Plan
Corrigé
On ne doute spontanément pas, du moins en philosophie, ou dans les sciences, qu’il puisse exister une « nature des choses » . Ce que cherche le métaphysicien, ainsi que le scientifique (si bien sûr il n’est pas instrumentaliste mais réaliste, ie, s’il considère que les théories scientifiques visent, non pas à être des fictions utiles pour le calcul, et la pratique humaine, mais des miroirs de ce à quoi ressemble réellement le monde), c’est l’essence des choses, leur constitution intrinsèque. Par exemple, nous savons que Leibniz recherchait quelle est la nature ultime, radicale, des choses. Le terme d’ « ultime » nous indique que cette nature des choses ne nous est pas immédiatement donnée dans le réel : elle est au-delà des phénomènes. Pour lui, donc, les choses, qui nous apparaissent étendues dans l’espace, ne le sont pas véritablement : ce n’est là qu’une apparence, un effet dû à notre constitution finie. En vérité, elles sont constituées de « monades », atomes formels, ou êtres spirituels doués de force active (et passive) ; bref, leur véritable nature est spirituelle, et ne nous est pas accessible (à « l’oeil nu », et plus encore, pour tout observateur humain). On ne peut voir, étant donné ce que nous sommes, « comment c’est » d’être constitué de monades. Mais on doit penser qu’une connaissance plus parfaite que la nôtre verrait les choses telles qu’elles sont vraiment. Il y a encore le scientifique, qui cherche à savoir comment sont les choses « en vrai », « réellement ». Ainsi les objets qui nous entourent sont constitués, pour lui, d’entités élémentaires qui se déplacent de manière continue dans l’espace au cours du temps. Le métaphysicien, comme le scientifique, estiment donc avoir accès à la véritable nature des choses, car s’ils estiment être des observateurs privilégiés, qui ont, grâce à des méthodes plus parfaites que la façon quotidienne que nous avons d’appréhender le monde, accès à la nature des choses, accès à la nature des choses, telle qu’elle est sans rapport à nous. Mais on s’aperçoit tout de suite que cela n’est pas sans poser problème : en effet, comment peut-on espérer, avec un point de vue sur la nature des choses (car, même privilégié, il est toujours, irréductiblement, point de vue) connaître ce que sont les choses sans aucun point de vue ? L’entreprise ne serait-elle pas par définition dépourvue de sens ?
Peut-on donc connaître la nature des choses ? Mais y a-t-il
une nature des choses ? Bref, est-ce que cette notion, que nous
avons ici à analyser et définir, a un sens ? Le
problème concerne donc le rapport entre l’esprit
(connaissant) et le monde (les choses). Il s’agit en effet
de savoir si le monde existe au-delà, à part, de
ce que nous en savons. Le monde existe-t-il à part de notre
connaissance ? Et pourtant (ou malgré tout) est-il réellement
connaissable ? Ou bien faut-il dire que notre connaissance du
monde physique est relative à notre cette connaissance
?
Première partie. La nature des choses, c’est d’abord l’essence des choses. Que veut-on dire par là ? Et comment l’appréhende-t-on ?
La nature des choses se définit au premier abord comme étant l’essence des choses, ie, l’ensemble des caractères qui constituent réellement les choses autour de nous (plus précisément, l’essence est ce qui fait d’une chose la chose qu’elle est). Afin de pouvoir comprendre ce qu’elle implique de problématique, il nous faut nous demander à quoi elle s’oppose. Ce qui permettra de voir pourquoi on a besoin de la notion de nature des choses. Que signifie de dire qu’il y a une nature des choses, une façon réelle, pour les choses, d’être ? Y a-t-il alors une autre façon pour elles d’être mais qui soit moins vraie, bref, qui ne soit pas son essence, sa nature ? Par exemple, ces choses que je vois autour de moi, cet arbre, cette chaise, ce bureau, quelle est leur nature ? Spontanément, ils m’apparaissent comme étant constitués de telle couleur, de telle forme, etc. Pourtant, le scientifique, ou le métaphysicien, m’enseignent que ces choses que je vois, que je sens, etc., ne sont pas réellement colorées, chaudes, etc., mais qu’elles sont composées de certaines propriétés invisibles à l’œil nu, inaccessibles à nos sens, qui causent les propriétés sensibles. Locke les nomme, dans son Essai philosophique concernant l’entendement humain (livre II chapitre 8), les qualités premières des choses, qualités qui sont à l’origine des qualités secondes, et qui sont réellement dans les corps, qu’on les aperçoive ou non. Les qualités secondes sont seulement dans l’esprit, et n’ont aucune existence réelle, quand on ne les sent pas : c’est l’effet que produisent sur moi ces qualités réelles, « originales », des corps. On voit donc avec cette distinction lockienne, un des présupposés à l’œuvre (le présupposé majeur d’ailleurs) quand on recherche quelle est la nature des choses : c’est que les propriétés ou qualités sensibles des objets, n’en sont que les apparences ; elles sont ce qu’on a désigné par la « surface du réel », le « monde des phénomènes » .
