Plan
Introduction
I- le droit, réalité historique
II- L’histoire est-elle un fondement légitimant, nous assurant que le droit n’est pas le simple fruit des rapports de force ?
III- Le droit positif, produit du droit naturel, exigence morale universelle
Conclusion
Corrigé
Introduction
Le sujet nous invite à nous interroger sur les rapports entre le droit, pris en général, et l'histoire. Il ne s'agit donc pas seulement du droit positif, mais de tout le droit. Ie, à la fois du droit entendu comme système ordonné de règles normatives édictant ce qui est permis et défendu, et du droit entendu comme exigence de la raison, correspondant soit à une conscience morale, à un idéal de justice, ou à un droit dit "naturel".
On notera que la phrase est intitulée négativement, i.e., que l'on ne doute pas du fait que le droit est le produit de l'histoire, mais plutôt du fait qu'il le soit entièrement. Cela peut vouloir dire qu'on doit se demander, soit (1) si l'histoire est seule à l'œuvre dans l'élaboration et l'existence du droit, soit (2) si le droit qui est le produit de l'histoire s'identifie avec tout le droit - bref, s'il n'y a rien d'autre que ce qui advient dans l'histoire, pouvant valoir comme droit.
On notera encore que l'histoire est ici présentée comme étant l'auteur du droit ; or, depuis l'Ecole des Annales (au moins...) on sait que l'histoire est un processus collectif, qui se produit de manière inconsciente. Le droit serait donc le fruit d'une élaboration collective, mais aussi, inconsciente, se faisant sans l'homme, ou n'ayant pas son origine dans un esprit ou une décision (individuels).
Le droit serait donc, si on répond affirmativement à la question, le résultat d'un processus sourd et inconscient, n'ayant de raison d'être que dans les contingences du moment, puisque l'histoire n'est encore, au sens le plus reçu du terme, qu'une succession empirique et fortuite d'événements, n'ayant pas de fil directeur. Mais alors, le droit n'est-il pas réductible au fait, à ce qui est, ou à ce qui a été ? N'oublie-t-on pas alors la fameuse thèse humienne selon laquelle on ne peut déduire ce qui doit être de ce qui est, que donc, ce qui est légal n'est pas automatiquement légitime ?
On voit donc que le problème posé par l'intitulé du sujet est celui de savoir si le droit est seulement la codification de l'ordre établi, le miroir des intérêts et des circonstances temporellement datées, ou s'il n'est pas également, et avant tout, une exigence critique. Comment distinguer entre le droit établi, légal, et le vrai droit, légitime ? Est-ce en ayant recours à quelque chose de non historique? On le voit, c'est le fondement, ainsi que l'existence même du droit, qui est ici en jeu.
I- le droit, réalité historique
Nous allons d'abord chercher ce que signifie la thèse selon laquelle le droit est le produit de l'histoire, en cherchant à la fois ce qui peut la rendre évidente, et ce à quoi elle s'oppose.
A- L'évidence de l'historicité du droit, expliquée par son but
Que le droit soit le produit de l'histoire, signifie, naïvement parlant, qu'il est historique, i.e., qu'il subit un devenir dans le temps, qu'il n'est pas immuable. Or, quand on considère le contenu du droit à travers les différentes époques d'une société donnée, on ne peut que constater qu'effectivement le droit est historique : il porte la trace des évolutions sociales, techniques, scientifiques, etc., de la société en question, ainsi que des révolutions éventuelles. Les règles normatives, énonçant ce qui est permis et défendu, suivent pas à pas ces évolutions. Au fur et à mesure que se créent de nouvelles réalités, se créent de nouveaux problèmes, et, en conséquence, il faut de nouvelles lois. Par exemple, il a fallu modifier le Code Civil, le code pénal, afin de pouvoir régler les problèmes inédits que posaient les accidents "dus" à des voitures, et, aujourd'hui, il faut créer de nouvelles lois pour régler les problèmes liés à l'informatique. Le contenu du droit est donc changeant, et porte la trace des mutations sociales (donc de l'histoire).
Quoi de moins étonnant ? En effet, quel est le but, la raison d'être, du droit ? Il n'est autre que de régler les rapports entre les hommes vivant en société : il faut donc bien que, à moins d'être inefficace, il s'adapte aux circonstances essentiellement changeantes des sociétés humaines !
B- Pourquoi alors a-t-on pu s'opposer à cette historicité du droit ?
Pourtant, si la thèse de l'historicité du droit, présupposée dans l'intitulé du sujet, nous semble évidente, elle s'oppose à ce que nous appelons le rationalisme juridique - celui de l'ère des Lumières. Pour eux, le droit est fondamentalement anhistorique.
