Plan
Introduction
I- Langue et culture
A- Langue et langage (Saussure)
B- Le caractère conventionnel et culturel de la langue est un obstacle à l’existence langue universelle (la critique du cratylisme et de l’idéal d’une langue naturelle, première expression de la langue universelle)
C- Difficulté du cratylisme : la langue n’est pas naturelle (Saussure)
II- La langue universelle ne serait-elle pas plutôt à entendre comme l’ensemble des propriétés communes à toute langue? (Chomsky)
A-Le projet chomskyen d’une grammaire universelle
B- Difficultés de ce projet
Conclusion
Bibliographie et conseils de lecture supplémentaires
Corrigé
La Bible nous raconte, à propos de lorigine des langues, un mythe : cest le mythe bien connu de la tour de Babel. Dieu, pour punir les hommes qui narrêtent pas de se disputer entre eux, décida de diviser la langue qui, à lorigine, est la même pour tous, en de multiples langues. A partir de lorigine idéale, celle dune langue universelle, qui est aussi, on le voit, lidéal dune humanité une et unie, on en est venu à une pluralité, semble-t-il irréductible, des langues. Chaque nation a dorénavant sa propre langue.
Mais la langue universelle na-t-elle jamais eu dexistence ailleurs que dans le récit biblique? Et peut-elle jamais être réalisée?
A- Langue et langage (Saussure)
Dabord, on doit bien distinguer, afin de ne pas opérer de confusion néfaste au traitement de notre sujet, la "langue" et le "langage". En effet, comme nous le dit bien Saussure, le langage nest que la faculté propre à tout homme en tant quhomme, de pouvoir parler, et de faire usage de la langue.
La langue, quant à elle, est définie comme "un ensemble de conventions nécessaires adoptées par le corps social pour permettre lusage de la faculté du langage chez les individus". Dans cette définition, deux éléments sont importants : en effet, nous pouvons remarquer que, contrairement au langage, ce qui fait la différence spécifique de la langue, cest quelle est conventionnelle, et aussi, sociale. La langue est un système dexpression et de communication, propre à un groupe humain déterminé.
Par là, on devine déjà que ce qui caractérise la langue sera quelque chose de culturel. Ce sont les membres dune communauté donnée qui attribuent à un signifiant (image vocale ou acoustique) un signifié (image mentale ou concept). Ainsi, si un anglais, pour référer à ma "soeur", utilise le signifiant "sister", en français, ce sera "soeur".
Ce qui définit donc la langue, cest, au-delà de sa conventionnalité, et donc, de son caractère arbitraire, ainsi que son caractère culturel et social, sa particularité. Alors que le langage est une capacité propre à tout homme en tant quhomme, et à toute société, aussi primitive soit-elle (tout le monde parle), la langue, si évidemment elle est aussi, en ce sens, présente partout, est plutôt à penser comme une différenciation, ou une particularisation, de la faculté universelle quest le langage.
Il semble donc que la définition même du terme de "langue", nous invite à affirmer que la langue universelle savère être :
1) non seulement inexistante en fait, mais encore,
2) littéralement impossible à réaliser.
En effet,
1) Il est évident que la langue universelle na aucune existence de fait. Il semble que de tous temps les hommes ont existé en communautés séparées, et quils nont pas utilisé les mêmes termes pour désigner les mêmes choses.
2) Mais surtout, le caractère culturel de la langue est ce qui semble faire obstacle à la réalisation dun tel projet.
En effet, si la langue est liée à une culture particulière, il semble bien quil soit impossible quil puisse exister une même langue pour tous, au sens où elle serait alors commune à tout homme. Peut-on ou pourra-t-on jamais, parler un jour la même langue? -Il semble plutôt quil y ait des frontières à jamais infranchissables dans ce domaine.
Ainsi, la thèse de Saussure signifie que la langue nest nullement une relation simple entre signifiant et signifié. Ou même, quelle nest nullement assimilable à la relation naturelle entre le mot et la chose, contrairement à ce que soutenait Cratyle, dans le dialogue du même nom de PLATON. Ainsi, en 383a, Cratyle affirme-t-il que le nom nest rien dautre que la propriété naturelle de la chose. Ainsi, selon Cratyle, qui soutient une théorie naturaliste du langage, "il existe une dénomination naturelle pour chacun des êtres", "un nom nest pas lappellation que certains donnent à lobjet après accord, en le désignant par une parcelle de leur langage, mais, il existe naturellement, et pour les Grecs et pour les Barbares, une juste façon de dénommer qui est la même pour tous".