On doit donc admettre, pour que cette notion de « nature
des choses » ait un sens, que les choses ne sont pas réellement,
« en vrai », telles qu’elles m’apparaissent.
Comment l’a-t-on su ? Comment a-t-on pu se mettre à
dire que le monde accessible immédiatement n’était
pas le monde tel qu’il est vraiment ? Le sens commun, souvent
qualifié de réalisme naïf, croit quant à
lui spontanément que les choses sont réellement
colorées, savoureuses, agréables, etc. Il est facilement
compréhensible même au réalisme naïf,
que les choses ne peuvent être en soi, ie, indépendamment
de nous, agréables, savoureuses, amères, etc. Ces
qualités (dites secondes) ne peuvent se trouver que dans
un sujet sentant. Ce sujet sentant ayant, comme dit Hume, une
tendance naturelle à se répandre dans les choses,
croit, à tort, que les choses mêmes sont telles que
nous les sentons subjectivement. Pourtant, comme le dit le dicton
populaire, « des goûts et des couleurs, on ne discute
pas » : c’est donc bien que cela ne correspond à
rien d’objectif et d’indépendant de nous, qui
existerait réellement dans les choses. Mais doit-on pour
autant dire la même chose des qualités sensibles
en général, telles que le son, la forme des objets,
etc. ? Cela ne correspond-il pas, comme Locke le dit lui-même,
à quelque chose de réel dans les corps, à
des « puissances » capables de créer des effets
dans le monde (sensible) ? Mais même de celles-là,
on est amené à douter, non qu’à proprement
parler elles ne soient représentatives de rien dans les
choses, mais parce que rien ne nous dit qu’elles y ressemblent.
En tout cas, elles ne sont certainement pas dans les choses elles-mêmes
: en effet, les choses ne changent-elles pas d’aspect selon
le point de vue de l’observateur ? Par exemple, dans des
circonstances normales, je vois le monde de telle couleur, de
telle figure, etc., mais en état de maladie, ou d’ivresse,
je les vois différemment ; ou encore, selon que je m’approche
ou que je me recule de cette table, elle n’est plus du tout
la même. Si donc les apparences sensibles des objets était
leur véritable nature, alors il faudrait admettre, étant
donnée leur variabilité, que les choses ont des
propriétés contradictoires au même moment,
qu’elles sont à la fois par exemple vertes et bleues,
ou rondes et carrées. La chose serait donc à la
fois elle-même et son contraire, toujours autre que ce qu’elle
était auparavant. On a donc toutes les raisons de penser
que les qualités sensibles ne sont que les apparences des
choses, non leur vraie nature. Elles ne sont que l’effet
produit en moi par cette « nature ».
Mais pourquoi ne pas dire qu’elles leur ressemblent ? Et
que, donc, elles peuvent nous faire connaître leur vraie
nature ? Mais comment se fait-il, alors, se demande Descartes dans sa troisième Méditation Métaphysique,
où il est question de savoir d’où viennent
les idées que nous avons des choses, si elles leur ressemblent,
et si finalement, elles correspondent à quelque chose de
réel, que l’idée sensible que j’ai du
soleil, ne ressemble en rien à ce que j’en sais par
l’astronomie ? Il m’apparaît tout petit, alors
que je sais que réellement, il est très grand !
