Plan
Introduction
I- Au niveau de la vie, on peut dire que l’expérience instruit, et est susceptible de nous apporter connaissances et savoir-faire
A- Savoir faire et savoir que
B- Aristote : l’expérience est source de tout savoir-faire et de tout savoir
1) Le savoir sans expérience est inutile (Métaphysique, A, 1)
2)Aristote, Seconds analytiques, II, 19 : l’expérience est le point de départ de toute connaissance, et nous apporte donc un véritable savoir
C- L’expérience est toutefois un " savoir non fondé " et donc souvent inutile (ib.)
II- L’expérience en elle-même n’est donc pas susceptible de nous instruire réellement
1) Si l’expérience, entendue comme contact immédiat avec le réel, est l’origine de nos connaissances, suffit-elle à rendre compte entièrement de celles-ci ? (Kant, Critique de la raison pure)
2) L’expérimentation scientifique est-elle instructive ? (ib.)
3) L’expérience comme test des théories est une illusion (Duhem, La théorie physique, chapitre 6)
Conclusion
Conseils supplémentaires
Corrigé
Le fait même de se demander si lexpérience instruit présuppose que lexpérience entretient, avec linstruction, un rapport problématique. Elle ne serait peut-être pas à même de nous instruire.
Mais quest-ce que lexpérience ? Ny a-t-il quune forme dexpérience ? On peut immédiatement répondre que non.
En effet, on parle dabord dexpérience à propos de la vie quotidienne : " jai fait une expérience intéressante hier ! "; " daprès mon expérience, je peux te donner tel conseil " ; " cet homme fait ce métier depuis longtemps, il a de lexpérience " (NB : ici, parler dexpérience, renvoie à lapprentissage ; on présuppose en effet que " jai de lexpérience, donc, jai appris beaucoup de choses "). Il sagit surtout de lexpérience entendue au sens dhabitude.
On parle aussi dexpériences scientifiques : il sagit, soit de recourir à lexpérience, entendue alors au sens de réalité extérieure, soit de tester une hypothèse à travers une expérience, entendue au sens, cette fois, dexpérimentation.
Pour répondre à la question, nous devrons donc nous interroger sur ce qui différencie ces deux espèces dexpérience. Nous nous demanderons alors ce qui est susceptible, dans ces divers degrés dexpérience, de nous instruire.
Mais quest-ce que linstruction ? Elle peut également être entendue en plusieurs sens :
Dabord, elle peut désigner tout ce qui nous apporte des informations sur le réel. Ensuite, ce qui nous fait acquérir un ou des savoir-faire (jouer du piano, savoir nager, etc.). Enfin, elle peut renvoyer à lacquisition de connaissances au sens fort (i.e., dun savoir fondé et véritable sur le réel, comme la science par exemple).
Lexpérience en tant que telle, lexpérience " brute ", sans aucun ajout de théorie, est-elle instructive ? A-t-elle en elle de quoi nous apporter des connaissances ou des savoir-faire ?
En effet, le terme dexpérience est ici entendu en un sens pratique, comme dans lexpression commune " un homme dexpérience " : cest le savoir-faire. Ici, en effet, on constate, non seulement que lexpérience instruit, mais encore, quil est nécessaire de passer par lexpérience, que ce soit simplement pour acquérir le savoir-faire, mais aussi, pour actualiser un savoir théorique.
Par exemple, il ne suffit pas davoir appris, dans des livres ou à lécole, lart de la dissertation, mais il faut encore avoir répété, de multiples fois, lexercice de la dissertation, si lon veut faire des dissertations. Ici, seule lexpérience nous apprend véritablement comment faire. Cela signifie que lexpérience est une des parties nécessaires de toute instruction : il ne suffit pas de savoir, théoriquement, quelque chose, mais il faut encore savoir appliquer cette théorie, i.e., savoir faire. Cette affirmation est confirmée par la vie de tous les jours : en effet, jaurai beau avoir appris la loi dArchimède, jaurai beau avoir appris comment on nage, je ne saurai pas nager, tant que je nen aurai pas fait lexpérience.