Si cette thèse est vraie, alors, la langue universelle est tout à fait réalisable. Cest ce que nous montre bien la dernière phrase de ce texte. Cest bien lidéal dune langue universelle, la même pour tous les hommes, au-delà des particularités culturelles, qui est ici reproduit. Cratyle ne dit pas, certes, que cette langue universelle, qui est ici synonyme de langue naturelle, existe effectivement. Dailleurs, il apparaît que des choses, ou des êtres, sont mal nommés : on leur a donné des noms qui nétaient pas conformes à leur nature, et ils sont faux. Ainsi Cratyle dit-il à Hermogène, tenant de la théorie conventionnaliste du langage, en 384a, que " Hermogène " nest pas son vrai nom : en effet, le nom signifie "de la race dHermès", dieu du gain ; or, Hermogène a des ennuis dargent.
Ce que veut dire Cratyle, cest que la langue universelle est tout à fait possible : il suffit de modeler les noms sur les propriétés réelles et naturelles des choses. Alors, en effet, nous aurions un moyen dentente facile : il suffirait de désigner chaque chose par le mot qui lui appartient en propre. En ce sens, on ne voit pas ce qui pourrait bien faire obstacle à la réalisation dune langue universelle :
a) elle ne serait plus liée aux décisions propres particulières à chaque société ou culture, et ne serait donc pas emprunte de tout le sous-bassement propre à chaque culture;
b) et surtout, il serait possible que tout homme en tant quhomme la pratique en toute objectivité : nous dirions alors les mêmes choses avec les mêmes mots.
C- Difficulté du cratylisme : la langue nest pas naturelle (Saussure)
Mais on voit que si, chez Cratyle, la langue universelle est réalisable, en tant que langue naturelle, et retour à ce quil peut y avoir avant toute intervention des conventions humaines, cest à la condition que la langue se réduise à la relation simple mot/chose. En ce sens, effectivement, il est tout à fait possible quil puisse y avoir une langue universelle, puisque parler la même langue se réduit à employer les mêmes mots, pour désigner les mêmes objets.
Or, revenons à la définition saussurienne de la langue : il y avait lidée dune correspondance (instituée par lhomme en société) entre un signifié et un signifiant. Nous allons voir que tout nest pas aussi simple que ce que croyait Cratyle!
En effet, dans son Cours de linguistique générale, Saussure dit bien que le signifiant est lempreinte psychique dun son, et le signifié, est lidée à laquelle renvoie cette image. Ie, le signifié, ce à quoi réfère le signifiant, nest pas la "chose", mais le "concept". (De même, le signifiant nest pas le mot). Le signe linguistique est donc, non le rapport dun nom et dune chose, mais le rapport interne entre deux éléments psychiques.
Si bien que le rêve cratyliste dune langue naturelle semble senvoler, puisque :
a) la langue nest pas une nomenclature
b) et surtout, elle implique un découpage linguistique et/ou conceptuel de la réalité.
Ainsi devient-il irréalisable davoir une langue naturelle (puisque le rapport entre signifié et signifiant est complètement immotivé et arbitraire) ; et complètement utopiste de croire pouvoir avoir une même langue pour tous. La langue ne consiste pas seulement à parler : ie, ce qui suffit à dire que nous parlons français ou anglais, nest nullement lemploi de mots comme "soeur" ou "sister", mais cest que nous découpons, et classons, la réalité tout autrement les uns des autres. Et aussi, que les mots sont irrémédiablement, de par leur origine sociale, chargés dun sens qui nest parfois pas assimilable par dautres.
Par exemple :
1) dire le mot "vache" en France et en Inde : nous avons beau parler hindou, quand nous utilisons le mot hindou qui correspond à notre mot pour désigner ce que nous croyons être la même chose, nous ne parlons pas de la même chose ou plutôt, du même concept. Pour un hindou, cest en effet quelque chose de sacré, etc. Or, cela, la "chose" ne nous le dit pas. Il ne se passe donc pas la même chose en nous que chez lhindou, quand nous prononçons le même mot -même si la chose est la même.
2) Cf. aussi lexemple de Levi Strauss, au début de la Pensée sauvage : chez les chinook, on dit "la méchanceté de lhomme tue la pauvreté de lenfant". On ne peut pas dire que cette phrase chinook correspond à la phrase française "le méchant homme tue le pauvre enfant".
En effet la phrase chinook est liée à la façon quont les indigènes de voir le monde. Le découpage linguistique du réel, différent du nôtre, est irréductible, car il est lié au sous-bassement culturel propre à cette tribu (qui, en loccurence, multiplie les espèces, alors que nous, nous séparons individus, genres, espèces). On ne peut donc pas par définition traduire authentiquement une langue différente de la nôtre, puisquon ne peut sortir de notre schème conceptuel.