Descartes estime que l’on ne peut être sûr que
les choses sont telles qu’elles m’apparaissent, pour
une autre raison, qui est tirée de l’expérience
de l’illusion des sens. Combien de fois n’ai-je pas
cru que les choses étaient telles qu’elles m’apparaissent,
alors que par après, je me suis aperçu que c’était
faux ? Par exemple, cette rame qui, plongée dans l’eau,
m’apparaît brisée, n’est-elle pas en
réalité droite ?
Bref, la façon dont apparaissent les choses est complètement
différente, en tous points, de leur véritable nature.
Leur être sensible est un sous-être, pourrait-on dire.
La nature des choses, c’est donc l’opposé de
la manière d’être pour nous des objets. –Si
cette dernière n’est pas « rien » à
proprement parler, comme le domaine platonicien de l’opinion
qui, dit Platon à la fin du livre VI de
la République, se situe entre l’être
et le non-être, elle n’est QUE l’effet produit
par cette nature dans le monde. Mais si la nature des choses est
autre chose que ce que je connais d’elle, par les qualités
secondes ou sensibles en général, comment peut-on
les connaître ? Ne serait-ce pas en faisant abstraction
de toutes ses qualités sensibles ? –Nous voulons
dire, non seulement des qualités secondes, mais même,
et surtout, puisque c’est là que naît le problème
de savoir si c’est possible, de tout ce par quoi on y a
accès ; car si la nature des choses est autre chose que
leur être sensible, alors, c’est bien que leurs propriétés
réelles sont non sensibles (elles sont au-delà,
derrière, les apparences).
Ce que nous mettons nous-mêmes, en tant que sujets, dans
les choses, on conçoit bien qu’on puisse s’en
débarrasser ou en faire abstraction ; après tout,
c’est bien ce que suppose toute science : une neutralité,
une indifférence à l’égard des choses.
Mais si en une seconde acception des qualités sensibles
ou de l’être sensible des choses, il s’agit,
pour connaître la nature véritable des choses, de
faire abstraction de ce qu’elles sont pour l’homme,
étant donnée sa constitution, il semble que cela
soit impossible. Peut-on se dégager de tout point de vue
humain ? Descartes répondrait ici que cette difficulté
n’en est pas une : en effet, la nature des choses est accessible,
non aux sens, mais à la raison. Grâce à cette
faculté, nous avons la possibilité de faire abstraction
de nos sens, et de voir la chose, en conséquence, telle
qu’elle est vraiment. Certes, les propriétés
réelles des choses (Descartes parle des corps, mais par
« choses » nous entendons les choses physiques, sensibles,
bref, le monde des corps en général) n’ont
rien à voir avec celles que nous sentons, mais la raison
nous les découvre : ce sont en l’occurrence la figure,
le mouvement, l’étendue. Comme on l’a déjà
vu à propos de l’exemple cartésien des deux
sortes d’idées du soleil, la véritable nature
des choses, c’est ce que j’en sais, non ce que je
« sens » ; bref, c’est ce à quoi j’ai
accès clairement et distinctement par l’esprit, loin
de la confusion des sensations. Ainsi dit-il dans la sixième
méditation que « c’est à l’esprit
seul, non au composé âme-corps , qu’il appartient
de connaître la vérité de ces choses-là
».
Nous pouvons donc penser ou connaître ce que sont réellement
les choses, indépendamment de notre manière sensible
de les percevoir. Et même si on ne peut vraiment accepter
le critère cartésien, selon lequel est réel
ce qui est clair et distinct, il semble acceptable et évident
de dire qu’on peut savoir, avec notre esprit, comment sont
réellement les choses. Même si la nature des choses
est complètement différente de leur être sensible,
comme nous l’avons vu, et même si, qu’on la
connaisse ou pas, elle continuera toujours à être
perçue seulement telle qu’elle est pour nous. Il
est possible, dirons-nous avec Descartes, de faire abstraction
de notre point de vue humain sur les choses , de prendre, si l’on
veut, un point de vue « extra-territoriel », grâce
à notre pensée, et de voir comment sont les choses
en vrai. Pour illustrer ce point, cf. un des exemples employés
par Russell dans Problèmes de philosophie : il nous dit
en effet que nous pouvons connaître sur les choses en soi
ce qu’un aveugle né pourrait apprendre des hommes
sur l’espace visuel. Mais cette sorte de chose qu’un
aveugle-né ne peut jamais savoir de l’espace visuel,
nous ne le savons pas de l’espace physique (tel qu’il
est en soi) ; ce qui signifie que nous ne pouvons espérer
entrer en rapport direct avec cette qualité de l’objet
physique qui le fait paraître de telle couleur.