On trouve une telle conception du droit chez Rousseau, dans le Contrat Social, ou encore chez Kant dans sa Doctrine du droit et dans tous ses écrits portant sur l'autonomie de la raison pratique.
Ce qui la caractérise, c'est la croyance en la possibilité d'édicter, par la raison, des règles universelles du droit ; la raison serait capable de se donner à elle-même des lois non déterminées par la tradition, le passé, ou les contingences du moment. Pour eux, le droit n'est donc qu'un pur produit de la raison, qui est législatrice, et ce, sans considération des conditions historiques et sociales.
Or, on sait bien que des prétendus axiomes rationnels de Kant, on n'a jamais tiré grand chose en fait de solution juridique. Cf. ses axiomes, abstraits, concernant les contrats, ou même encore, ceux concernant la paix universelle : Kant propose-t-il des règles (concrètes) de droit, qui soient applicables ? On sait encore la fortune du Contrat Social de Rousseau pendant la Révolution française : quand on veut imposer à un réel des lois abstraites et inadéquates qui ne lui conviennent pas, notamment en ce qu'elles manquent de tout enracinement dans la tradition, qu'elles négligeant, on ne peut qu'en arriver la "Terreur". On a donc critiqué à ce propos la violence d'une raison ignorant le réel et l'histoire : il n'est pas possible de tirer d'une raison (désincarnée) ne prenant pas en compte l'histoire, des lois.
C- C’est le fondement du droit dans la raison, et non pas dans l’histoire, qui rend le droit arbitraire : Montesquieu, De l’esprit des lois
On aurait donc pu avoir l’impression que dire que le droit est historique, et est le produit de l’histoire, devait conduire à l’arbitraire. Il faut au contraire reconnaître que c’est plutôt la thèse inverse, celle selon laquelle le droit est le produit de la raison et de la décision de l’homme, qui y conduit. En effet, si le droit n’est que le produit de la raison et du consentement des hommes, alors, il n’est que le fruit des conventions passées entre les hommes, et par conséquent, il correspondra inévitablement aux différents caprices ou intérêts de classe des divers groupes humains à l’intérieur d’une société donnée ou des différentes sociétés.
Précisons que nous prenons ici le terme d’histoire comme changement dans le temps et/ ou dans l’espace.
Ainsi, selon Montesquieu, il faut reconnaître l’historicité du droit, mais pour autant, cela n’entraîne nullement un constat relativiste quant à la nature ou au fondement du droit. Dans la Préface de l’Esprit des lois, il nous dit bien qu’il a " examiné les hommes, et (qu’il a) vu que, dans cette infinie diversité des lois et des mœurs, ils n’étaient pas uniquement conduits par leur fantaisie ". Montesquieu cherche, dans cet ouvrage, la raison pour laquelle il y a des différences entre les règles de droit des divers peuples ; pour lui, ces différences ne sont pas dues au hasard, ni aux fantaisies des législateurs, mais elles répondent à la nature des choses.
C’est ce qu’il montre dans le chapitre 1 du livre I, à travers son principe de l’universelle rationalité (ou encore, sa théorie générale des lois). Ce principe stipule que tous les êtres ont leurs lois, les lois étant définies comme des rapports nécessaires et constants dérivant de la nature des choses. Appliquant ce principe à sa recherche, Montesquieu en déduit que la diversité, la variabilité, des règles de droit, ne signifie pas absurdité ou irrationalité, bien au contraire. Il y a ici la présence d’une raison cachée, sous-jacente, que Montesquieu appelle " esprit des lois " : comme il le dit en sous-titre de son ouvrage, c’est " le rapport que les lois doivent avoir avec la constitution de chaque gouvernement, les mœurs, le climat, la religion, le commerce, etc. ".
On est loin, ici, du rationalisme juridique : la thèse de Montesquieu est bien que le droit ne peut être qu’un produit complexe de l’histoire, qu’il est le produit de multiples causes, et qu’il est profondément lié à l’histoire d’une nation particulière. C’est ce que montre bien le concept d’ " esprit général d’une nation ", que l’on trouve formulé dans le livre XIX, chapitre 4. Montesquieu y dit que cet esprit général d’une nation est la résultante, la synthèse, l’effet global, de la vie d’un peuple. Chaque peuple se distingue des autres par le fait qu’un des facteurs déterminant les peuples y domine plus que chez les autres. Par exemple, c’est le climat qui selon lui prédomine chez les " sauvages " (les sauvages, pour lui, c’est l’Asie…).