Et, si on ne peut sortir de notre schème culturel, de notre culture, aors, on voit mal comment la langue universelle pourrait bien être réalisable. Il semble que lobstacle majeur à la langue universelle soit donc, tout simplement, la différence et particularité des cultures. La langue est profondément culturelle et sociale, et, comme nous le disions au début, particulière par définition. On ne peut sortir de cette particularité.
Sil nexiste pas de langue universelle, cest donc parce quil nexiste pas une nature humaine unique ; mais cette dernière est toujours particularisée.
Mais peut-être après tout avons-nous vu ci-dessus pris lexpression de langue universelle au pied de la lettre, ou, en un sens trop fort.
En effet, peut-être avons-nous été trop naïfs devant cette expression de "langue universelle". Nous avons dit quelle signifiait une même langue pour tous les hommes -et la question était alors de savoir si les hommes sont capables davoir une même langue. A cela, nous avons répondu par la négative, et nous avons dit que toute langue est particulière par définition (au sens de particulière à chaque peuple). En effet, si nous voulons alors dire que la langue universelle soit réalisable, il faudrait que nous soyions tous dune même culture, ce qui est, de facto, irréalisable -quand bien même nous le voudrions...
Mais pourquoi ne pas prendre lexpression de "langue universelle" comme signifiant ce qui est commun à toute langue? En ce sens, la question devient celle de savoir sil existe des points communs entre les langues existantes, ie, une structure identique. Elle serait alors, en ce sens, la structure de lesprit humain. Ce projet de découvrir la langue universelle, cette structure linguistique doù seraient dérivées toutes les langues particulières, correspond-il à une réalité, ou est-il une illusion?
A - Le projet chomskyen dune grammaire universelleIl appartient à Chomsky davoir entrepris un tel projet : il estime, dans son oeuvre Le langage et la pensée, avoir découvert ce quil appelle des "universaux linguistiques", ie, des structures communes à toutes les langues et inhérentes à lesprit humain. Du moins, si nous disons quil les a "découverts", il serait plus approprié de dire que selon lui, cette hypothèse est nécessaire pour comprendre lapprentissage du langage chez lenfant.
Prenons un des exemples de Chomsky lui-même : selon lui, le principe selon lequel les règles dune grammaire particulière dépendent de la structure des phrases, est un principe qui fait partie de ce quil appelle la "grammaire universelle innée", ie, lensemble des principes vrais dans toutes les langues naturelles.
Comment en arrive-t-il à cette affirmation? En disant quon en a besoin pour expliquer le fait que les enfants sont capables dapprendre une langue qui a une grammaire complexe en un laps de temps relativement court, et en se basant sur des données limitées. On ne peut en rendre compte par lhypothèse des essais et erreurs, donc, il ne reste plus, selon Chomsky, que son hypothèse : tout se passe comme si nous étions prédisposés à apprendre une grammaire qui comporte ce genre de règles, et comme si cette connaissance était par conséquent déjà inscrite dans la structure de la faculté du langage.
Chomsky soutient donc la thèse selon laquelle il existe une grammaire universelle innée, qui serait le domaine de compétences spécifique à notre espèce, ou encore, notre capacité cognitive propre.
On voit donc ici que la langue universelle est, pour Chomsky, lhypothèse la plus explicative de lapprentissage de la langue. Elle en rend compte : cest donc quelle doit exister. Il existe bien des points communs à toute langue, et même, une structure universelle de la langue (non, précisons-le, du langage), et donc, de lesprit humain lui-même. Ceci est tout à fait contraire à la thèse que nous avons tout à lheure défendue, puisque, en effet, nous avons dit que ce qui faisait irrémédiablement obstacle à la réalité de la langue universelle, cétait que lhomme est avant tout un être culturel, et quil ne pouvait par conséquent, jamais avoir la même structure conceptuelle (= penser les choses de la même façon). Ici, nous avons, avec Chomsky, la possibilité de la réalisation dune langue universelle. En effet, nous avons lidée de base structurelle ou grammaticale, qui serait une et la même pour tous.
La thèse chomskyenne est donc bien séduisante. Mais, de nouveau, quest-ce qui nous garantit de son bien-fondé? Quest-ce qui nous assure que la langue universelle au sens chomskyen, nest pas un mythe, ie, une illusion?