Deuxième partie : l’impossibilité de connaître la nature des choses
Ne serait-on pas pourtant tentés de répondre que si, finalement, la nature des choses est tout autre chose que la manière qu’elles ont d’être pour nous, alors, par définition, tout point de vue, toute accessibilité, empêche toute connaissance de cette nature ? Si la nature des choses est la chose telle qu’elle est sans aucune relation à nous, alors, comment croit-on pouvoir jamais, sinon la percevoir, la connaître ?
Ainsi Descartes, estimant que la raison ou son esprit, lui permet d’avoir accès aux choses en elles-mêmes, indépendamment de nous, n’est-il pas victime d’une illusion d’optique (ou plutôt de la raison) ? Notre raison ou notre pensée n’est-elle pas elle aussi une intrusion, un point de vue sur le comportement réel des choses ? (qui n’est alors, notons-le, pas réel, mais bien « pour nous », humains). Descartes n’aurait ainsi affaire qu’à lui-même, à son esprit. Car ces propriétés qu’il aperçoit grâce à sa « lumière naturelle », ne sont-elles pas ultimement celles de l’esprit, comme il l’avoue lui-même dans sa seconde méditation ? Car notre conception du morceau de cire ne contient rien de plus que les propriétés intellectuelles du corps ; elles ne seraient pas, sans mon esprit pour les concevoir, pourrait-on dire. Et en tant qu’elles supposent l’esprit pour être, comment ne pas dire que l’esprit de Descartes se projette dans les choses (mêmes) ? Qu’il n’a dès lors, plus affaire aux choses mêmes, contrairement à ce qu’il croit ? On pourrait d’ailleurs ajouter ici que c’est seulement une croyance, un présupposé, qui stipule que les propriétés mathématiques seraient les propriétés les plus réelles des choses. Car pourquoi les choses en soi seraient-elles de nature mathématique ? Les mathématiques ne sont-elles pas une création de l’esprit humain, et à ce titre, propres à l’homme ? Pour croire qu’elles nous donneraient accès à la chose en soi, il faudrait sans doute admettre qu’elles ne nous sont pas propres. De toute façon, on peut vraiment dire que notre projection de nous-mêmes dans les choses ne s’arrête pas aux qualités sensibles. La conception de ce qu’est une chose ne la laisse pas intacte. Nos capacités humaines peuvent sans doute jusqu’à un certain point dépasser la confusion des qualités sensibles, mais on est toujours obligé d’imaginer, de concevoir, etc. : bref, une chose conçue, est toujours la chose pour nous. On pourrait rappeler ici le fameux argument berkeleyien (Principes de la connaissance humaine, § 23), selon lequel notre conception de quelque chose suppose toujours inéluctablement notre présence en tant que sujet connaissant/ concevant. Quand on conçoit quelque chose en croyant la concevoir sans personne à côté pour la percevoir, on n’a affaire qu’à nos propres idées, et on a seulement l’impression que la chose conçue ainsi est complètement indépendante de nous.
Ce que nous venons de dire vaut aussi pour la science, qui croit
avoir affaire aux choses telles qu’elles sont réellement,
grâce à des méthodes spéciales, qui
nous feraient voir les choses mieux que la par les « méthodes
» (non méthodiques, évidemment) que nous employons
de façon habituelle pour vivre. Or, comme le fait voir Leibniz dans le § 12 du livre XXIII des Nouveaux Essais, c’est là une fausse croyance.
En effet on est bien plutôt ici (en ce qui concerne en tout
cas le microscope, puisqu’on est au 17e) mené à
une régression à l’infini : on aura beau améliorer
nos outils de connaissance, il ne naîtra rien d’autre
sans cesse que de nouvelles apparences. Bref, de nouvelles manières
qu’aurait la chose de se présenter à nous,
d’être par rapport à nos sens. Ce qu’a
bien vu Leibniz, c’est donc ce que la physique contemporaine
reconnaît aujourd’hui, et ce, contre la physique classique,
à savoir, que nos méthodes d’investigation
(humaines, trop humaines)introduisent, inévitablement,
des perturbations dans les phénomènes observés.