Lexpérience, entendue alors comme la répétition des mêmes actes, est donc tout à fait susceptible de nous instruire.
B- Aristote : lexpérience est source de tout savoir-faire et de tout savoir
Cette conception, selon laquelle lexpérience instruit, est développée par Aristote au livre A, chapitre 1, de la Métaphysique, ainsi que dans les Seconds analytiques, II, 19.
1) Le savoir sans expérience est inutile (Métaphysique, A, 1)
Aristote, Métaphysique, A, 1 981a-b Cest la mémoire qui forme lexpérience dans lesprit de lhomme ; car les souvenirs dune même chose rendent capable de constituer une expérience unique, en se multipliant pour chaque cas ; et lexpérience est bien près de valoir la science et lart, auxquels elle ressemble beaucoup. Cest lexpérience en effet qui a enfanté lart et la science chez les hommes, attendu que, comme le dit si bien Polos, " cest lexpérience qui engendre lart, tandis que linexpérience ne doit le succès quau hasard qui la favorise ". Le moment où lart apparaît est celui où, dun grand nombre de notions déposées dans lesprit par lexpérience, il se forme une conception générale, qui sapplique à tous les cas analogues. Ainsi, avoir cette notion que Callias, atteint de telle maladie, a été soulagé par tel remède, et que Socrate et une foule dautres personnes qui souffraient du même mal, ont été soulagés de la même manière, cest là un fait dexpérience et dobservation. Mais concevoir que, pour toutes les personnes qui peuvent être rangées dans une même classe comme ayant la même affection maladive, inflammation, mouvement de bile, fièvre ardente, etc., le même remède a eu la même efficacité, cest là une conception qui appartient au domaine de lart. Dans la pratique, lexpérience sensible semble se confondre avec lart, dont elle ne se distingue pas ; et même on peut remarquer que les gens qui nont pour eux que lexpérience, paraissent réussir mieux que ceux qui, sans les données de lexpérience, ninterrogent que la raison. Le motif de cette différence est manifeste ; cest que lexpérience ne fait connaître que les cas particuliers, tandis que lart sattache aux notions générales. Or, quand on agit et quon produit quelque chose, il ne peut jamais être question que de cas particuliers. Le médecin, qui soigne un malade, ne guérit pas lhomme, si ce nest dune façon détournée ; mais il guérit Callias, Socrate, ou tel autre malade affligé du même mal, et qui est homme indirectement. Il sensuit que si le médecin ne possédait que la notion rationnelle, sans posséder aussi lexpérience, et quil connût luniversel sans connaître également le particulier dans le général, il courrait bien des fois le risque de se méprendre dans sa médication, puisque, pour lui, cest le particulier, lindividuel, quavant tout il sagit de guérir. |
En effet, selon lui :
- toute pratique et toute production, dit-il, portent sur lindividuel
Développer ici la thèse empiriste selon laquelle toute connaissance dérive des sens/ de lexpérience (il sagit ici de lexpérience comme réalité sensible extérieure à nous). Vous pouvez aussi, bien entendu, vous reporter à Hume ou encore à Locke.
C- Lexpérience est toutefois un " savoir non fondé " et donc souvent inutile (ib.)