En effet,
a) dabord, la thèse chomskyenne nest quune hypothèse explicative, et a priori en quelque sorte : quest-ce qui nous permet par conséquent, de pouvoir être assurés de sa vérité, ie, de lexistence effective de sa grammaire universelle innée, ou dun noyau commun à toutes les langues (qui nous laisse ainsi lespoir de réaliser une véritable langue universelle)?
Si il est vrai quon constate de nombreux points communs entre les langues, en effet, comme par exemple : des phrases, des verbes, etc., quest-ce qui nous assure que ce nest pas dû à dautres causes possibles?
b) Pourquoi pas le hasard? Par exemple, le fait quil y a eu des échanges culturels ; ou encore,
c) pourquoi les langues ne dériveraient-elles pas historiquement dune langue commune unique? (évidemment, ici, on postule alors que lexistence originaire dune langue universelle na pas été quun mythe).
Ou d) pourquoi pas en rendre compte par une sélection naturelle?
De plus, ne pourrait-on pas objecter à Chomsky que rien ne nous assure quil ne tombe pas, dans ses recherches, sous le coup de lillusion propre à tout observateur situé par définition dans une culture déterminée?
En effet, si notre thèse selon laquelle nous ne pouvons jamais sortir de notre propre schème conceptuel est vraie, alors, rien ne peut jamais nous permettre de vérifier le bien-fondé dune telle thèse. Peut-être projette-t-il encore sur les autres langues, des caractéristiques propres à la sienne, ce qui lempêche de comprendre les différences des autres langues. Peut-être même participe-t-il dune entreprise radicalement occidentale, ou rationaliste, qui veut tout réduire à lidentique.
Enfin, son hypothèse étant a priori, nous navons de toute façon aucun moyen de la vérifier.
Le projet de réaliser une langue universelle nous a paru impossible en raison du fait que la langue est un découpage conceptuel de la réalité, ce qui fait que toute entente réelle est à jamais impossible. Mais il nous semble possible, toutefois, quil existe une langue universelle au sens dune structure universelle de toutes les langues. Certes, nous venons de le voir, ce nest quune possibilité parmi dautres seulement, et qui pourra donc toujours avoir ses détracteurs. Mais, nous pouvons dès lors au moins émettre la possibilité que la langue universelle nest pas un mythe. Si Chomsky a raison, en effet, alors, elle nest pas un mythe, et lobstacle culturel nen est plus vraiment un. Toutefois, le seul véritable projet de langue universelle qui semble pouvoir aboutir, ou du moins être parfaitement concevable, est celui qui existe au sein des langues artificielles, puisque chaque signe employé est univoque et nest que formel, et, de plus, elle existe de fait
Bibliographie et conseils de lecture supplémentaires
Chomsky, Le langage et la pensée ; Réflexions sur le langage, Champs Flammarion
Leibniz, Lharmonie des langues, Points Seuil Essais ; Nouveaux essais sur lentendement humain, Garnier Flammarion, livre III, ii, 1 : il discute de largument de Locke, selon lequel, si les significations des mots étaient déterminées par une nécessité naturelle, alors, il ne devrait y avoir quune langue parmi les hommes. Pour Leibniz, il entre à la fois, dans lorigine des langues, "de la nature et du hasard". De même, les langues peuvent se former par le commerce entre différents peuples.Ce qui le mène à lhypothèse dune origine commune de toutes les nations, et à celle dune langue adamique (pp.218-219 GF). Dans cette langue primitive, paraîtrait, si nous pouvions y avoir accès, les "raisons des connexions soit physiques, soit dune institution arbitraire, sage et digne du premier auteur". Il prend ainsi de nombreux exemples dappellation qui selon lui attestent "quil y a quelque chose de naturel dans lorigine des mots, qui marque un rapport entre les choses et les sons et mouvements des organes de la voix" ; mais, "par plusieurs accidents et changements, la plupart des mots sont extrêmement altérés et éloignés de leur prononciation et de leur signification originale". Les langues en général sont "les plus anciens monuments des peuples, avant lécriture et les arts" et par conséquent, elles en marquent le mieux lorigine des "cognations et des migrations". Ib., v, 8 : référence à une "grammaire universelle" : "celui qui écrirait une grammaire universelle ferait bien de passer de lessence des langues à leur existence et de comparer les grammaires de plusieurs langues". Cf. aussi sur ce point ix, 12. Leibniz évoque ici, également, un moyen de corriger cette "tour de Babel", en inventant une "langue savante" (qui est en un certain sens, une "langue universelle" -mais artificielle). Il la nomme caractéristique universelle.
Et bien sûr, mon cours sur le langage.
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