En effet, on s’est aperçu que quand on cherche à
mesurer des quantités de plus en plus infimes, il arrive
un moment où les perturbations qu’entraînent
les appareils de la nature deviennent comparables aux quantités
à mesurer. La thèse soutenue aujourd’hui (âprement
critiquée par Einstein, qui cherchait justement une connaissance
sans point de vue, avec sa théorie de la relativité)
est que l’objet (quantique) n’a pas d’existence
indépendante du sujet qui l’observe –conclusion
qu’on a dû tirer du fait dorénavant accepté
selon lequel on ne peut éliminer les perturbations dûes
à l’observation. Une autre raison pour dire même
les scientifiques n’ont pas accès à ce à
quoi « ressemblent » réellement les choses,
c’est que selon les méthodes adoptées, on
dira que les particules élémentaires dont est composée
la matière sont, tantôt corpusculaires, tantôt
ondulatoires. Or, il n’y a entre ces deux sortes de propriétés
aucune contradiction, en tant qu’elles rendent toutes deux
également compte des phénomènes observables.
On doit dire alors qu’on n’a pas là accès
à la constitution intrinsèque des choses, à
la nature même des choses ; qu’on ne connaît
toujours les choses ou la nature que relativement à nous,
en tant que détenteurs de certains savoirs (on a accès
aux choses conçues par notre raison, réfractées
à travers nos appareils de mesure, etc., bref, pour nous
autres hommes). La connaissance que nous prenons du monde physique
est irréductiblement relative à la connaissance
que nous en prenons : on ne peut s’échapper de notre
point de vue humain.
Comme le dit bien Kant, on ne peut jamais connaître les
choses telles qu’elles sont en soi (an sich) mais pour nous
(für uns). Non seulement nous sommes condamnés à
voir les choses à travers l’espace et le temps, et
donc, à les connaître seulement comme phénomènes,
telles qu’elles sont dans leur rapport à nos sens
–même si pour Kant ce ne sont pas là de «
pures apparences »- mais encore, et surtout, nous ne pouvons
ni connaître, au sens discursif, ou même penser, ce
qu’elles peuvent être en soi. Car ces concepts qui
constituent la structure de notre esprit, dont on ne pourra jamais
s’évader, ne valent également eux-mêmes
que dans les limites de l’expérience possible. La
thèse de Kant va donc à la fois contre les thèses
leibnizienne et cartésienne, et contre les scientifiques
que nous qualifierons d’hyper-réalistes (comme Einstein).
En effet, à Leibniz et Descartes il répond qu’ils
ont cru qu’il y avait seulement une différence de
degré, « logique », entre le phénomène
et la chose en soi, ie, que les apparences seraient l’aspect
confus de la chose telle qu’elle est ; et ils ont inventé
un monde intellectuel, clair et distinct, qui était pour
eux le monde réel. Or ils n’ont rien fait d’autre
que croire que les concepts de l’entendement valaient indépendamment
des sens… Quant aux scientifiques (hyper-réalistes,
qui croient pouvoir avoir accès, par nos méthodes
d’investigation, aux choses telles qu’elles sont réellement),
il leur dit qu’ils auront beau approfondir de plus en plus
les phénomènes, ils n’aboutiront jamais, «
au bout », à la chose en soi, et ce, pour la même
raison que ci-dessus. Bref, contrairement à ce que disait Russell, il semble bien que nous ne pourrons
jamais connaître sur les choses en soi ce qu’un aveugle-né
pourrait apprendre des hommes sur l’espace visuel ! Mais
il ne faut pas, on ne doit pas, se plaindre de ne pas y avoir
accès.
Il semble donc que l’entreprise qui cherche à connaître
la nature des choses soit dépourvue de sens. La nature
des choses, en tant qu’elle désigne les choses telles
qu’elles sont sans nous, hors de toute intrusion impliquant
un point de vue (humain), semble même elle-même être
une notion impliquant des absurdités –précisons
toutefois que même si elle n’est pas, chez Kant, concevable
par principe (et ce, à jamais, par définition),
elle n’est toutefois pas sans poser aucune valeur pour la
pensée (elle lui est même nécessaire pour
rendre compte de la connaissance, en tant qu’il faut bien,
1) que quelque chose apparaisse et que 2) il y ait une matière
à notre connaissance).