Pourtant, si Aristote, dans Métaphysique, A, 1, accorde que lexpérience est susceptible de nous instruire, du fait quelle repose sur la mémoire de multiples souvenirs dune même chose, il fait également une double objection à cette thèse :
Aristote, Métaphysique, A, 1, 981a-b (suite) Néanmoins, savoir les choses et les comprendre est à nos yeux le privilège de lart bien plus encore que celui de lexpérience ; et nous supposons que ceux qui se conduisent par les règles de lart sont plus éclairés et plus sages que ceux qui ne suivent que lexpérience seule, parce que toujours la sagesse nous semble bien davantage devoir être la conséquence naturelle du savoir. Cela vient de ce que ceux qui sont guidés par les lumières de lart connaissent la cause des choses, tandis que les autres ne sen rendent pas compte. Lexpérience nous apprend simplement que la chose est ; mais elle ne nous dit pas le pourquoi des choses. Lart, au contraire, nous en révèle le pourquoi et la cause. Aussi, en chaque genre, ce sont les hommes supérieurs, les architectes, que nous estimons le plus, et à qui nous supposons plus de science quaux ouvriers, qui ne font que travailler de leurs mains. Si les premiers nous paraissent plus savants et plus éclairés, cest quils connaissent les causes de ce quils produisent, tandis que les autres, à la manière de certains corps sans vie, agissent certainement, mais agissent sans aucune connaissance de ce quils font, comme le feu, qui brûle et ne le sait pas. Il est vrai que, si cest par suite dune organisation naturelle que les corps inanimés produisent chacun leur action propre, cest grâce à lhabitude que les manuvres remplissent si bien les leurs, de telle sorte que ce nest pas pratiquement que les chefs sont plus habiles que leurs ouvriers, mais encore une fois cest parce quils raisonnent ce quil faut faire et quils connaissent les causes de leurs actes. Dune manière générale, ce qui prouve quon sait réellement une chose, cest dêtre capable de lenseigner à autrui ; et voilà comment nous trouvons que lart est de la science beaucoup plus que lexpérience ne peut en être, parce que ceux qui sont arrivés à lart sont en état denseigner et que ceux qui nont que lexpérience en sont incapables. Cest là encore que nous ne confondons jamais les perceptions sensibles avec la science. Cependant la sensibilité nous donne les notions les plus puissantes et les plus décisives des objets particuliers ; mais elle ne nous dit jamais le pourquoi de la chose. Ainsi, dans lexemple qui vient dêtre cité, la sensation ne nous explique jamais pourquoi le feu est chaud ; elle nous informe simplement quil nous brûle. |
Ce que ces objections ont de pertinent pour bien comprendre ce qui est en jeu dans notre énoncé, cest quelles nous montrent quil est en fait douteux que lexpérience puisse être un véritable savoir, et par conséquent, quelle soit si instructive que le croit le sens commun quand il loue lhomme dexpérience.
En effet, la première objection consiste à dire que lexpérience, loin dêtre une véritable connaissance, nest en fait quune habitude : elle ne nous apprend quà reproduire machinalement ce que nous avons déjà fait plusieurs fois. En conséquence, elle peut, loin de nous instruire, nous tromper, nous induire en erreur. Par exemple, prenons le cas du médecin : il peut très bien croire que tel malade souffre du même mal que le malade précédent, parce que les symptômes sont les mêmes ; alors quen fait, le mal dont il souffre est autre. Cest que nous ne cherchons pas, quand nous avons " acquis " quelque chose par expérience, quelles sont les causes véritables des choses. Plutôt que de nous instruire, lexpérience serait lorigine de nos opinions (= préjugés, savoirs non fondés).
La seconde conduit à mettre en question tout savoir qui prétendrait être fondé sur lexpérience. Ici, critique de linduction. En effet, ce qui fait que lexpérience ne constitue pas un réel savoir, cest quelle nest que connaissance des choses individuelles, des cas particuliers. Lexpérience na donc rien en elle qui permette dapprendre quelque chose à proprement parler, puisque rien ne nous dit que ce qui vaut pour une chose a, pour une autre b, etc., vaut pour toutes, même si elles se ressemblent.
On peut aussi convoquer largument hégélien (in La raison dans lhistoire) selon lequel on ne peut tirer de leçons lhistoire, car les événements ne se répètent pas. Dabord, les conditions ne sont jamais exactement les mêmes, si bien que recourir à lexpérience peut ici faire échouer notre action. De plus, laction est urgente, et on na pas toujours le temps daller consulter des livres ou des théories avant dagir. Il faut innover.
Conclusion I : lexpérience, loin de nous instruire, semble être source derreurs. Rien ne paraît permettre à lexpérience de nous apprendre quoi que ce soit. Elle nous dit bien que quelque chose est, mais elle ne nous en donne pas la raison ; cf. Kant, Critique de la Raison Pure, Introduction, 1ère Ed. : " elle ne nous dit pas quil faut que cela soit, dune manière nécessaire, ainsi et non autrement ".
