à la sui-vante ses lumières, peur amener enfin dans notre espèce les germes naturels jusqu'au degré de développement pleinement conforme à ses desseins. Ce terme doit fixer, du moins dans l'idée de l'homme, le but de l'effort à fournir; car, sans cela, les dispositions naturelles de-vraient être considérées pour la plupart comme vaines et sans raison d'être. Or ceci détruirait les principes pra-tiques; par suite, la nature serait suspecte d'un jeu puéril en l'homme seul, elle, dont la sagesse doit servir de maxime fondamentale pour juger toutes ses autres formations.
TROISIEME PROPOSITION
La nature a voulu que L'homme tire entièrement de lui-même tout ce qui dépasse l'agencement mécanique de son existence animale, et qu'il ne participe à aucune autre félicité ou perfection que celle qu'il s'est créée lui-même, indépendamment de l'instinct par sa propre rai-son. - En effet la nature ne fait rien en vain, et elle n'est pas prodigue dans remploi des moyens pour atteindre ses buts. En munissant l'homme de la raison et de la li-berté du vouloir qui se fonde sur cette raison, elle indi-quait déjà clairement son dessein en ce qui concerne la dotation de l'homme. Il ne devait pas être gouverné par l'instinct, ni secondé et informé par une connaissance innée; il devait bien plutôt tirer tout de lui-même.
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P.Veyne, Comment on écrit l'histoire, Seuil, 1971, p.57
Structure du champ événementiel
Les historiens racontent des intrigues, qui sont comme autant d'itinéraires qu'ils tracent à leur guise à travers le très objectif champ événementiel (lequel est divisible à l'infini et n'est pas composé d'atomes événementiels) ; aucun historien ne décrit la totalité de ce champ, car un itinéraire doit choisir et ne peut pas-ser partout; aucun de ces itinéraires n'est le vrai, n'est l'His-toire. Enfin, le champ événementiel ne comprend pas des sites qu'on irait visiter et qui s'appelleraient événements un événe-ment n'est pas un être, mais un croisement d'itinéraires pos-sibles. Considérons l'événement appelé guerre de 1914, ou plu-tôt situons-nous avec plus de précision les opérations militaires et l'activité diplomatique ; c'est un itinéraire qui en vaut bien un autre. Nous pouvons aussi voir plus largement et déborder sur les zones avoisinantes : les nécessités militaires ont entraîné une intervention de l'Etat dans la vie économique, suscité des problèmes politiques et constitutionnels, modifié les murs, multi-plié le nombre des infirmières et des ouvrières et bouleversé la condition de la femme... Nous voilà sur l'itinéraire du fémi-nisme, que nous pouvons suivre plus ou moins loin. Certains itinéraires tournent court (la guerre a eu peu d'influence sur l'évolution de la peinture, sauf erreur) le même "fait", qui est cause profonde sur un itinéraire donné, sera incident ou détail sur un autre. Toutes ces liaisons dans le champ événementiel sont parfaitement objectives. Alors, quel sera l'événement appelé guerre de 1914? Il sera ce que vous en ferez par l'éten-due que vous donnerez librement au concept de guerre : les opé-rations diplomatiques ou militaires, ou une partie plus ou moins grande des itinéraires qui recoupent celui-ci. Si vous voyez assez grand, votre guerre sera même un "fait social total". Les événements ne sont pas des choses, des objets consis-tants, des substances ; ils sont un découpage que nous opérons librement dans la réalité, un agrégat de processus où agissent et pâtissent des substances en interaction, hommes et choses. Les événements n'ont pas d'unité naturelle ; on ne peut, comme le bon cuisinier du Phèdre, les découper selon leurs articulations véritables, car ils n'en ont pas. Toute simple qu'elle soit, cette |
L'Histoire n'est pas seulement un texte PROSPECT (extraits)* Londres Les auteurs postmodernes comme Hayden White, s'inspirant des théories linguistiques qui nient toute correspondance entre les mots et les choses qu'ils sont censés définir, affirment que les historiens classent tout ce qu'ils veulent dans le passé. Ce qu'ils écrivent, déclarait Roland Barthes dés 19o8, est "une inscription sur le passé prétendant en être le reflet. Les citations, les notes en bas de page et tout l'appareil de l'érudition universitaire sont autant de stratagèmes destines à produire un "effet de réalité". Les historiens injectent leur propre sens dans des documents qui, en tant que textes, n'ont eux-mêmes aucune relation avec le passé auquel ils sont supposés faire référence. [écriture de l'Histoire est affaire de pouvoir, estiment les postmodernes. Il n'existe aucune vérité unique sur le passé, mais seulement des histoires que les gens bâtissent pour se donner un pouvoir dans le présent- l'histoire des Noirs, des femmes, des gays -' et chacune est "vraie" selon la perspective dans laquelle elle est rédigée. Cette vérité dépend d'une expérience partagée avec l'objet de l'étude seule une femme peut comprendre ce qu'était la vie d'une femme dans le passé, seul un homosexuel ce qu'était la vie d'un homosexuel... Seule la forme dominante de ('Histoire, écrite par des hommes blancs bourgeois et capitalistes, retranchés dans leurs universités et leurs médias prétend être "objective". Il est certain que les hommes blancs sont les auteurs de la majorité des livres d'histoire publiés en Europe et aux Etats-Unis. Mais défendaient-ils tous les intérêts des hommes blancs et des universités bourgeoises dont ils dépendaient pour subvenir à leurs besoins ? Ecrire l'Histoire, c'est aussi combler une faille dans l'expérience entre le présent et le passé. Beaucoup de femmes ont publié d'excellents ouvrages historiques sur les hommes, tout comme des Noirs sur les esclavagistes blancs. Personne n'irait assurément prétendre que les seuls à pouvoir comprendre les hommes blancs du passé sont les hommes blancs du présent D'ailleurs, les historiens blancs ont travaillé avec succès sur de nombreux aspects de l'oppression et de l'exploitation dans le passé, sans pour autant avoir été eux-mêmes opprimés et exploités. Mais les postmodernes, s'ils ne se méfient pas, courent un danger autrement plus grave. En effet, leurs arguments peuvent être récupérés par une politique d'oppression et de violence, tout comme ils peuvent servir le partage des pouvoirs et l'émancipation. Il ne fait aucun doute qu'un Serbe de Bosnie affirmerait que seul un autre Serbe de Bosnie pourrait écrire une histoire objective des Serbes de Bosnie- mais il faudrait être fou pour le croire. Et l'on peut se demander Si les postmodernes croient qu' Auschwitz aussi n'est rien d'autre qu'un texte. Richard J. Evans Extraits du livre de Richard J. Evans (In Defence of History (Défense de l'Histoire). éd. Grants, Londres.