Troisième partie : la notion de nature des choses n’est-elle pas contradictoire (Berkeley)
Etant donné qu’admettre la notion de nature des choses, c’est finalement reconnaître que ce qui est réel en soi est inconnaissable, alors on est tenté de remettre en cause, pour finir, le présupposé selon lequel il y aurait, derrière les choses perçues, quelque chose de plus réel qu’elles, qui en serait la cause, l’archétype. Pourquoi serait-ce cette nature des choses qui seule est le lieu du réel, et donc de la vérité –non de l’objectivité kantienne- ? On le voit, la question de savoir s’il existe effectivement quelque chose de correspondant à ce concept, nous mène à nous demander, non plus si on peut connaître ce qui est réellement indépendamment de l’observation, mais pourquoi ce qui est « réel » serait-il indépendant de l’observation ?
Il semblerait bien qu’on ait de bonnes raisons pour éliminer
la notion de nature des choses : en effet, d’abord, ne mène-t-elle
pas au scepticisme ? En effet, à partir du moment où
le réel est assimilé à cette nature des choses,
on ne peut plus avoir accès qu’à leurs apparences,
car, comme on l’a bien vu chez Descartes, nous ne pouvons
jamais savoir si nous avons atteint l’archétype,
cause, ou modèle, qui se tient derrière les apparences.
Nous ne pouvons comparer notre copie ai modèle qui en est
indépendant, afin de savoir si notre connaissance y est
adéquate… Ensuite, cette notion est une véritable
contradiction dans les termes, comme on a pu le voir dans notre
deuxième partie : car si la nature des choses est l’idée
de choses telles qu’aucun esprit ne peut ou pourrait les
connaître, que nous reste-t-il, pour « remplir »
cette notion, qu’un « quelque chose d’inconnu
» ? D’ailleurs Kant ne nous disait-il pas lui-même
que ce concept était « vide » ? Alors pourrait-on
demander, pourquoi le garde-t-il ? Parce que pour lui cette notion
est possible, en tant que nous n’avons pas le droit de présupposer
qu’il n’existe que la façon humaine de penser/
sentir. Et, comme nous avons pu le voir, comment jamais pouvoir
avoir accès à une chose que par définition,
nous avons décrétée être non semblable
à nos idées des choses ?
Mais ne serait-ce pas justement dans ce « décret
» que réside l’origine de toutes nos difficultés
quant à la connaissance de la réalité ? N’est-ce
pas, comme l’a bien dit Berkeley, parce qu’on a séparé
les choses, en idées ou perceptions, et en choses, qu’on
a dit qu’il y avait les choses telles qu’elles sont
vraiment, et les apparences de ces choses, ce qu’elles semblent
seulement être ? Il est vrai que ce qu’on appelle
la théorie représentative des idées, telle
qu’on la trouve chez Descartes, incluant, entre le monde
et l’esprit, nos idées des choses, nous rend la nature
des choses hors de portée ou difficilement « joignable
» (Descartes stipule, dans ses Méditations Métaphysiques,
qu’il y a une différence entre l’objet et son
idée). Le problème posé par cette théorie,
et auquel s’attaque Berkeley, en le résolvant à
sa manière, se formule, rapidement, comme suit : si on
n’est certain que de nos idées, et que nous n’avons
pas directement affaire au monde extérieur, alors il faut
toujours s’assurer de l’adéquation entre l’idée
et la chose –qui est très problématique. Pour
Berkeley, c’est en enlevant l’existence indépendante
des objets qu’on pourra connaître les choses. Ce qu’il
fait en toute légitimité après avoir montré
son inutilité et son incohérence. Cette nature des
choses n’est qu’une fiction de philosophes, destinée
à sauver les phénomènes, mais justement,
la question se pose : les phénomènes sont-ils à
sauver ? Les choses telles qu’elles apparaissent ne sont-elles
pas les choses telles qu’elles sont réellement ?