II- Lexpérience en elle-même nest donc pas susceptible de nous instruire réellement
Evidemment, ici, on prend le terme dexpérience au sens de données sensibles avec lesquelles lesprit est immédiatement en rapport (ou encore, comme désignant le contact originaire de lesprit avec la réalité). Et le terme dinstruction comme renvoyant à lorigine de nos connaissances ou de nos théories.
La question devient alors celle de savoir si lexpérience à elle seule est susceptible denrichir notre savoir, et de nous permettre dacquérir des connaissances. Ou bien faut-il autre chose que lexpérience ? Finalement, loin dêtre lorigine de tout savoir, peut-être est-ce plutôt eu égard à notre savoir que lexpérience est instructive ?
A cet égard, le début de la Première introduction à la Critique de la Raison Pure, de Kant, est éloquent. En effet, Kant montre ici que si lexpérience est bien " le premier produit que notre entendement obtient en élaborant la matière brute des sensations ", et que cest ce qui fait delle lenseignement premier et inépuisable en instructions nouvelles. Toutefois, on ne peut pas, dit Kant, en rester là. En effet, lexpérience est toujours particulière et contingente, i.e., elle na rien, en elle, duniversel et de nécessaire ; de plus, elle est a posteriori. Cela signifie que tout ce qui est dans nos connaissances ne se trouve pas dans lexpérience, car une connaissance se caractérise avant tout par ces caractères qui manquent à cette dernière : luniversalité et la nécessité.
" Cette pierre est tombée à linstant x " est une expérience : elle porte sur une pierre particulière, qui est tombée à un moment particulier, et elle aurait pu ne pas tomber.
" Les pierres lancées doivent tomber, selon la loi de la chute des corps dans le vide " est une connaissance : il est toujours vrai que toutes les pierres que lon lance vont tomber : cest nécessaire, et universel.
Toute connaissance commence donc, certes, par lexpérience mais elle nen dérive pas toute : pour Kant, il faudra que lentendement (lesprit envisagé en tant quil connaît) intervienne pour élaborer cette expérience " brute " afin que lexpérience mérite vraiment le nom de connaissance. Cest donc en quelque sorte lesprit lui-même qui, avec un savoir antérieur à lexpérience, peut " instruire " cette expérience.
2) Lexpérimentation scientifique est-elle instructive ? (ib.)
Cf. texte célèbre sur le rôle de la raison dans lexpérimentation scientifique :
Kant, Critique de la Raison Pure, Préface 2nd Ed, Puf Quadrige, p. 20. Quand Galilée fit rouler ses sphères sur un plan incliné avec un degré daccélération dû à la pesanteur déterminé selon sa volonté, quand Torricelli fit supporter à lair un poids quil savait davance lui-même être égal à celui dune colonne deau à lui connue, ( ) ce fut une révélation lumineuse pour tous les physiciens. Ils comprirent que la raison ne voit que ce quelle produit delle-même daprès ses propres plans et quelle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements, suivant des lois immuables, quelle doit obliger la nature à répondre à ses questions et ne pas se laisser pour ainsi dire conduire en laisse par elle ; car, autrement, faites au hasard et sans aucun plan tracé davance, nos observations ne se rattacheraient point à une loi nécessaire, chose que la raison demande et dont elle a besoin. Il faut donc que la raison se présente à la nature tenant, dune main, ses principes qui seuls peuvent donner aux phénomènes concordant entre eux lautorité de lois, et de lautre, lexpérimentation, quelle a imaginée daprès ces principes, pour être instruite par elle, il est vrai, mais non pas comme un écolier qui se laisse dire tout ce quil plaît au maître, mais au contraire, comme un juge en fonctions qui force les témoins à répondre aux questions quil leur pose. |
Dans ce texte, Kant nous montre quil faut distinguer entre " expérience " et " observation ". Il sagit ici dune expérience de physique. Nous en sommes donc à un autre niveau dexpérience que celui duquel nous sommes partis (= savoir faire acquis par lusage de la vie, par la répétition et lhabitude), ainsi que de lexpérience comme contact immédiat avec le réel. La question devient donc celle de savoir si lexpérimentation est susceptible de nous instruire.