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René DESCARTES, 1644
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A quoi l'exemple de plusieurs corps, composés par l'artifice des hommes, m'a beaucoup servi, car je ne reconnais aucune différence entre les machines que font les artisans et les divers corps que la nature seule compose, sinon que les effets des machines ne dépendent que de l'agencement de certains tuyaux, ou ressorts, ou autres instruments, qui, devant avoir quelque proportion avec les mains de ceux qui les font, sont toujours Si grands que leurs figures et mouvements se peuvent voir, au lieu que les tuyaux ou ressorts qui causent les effets des corps naturels sont ordinairement trop petits pour être aperçus de nos sens. Et il est certain que toutes les règles des mécaniques appartiennent à la physique, en sorte que toutes les choses qui sont artificielles, sont avec cela naturelles. Car, par exemple, lorsqu'une montre marque les heures par le moyen des roues dont elle est faite, cela ne lui est pas moins naturel qu'il est à un arbre de produire ses fruits. C'est pourquoi, en même façon qu'un horloger, en voyant une montre qu'il n'a point faite, peut ordinairement juger, de quelques-unes de ses parties qu'il regarde, quelles sont toutes les autres qu'il ne voit pas: ainsi, en considérant les effets et les parties sensibles des corps naturels, j'ai tâché de connaître quelles doivent être celles de leurs parties qui sont insensibles. Les Principes de la philosophie, quatrième partie, art. 203 (éd. Alquié), Garnier t. III 1973, pp.520521. |
Emmanuel KANT, 1790
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Dans une montre, une partie est l'instrument qui fait se mouvoir les autres; mais un rouage n'est pas la cause efficiente qui engendre les autres; une partie, il est vrai, existe pour l'autre, mais non par cette autre. La cause efficiente de ces parties et de leur forme n'est pas dans la nature (de cette matière) mais au-dehors, dans un être qui peut agir en vertu d'idées d'un tout possible par sa causalité. C'est pourquoi, dans une montre, un rouage n'en produit pas un autre et encore moins une montre d'autres montres, en utilisant (organisant) pour cela une autre matière; elle ne remplace pas d'elle-même les parties dont elle est privée et ne corrige pas les défauts de la première formation à l'aide des autres parties; Si elle est déréglée, elle ne se répare pas non plus d'elle-même, toutes choses qu'on peut attendre de la nature organisée. Un être organisé n'est pas seulement une machine - car celle-ci ne détient qu'une force motrice -, mais il possède une énergie formatrice qu'il communique même aux matières qui ne la possèdent pas (il les organise), énergie formatrice qui se propage et qu'on ne peut expliquer uniquement par la puissance motrice (le mécanisme). On dit trop peu de la nature et de son pouvoir pour des productions organisées, quand on l'appelle un analogue de l'art ; on imagine alors l'artiste (un être raisonnable) en dehors d'elle. Elle s'organise au contraire elle-même dans chaque espèce de ses produits organisés; dans l'ensemble, il est vrai, d'après un même modèle, mais avec les modifications convenables exigées pour la conservation de soi-même suivant les circonstances. (...) Pour préciser, l'organisation de la nature n'offre rien d'analogue avec une causalité quelconque à nous connue. |
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(7) Par contre, on peut éclairer une certaine relation, rencontrée d'ailleurs plutôt en idée qu'en réalité, par une analogie avec les fins naturelles immédiates indiquées. Ainsi, dans la transformation totale récemment entreprise d'un grand peuple en un Ètat, on s'est fréquemment servi du terme organisation, et très justement, pour l'institution des magistratures, etc., et même du corps entier de l'Ètat; car, dans un pareil ensemble chaque membre doit être non seulement un moyen, mais aussi une fin; et tout en contribuant à la possibilité de l'ensemble, déterminé à son tour par l'idée même de cet ensemble, dans sa situation et sa fonction propre. Critique du Jugement, trad. J. Gibelin, Vrin, pp., 181-182. |
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