On aura reconnu ici la fameuse charte de l’immatérialisme,
selon laquelle « être c’est être perçu
» (ou percevoir ou percevable). La boule de neige est réellement
blanche, ronde, froide, dure. Je connais donc bien sa «
véritable » nature, puisqu’il n’y a plus
rien d’autre que ce qui est perçu. Le problème
de la conformité entre nos idées et les choses qu’elles
sont censées représenter ne se pose donc plus, ce
n’est qu’un faux problème : il y a «
tout » dans les phénomènes, il n’y a
rien qui les excède, et qui nous serait inaccessible. Il
n’y a plus de distinction possible entre la façon
dont sont pour nous les choses et les choses telles qu’elles
sont réellement.
Si la thèse de Berkeley est fondée sur des présupposés
difficiles à accepter, comme par exemple que les choses
sont des idées, ou encore, qu’il n’y a que
des propriétés sensibles, et qu’il ne peut
donc y avoir des propriétés inconnaissables, elle
nous permet toutefois de nous rendre compte que croire qu’il
y a une nature des choses, c’est croire que nous ne connaissons
pas directement le monde réel mais seulement sa «
copie », un « second monde » en fait, produit
par un arrière-monde archétypal. Il n’y a
pas de nature des choses, en tant qu’elle mène à
poser l’existence de choses en soi, comme le faisait Platon
avec ses Idées. Cette notion est dépourvue de sens
(je ne sais pas ce que je veux dire par là et je ne parviens
pas, mais on l’a déjà vu plus haut, à
penser une chose sans quelqu’un pour la voir).
Sans donc aller jusqu’à accepter l’idéalisme
radical de Berkeley, nous pouvons être amenés à
penser qu’il est vrai que la notion de nature des choses,
a peu de sens –n’avons-nous pas vu que la mécanique
quantique nous apprend qu’on ne peut plus croire à
un déroulement des choses hors de notre esprit, non accessible
à notre connaissance, qu’on ne pourrait jamais savoir
? Bref, pour la plupart des scientifiques contemporains, il n’est
plus vrai que la science cherche à connaître la «
nature en soi » . On doit prendre en charge, dans notre
connaissance de la réalité (qui est bien «
hors de nous », contre Berkeley !) l’observateur humain
que nous sommes. Le scientifique cherche, modestement, à
connaître les interactions entre la nature et l’homme
; en tant que l’homme fait partie de la nature, et qu’il
ne peut être seulement spectateur mais aussi, et à
la fois, acteur, on n’a plus besoin de stipuler cette «
nature » des choses qui se cacherait sous les phénomènes.
Il n’y a que ce domaine, et toute prise en compte d’une
nature des choses n’est que spéculation, elle est
seulement métaphysique (cf. Duhem, La théorie physique
et son objet).
Il semble donc bien que si le réel n’est pas indépendant
de l’observation, alors, il n’y a plus lieu de parler
de cette nature des choses. Sinon pour dire que nous la connaissons,
mais alors, elle n’a plus son sens originel ou habituel.
Conclusion
Nous
avons donc vu que si la notion de nature des choses, en tant que
désignant l’essence réelle des choses, telles
qu’elles sont sans ce que nous pouvons y projeter de nous-mêmes,
paraissait être évidente ou ne pas être problématique,
il apparaissait finalement inévitable de dire qu’elle
était en quelque sorte contradictoire, puisque, en tant
qu’elle signifie les choses en soi, telles qu’elles
sont indépendamment de nous, elle nous devient inaccessible
par principe et que ce que nous connaissons ou pourrons jamais
connaître, n’est plus alors que l’ombre plus
ou moins consistante du réel. Il nous faut donc passer
le rasoir d’Occam afin de l’éliminer, comme
entité hyper-physique trop encombrante ; ce que nous y
gagnons, c’est que le monde nous devient connaissable. Nous
pouvons donc répondre maintenant au problème posé
dans notre introduction : notre connaissance du monde physique
est certes relative à la connaissance que nous en prenons,
mais nous la connaissons réellement, puisqu’il n’y
a pas (plus) de nature des choses ou de nature en soi, au sens
d’un absolu par définition injoignable. La nature,
avons-nous bien dit, ce n’est pas la nature sans l’homme
–l’homme est une partie de la nature, l’esprit
et le monde ne sont pas séparés irréductiblement.
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