Voyons ce que Kant nous en dit : il nous dit bien que la raison est instruite par lexpérience (la nature, le réel), mais " comme un juge en fonction qui force les témoins à répondre aux questions quil leur pose ".
Si la raison est instruite par lexpérience, cest parce quil est absurde de dire que la raison à elle seule, peut produire une connaissance. Les énoncés de connaissance doivent être en effet informatifs, nous dire quelque chose concernant le réel. Il faut donc bien consulter à un moment ou à un autre, le réel, lexpérience. Cf. distinction jugements analytiques et synthétiques. La raison à elle seule peut produire des énoncés logiques, tels que " A est A ", " A nest pas non A " etc. Ce sont des énoncés analytiques : on na pas besoin de recourir au réel pour savoir sils sont vrais ou faux, et ils sont par conséquent toujours vrais. Les énoncés synthétiques, eux, sont de la forme " A est B ", et ils ne sont pas toujours vrais.
Cela veut dire que si lexpérience est susceptible de nous instruire, cest seulement eu égard aux questions et problèmes que nous lui avons demandé de résoudre. Finalement, lexpérience susceptible de nous instruire nest en fait quune expérience emprunte de théories, dun savoir préalable.
Exemple : nous savons davance ce que nous voulons obtenir quand nous faisons une expérience ; cette dernière est provoquée artificiellement par lhomme. Cf. Claude Bernard, Introduction à létude de la médecine expérimentale.
On peut donc une fois de plus douter que lexperience soit réellement instructive : en effet, cette expérience est réfractée à travers nos théories, cf. fait que les instruments qui nous servent à faire nos expériences sont la matérialisation des théories scientifiques, etc.
Cest donc plutôt la raison qui instruit lexpérience ou la rend instructive. Toutefois, précisons que si la raison ne " prenait pas les devants ", on ne pourrait rien apprendre de lexpérience, parce que nous ne saurions pas ce que nous voulons y trouver, ou quoi y chercher.
3) Lexpérience comme test des théories est une illusion (Duhem, La théorie physique, chapitre 6)
Duhem, La théorie physique, son objet, sa structure, chapitre 6 : Un physicien conteste telle loi ; il révoque en doute tel point de théorie ; comment justifiera-t-il ses doutes ? Comment démontrera-t-il linexactitude de la loi ? De la proposition incriminée, il fera sortir la prévision dun fait dexpérience ; il réalisera les conditions dans lesquelles ce fait doit se produire ; si le fait annoncé ne se produit pas, la proposition qui lavait prédit sera irrémédiablement condamnée ( ) Un pareil mode de démonstration semble aussi convaincant, aussi irréfutable que la réduction à labsurde usuelle aux géomètres ; cest, du reste, sur la réduction à labsurde que cette démonstration est calquée, la contradiction expérimentale jouant dans lune le rôle que la contradiction logique joue dans lautre. En réalité, il sen faut bien que la valeur démonstrative de la méthode expérimentale soit aussi rigoureuse, aussi absolue ; les conditions dans lesquelles elle fonctionne sont beaucoup plus compliquées quil nest supposé dans ce que nous venons de dire ; lappréciation des résultats est beaucoup plus délicate et sujette à caution. Un physicien se propose de démontrer linexactitude dune proposition ; pour déduire de cette proposition la prévision dun phénomène, pour instituer lexpérience qui doit montrer si ce phénomène se produit ou ne se produit pas, pour interpréter les résultats de cette expérience et constater que le phénomène prévu ne sest pas produit, il ne se borne pas à faire usage de la proposition en litige ; il emploie encore tout un ensemble de théories, admises pour lui sans conteste ; la prévision du phénomène dont la non-production doit trancher le débat ne découle pas de la proposition litigieuse prise isolément, mais de la proposition litigieuse jointe à tout cet ensemble de théories ; si le phénomène prévu ne se produit pas, ce nest pas la proposition litigieuse seule qui est mise en défaut, cest tout léchafaudage théorique dont le physicien a fait usage ; la seule chose que nous apprenne lexpérience, cest que, parmi toutes les propositions qui ont servi à prévoir ce phénomène et à constater