Si donc le législateur veut faire des lois qui soient fondées dans la " nature des choses ", il doit prendre garde à prendre tous ces facteurs en considération : toutes les lois ne sont pas bonnes pour tous les peuples, et, par conséquent, il ne saurait y avoir de règles de droit abstraites, intemporelles et universelles.
D- Que signifie la thèse selon laquelle le droit est le produit de l’histoire ?
On voit donc mieux, maintenant, ce que signifie la thèse selon laquelle le droit est le produit de l’histoire. Elle signifie que le droit, certes, est historique, mais plus encore qu’il ne peut être le produit de l’élaboration théorique des savants, ou d’une activité consciente de l’homme. Nous venons de voir, avec Montesquieu, que le droit est changeant, qu’il est le produit de multiples causes, et que cela se comprend du fait qu’il y a un esprit propre à chaque peuple. Nous sommes donc bien loin, ici, de la société des citoyens du monde de Kant !
Dire que le droit est le produit de l’histoire, n’est-ce pas dès lors considérer qu’il est seulement la création spontanée de l’esprit des peuples, comme le soutient l’Ecole historique du droit allemande, dont le chef de file est Savigny ? Le droit a selon Savigny sa source dans la coutume, dans le peuple vaquant à ses occupations quotidiennes. Les mœurs ou les croyances étant l’unique source du droit, le droit exprime donc la nature ou les besoins de tel ou tel peuple. Il est le résultat de sourdes forces agissantes, l’élaboration créatrice d’un donné mystérieux et obscur, " l’histoire ". Le droit, selon Savigny, ne se comprend que si on revient à son origine, i.e., si on parvient à en ériger les circonstances d’apparition.
Conclusion I
L’idée selon laquelle le droit n’est que le produit de l’histoire, nous semble donc plus viable, plus efficace, que la thèse selon laquelle il serait le produit d’un législateur doté d’une raison autonome et énonçant par conséquent des principes universels.
Pourtant, il semble bien que si le droit n’est rien d’autre que l’ensemble des régulations tendant spontanément à s’imposer dans un organisme collectif, s’il n’est que le produit de l’histoire, entendue comme pure succession empirique et contingente des faits, alors, rien ne nous permet plus de fonder le droit, qui n’est plus alors que l’expression des rapports de force, de ce qui réussit à s’imposer à travers l’histoire.
II- L’histoire est-elle un fondement légitimant, nous assurant que le droit n’est pas le simple fruit des rapports de force ?
Il semble donc que le droit ne puisse être que le produit de l’histoire. A moins, évidemment, que l’histoire puisse se dire en un autre sens. Ne faut-il pas admettre, au-delà de ce droit positif ou coutumier qui n’est que le produit de l’histoire, " quelque chose d’autre ", qui soit susceptible de fonder, ou de légitimer, le droit ?
A- Il ne faut pas confondre légal et légitime : Hegel, principes de la philosophie du droit, § 3
En effet, quels sont les risques encourus par une thèse telle que celle de Savigny ? Tout simplement, que, à terme, on en vienne à dire que le temps sanctifie les injustices. Ce qu’elle échoue à reconnaître, c’est qu’il y a des lois injustes, bref, que " être légal ", n’équivaut pas à " être légitime ".
Pour Hegel, l’Ecole historique du droit allemande a fait une énorme faute de logique. Elle a confondu, comme il le remarque au § 3 des Principes de la philosophie du droit, une question d’origine avec une question de fondement. Et elle a cru que mettre à jour l’origine d’un droit, pouvait permettre de le justifier. En effet, selon Hegel, " une détermination juridique peut se révéler pleinement fondée et cohérente d’après les circonstances et institutions existant, et pourtant injuste en soi et pour soi et irrationnelle, comme par exemple une foule de règles de droit privé romain qui découlent très conséquemment d’institutions telles que la puissance paternelle ou le droit conjugal romains ". On voit bien ici le problème que pose la thèse et la méthode de Savigny : sous prétexte que la notion d’âme du peuple est ce en quoi s’enracine le droit, il croit échapper à l’arbitraire, et estime n’avoir pas besoin de rechercher la légitimité de ce droit. Il croit n’avoir pas besoin d’étalon supérieur à l’histoire, à ce qui est, pour juger du caractère rationnel de ce droit.