quil ne se produisait pas, il y a au moins une erreur ; mais où gît cette erreur, cest ce quelle ne nous dit pas. Le physicien déclare-t-il que cette erreur est précisément contenue dans la proposition quil voulait réfuter et non pas ailleurs ? Cest quil admet implicitement lexactitude de toutes les autres propositions dont il a fait usage ; tant vaut cette confiance tant vaut sa conclusion ( ) En résumé, le physicien ne peut jamais soumettre au contrôle de lexpérience une hypothèse isolée, mais seulement tout un ensemble dhypothèses ; lorsque lexpérience est en désaccord avec ses prévisions, elle lui apprend que lune au moins des hypothèses qui constituent cet ensemble est inacceptable et doit être modifiée ; mais elle ne lui désigne pas celle qui doit être changée. Nous voici bien loin de la méthode expérimentale telle que la conçoivent volontiers les personnes étrangères à son fonctionnement. On pense communément que chacune des hypothèses dont la Physique fait usage peut être prise isolément, soumise au contrôle de lexpérience, puis, lorsque des épreuves variées et multipliées en ont constaté la valeur, mise en place dune manière définitive dans le système de la Physique. En réalité, il nen est pas ainsi ; la Physique nest pas une machine qui se laisse démonter ; on ne peut pas essayer chaque pièce isolément et attendre, pour lajuster, que la solidité en ait été minutieusement contrôlée ; la science physique, cest un système que lon doit prendre tout entier ; cest un organisme dont on ne peut faire fonctionner une partie sans que les parties les plus éloignées de celle-là entrent en jeu, les unes plus, les autres moins, toutes à quelque degré ; si quelque gêne, quelque malaise se révèle, dans ce fonctionnement, cest par leffet produit sur le système tout entier que le physicien devra deviner lorgane qui a besoin dêtre redressé ou modifié, sans quil lui soit possible disoler cet organe et de lexaminer à part. |
On voit ici que, pour que lexpérience puisse nous dire si notre théorie est vraie (ou fausse), i.e., est ou non ne connaissance, il faudrait quelle ait la capacité de nous le montrer. Or, Duhem montre que, étant donné que tous les domaines de la connaissance sont tous liés entre eux, et que par conséquent, toute théorie que lon veut tester renvoie à dautres théories sous-jacentes, lexpérience peut bien nous dire que quelque chose ne va pas quelque part dans le champ de nos connaissances, mais quoi exactement, elle ne le peut pas. La théorie scientifique est un organisme, pas une machine que lon pourrait démonter pièce par pièce pour examiner ce qui est défaillant
Il apparaît donc que autant dans la vie quotidienne que dans la science, lexpérience nest pas instructive, du moins, pas entièrement et pas à elle seule. Elle a dabord besoin dêtre instruite par la raison humaine, par une connaissance ou des connaissances préalables. Lexpérience nous instruit alors, parce quelle est déjà théorique, donc, déjà connaissance ! Le problème est toutefois de savoir doù nous sont venues ces premières connaissances. Surtout que lon ne peut pas recourir à la thèse des idées innées, puisque nous avons dit avec Kant que la raison na rien en elle de suffisant pour construire toutes les connaissances.
Vous noterez bien que vous devez, dans ce genre dintitulés, analyser soigneusement les divers niveaux dexpérience : quest-ce que je réponds, si lexpérience désigne le savoir-faire, lhabitude, bref, lexpérience quotidienne ? Et si lexpérience désigne la réalité sensible proprement dite (aspect que je nai pas vraiment développé, dailleurs) ? Et si lexpérience est lexpérience scientifique ? Quel savoir est susceptible de mapporter chacun de ces niveaux ? A quelles conditions ?
Vous pouvez vous reporter au cours théorie et expérience, qui traite de ce problème dun point de vue scientifique. Cf. lannexe sur Hume et Kant, dans ce même cours.
Enfin, voici quelques lectures supplémentaires :
Hume, Enquête sur lentendement humain : pour une critique de linduction
Leibniz, Nouveaux essais sur lentendement humain : pour une critique de lempirisme
Ryle, La notion desprit : pour la distinction entre " savoir que " et " savoir faire"
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