Hegel voit donc bien, dans ce texte, que si le droit est le produit de l’histoire, ce n’est pas en racontant " l’histoire de son apparition, les circonstances, les cas particuliers, les besoins et occasions qui ont amené son établissement ", qu’on pourra montrer qu’il est juste et rationnel. La justification par les circonstances n’est pas une vraie légitimation, et elle n’est pas satisfaisante pour la raison. Par ce genre de méthode, tout peut se justifier, même les pires crimes. " Or, continue-t-il, le droit familial romain, l’esclavage, etc., ne satisfont pas même à de très modestes exigences de la raison ". A prendre la méthode de Savigny au pied de la lettre, et d’un point de vue logique, on ne peut que perdre le droit, puisque " les circonstances n’étant plus les mêmes, l’institution a perdu son sens et son droit".
B- Les deux sens du mot "droit"
Au cours de notre développement, nous avons été inéluctablement menés à faire un double usage de terme de "droit". D'abord, le droit ne posait pas problème, il ne signifiait que l'ensemble des lois établies par une société, et ayant valeur obligatoire, i.e., faisant autorité du seul fait qu'elles sont édictées par l'organisme ayant autorité pour faire des lois. C'est le droit positif. Mais, finalement, l'usage que nous avons fait du terme de droit nous renvoie à des exigences idéales, à l'idéal de justice.
Or, le problème posé par notre sujet n'est-il pas de savoir si cette distinction est sensée ? Est-ce que le droit n'est que le droit positif, comme l'inciterait à croire la thèse selon laquelle il ne serait que le produit de l'histoire ? Ie, le légitime est-il la même chose que le légal ?
C- Si le droit est seulement le produit de l'histoire, il n'existe que le droit positif et on n'a plus rien pour le fonder en raison et en justice
Dire que le droit n'est que le produit de l'histoire, ne peut que mener à l'abandon de cette distinction, et, ultimement, à dire que le droit n'est que le produit des rapports de force, de ce qui a réussi à s'imposer à travers l'histoire. Le droit n'est plus que l'expression du caprice et de la fantaisie des hommes, ou des hasards de l'évolution sociale : la critique du rationalisme juridique se retourne donc contre l'Ecole historique du droit.
Que nous montre cette critique du droit positif ?
Que le droit n'est que d'institution humaine, et qu'il n'est que l'effet de la force dans l'histoire. rien ne le justifie.
Ainsi, pour Pascal, dans le Fragment 81 des Pensées (Ed. Lafuma), c'est la force qui a établi l'ordre social reconnu comme juste : le droit positif est, de fait, le produit et/ ou la justification de la force.
De même, Rousseau, dans le Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes, est mené à dire que le droit n'étant que le produit de l'histoire, il n'est qu'une usurpation - celle des riches, qui voulaient l'institution de la propriété pour posséder en toute liberté et légalement …
Ce qu'on voit bien, chez Pascal comme chez Rousseau, c'est que s'interroger sur la signification de la justice d'un point de vue généalogique, c'est être renvoyé à la force comme fondement de celle-ci. C'est que, finalement, il nous apparaît bien que le recours à l'histoire est incapable de faire apparaître autre chose. L'histoire n'est pas légitimante, du moins, tant qu'elle n'est rien d'autre qu'une accumulation de circonstances fortuites, contingentes, qui auraient pu être autres. Cette histoire, qui est celle à laquelle Rousseau a recours dans sa reconstitution hypothétique de l'histoire (naturelle) de l'homme, n'a aucun sens, elle ne peut légitimer le droit, étant absence de toute norme et de toute rationalité.
Il semble donc bien, que dire que le droit n'est que le produit de l'histoire aboutisse à nier tout droit. C'est la leçon inoubliable de rousseau qui nous dit, dans le chapitre 3 du livre I du Contrat Social, qu'un droit qui cesse, lorsque la force cesse, n'est justement plus un droit, - car la force ne fait pas droit !
On voit donc que l'histoire ne saurait suffire à rendre compte du droit. En fait, dire que c'est l'histoire qui est source du droit nous prive de la possibilité qu'il soit fondé, juste/ justifié. Il semblerait donc qu'on soit obligé de recourir à autre chose qu'à l'histoire, à sortir de l'histoire et de sa succession empirique et insignifiante de faits contingents.
D- Une histoire légitimante
Mais c'est bien ce que disait déjà Hegel, dans le § 3 des Principes de la philo du droit, contre l'Ecole historique allemande. Cette Ecole a confondu la genèse extérieure du droit avec sa genèse à partir du concept. Cette distinction se comprend à travers la célèbre distinction hégélienne entre deux types d'histoire.
En premier lieu, l'histoire, qui est celle dont fait selon lui usage l'Ecole historique n'est rien d'autre qu'une succession empirique insignifiante ; en second lieu, l'histoire, que Hegel écrit avec un grand H, est la venue progressive de la Raison à travers l'Histoire. Il faut distinguer entre le "dasein" et le "wirklich", entre l'être-là insignifiant et l'effectif, qui est ce qui existe comme traversé par la raison s'y accomplissant. C'est en référence à cette distinction qu'est à comprendre la formule de la Préface (op. cit. ) qui stipule que "ce qui est rationnel est réel, et ce qui est réel est rationnel". Le réel de la formule renvoie, non au dasein, mais au wirklich. Cela signifie que la raison n'est pas coupée de l'empirique, ou anhistorique, puisqu'elle s'y réalise. Mais il ne faut pas non plus faire l'erreur de croire qu'il y a identification entre raison et empirique, ou entre raison et histoire au sens premier.
Ainsi, l'histoire dont le droit est le produit est une histoire ayant en elle-même son propre étalon, qu'elle fait advenir progressivement. C'est une histoire qui se lit comme étant celle de la raison et de la liberté se faisant. - Là où Kant, dans son Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, parlait seulement d'une lecture, d'un point de vue nécessaire pour que l'histoire ait un sens, Hegel franchit le pas de faire de cette hypothèse quelque chose de réel. Grâce à cette histoire portant en elle-même un sens, ayant une finalité que Hegel dira "justifiée en soi et pour soi", le fait que le droit soit le produit de l'histoire n'est plus, pour le droit, synonyme de perte de légitimité. En effet, le développement sur des bases historiques ne se confond pas avec "le développement à partir du concept", qui seul apporte cette justification en soi et pour soi du droit. L'histoire de Hegel, qui est celle de la raison, permet donc de remplacer la genèse temporelle de l'Ecole historique par une genèse conceptuelle. A partir de là, on peut réellement analyser si le droit qui advient à travers l'histoire, est conforme à son concept. Le droit se réalise dans une histoire qui se charge de reconnaître ce qui est rationnel, conforme aux exigences de la raison, comme le montre bien la notion de "tribunal de l'histoire". Pour Hegel, ce qui dure dans les conflits entre les opinions, les idées, etc., c'est ce qui était vrai, rationnel. C'est donc dans le temps, mais celui d'une histoire ou d'un devenir ayant un sens, une fin, un fil directeur, et qui est donc évolution et progrès, que se réalise le droit naturel, qui, au début, n'est que concept, en soi, ie, virtuel.
Il n'y aurait donc pas besoin, contrairement à ce que nous disions au début de notre analyse, d'étalon ou de norme trans-historique, afin de sauver le droit de l'arbitraire. Toutefois, il nous semble que pour admettre cela, il nous faut obligatoirement admettre l'Histoire que loue Hegel. N'est-ce pas beaucoup admettre, d'abord en ce qu'il faut alors admettre toute sa métaphysique, chargée d'entités dont il nous est difficile d'admettre l'existence (cf. l'Esprit du monde, véritable sujet du droit) ? Mais encore en ce que, aujourd'hui, on n'a de cesse de critiquer les philosophies de l'histoire …
III- Le droit positif, produit du droit naturel, exigence morale universelle
Ainsi, ce qu'on peut garder de l'entreprise hégélienne, c'est que le droit rationnel n'est pas le droit empirique en vigueur ; que le mot même de droit appelle à trouver un étalon universel, quelque chose qui transcende les données contingentes de l'histoire. Ne sommes nous pas menés, finalement, à retrouver quelque chose de l'exigence morale ?
Comme l'a bien vu Hegel, ce qui seul peut légitimer le droit, c'est qu'il soit fondé en raison, et référé à la liberté. Il faut donc que le droit soit "juste", ce qui signifie qu'il transcende les besoins (contingents, puisque nous ne pouvons accepter l'histoire hégélienne) ou circonstances changeantes de l'histoire. Il semblerait que finalement, nous soyons obligés de dire que le droit n'est pas ou ne doit pas être que le produit de l'histoire. On doit opposer, au droit positif en vigueur, qui est changeant, une justice éternelle ou un ordre moral universel, immuable, indépendant des conventions. Ainsi, nous sauverons le droit de l'arbitraire, et ainsi seulement.
A- Droit positif et droit naturel
Tout le droit n'est donc pas que le produit de l'histoire : au-dessus du droit positif, qui est bien le produit de l'histoire, il y a "une loi vraie, la droite raison, répandue dans tous les êtres, toujours d'accord avec elle-même, éternelle", comme le dit Cicéron dans le livre III de La République. Cette loi morale est supérieure aux lois instituées, car elle est véritable, fondée, enracinée, dans la nature de l'homme, et dans la raison.
On retrouve donc ici la thèse classique qui, depuis Antigone, oppose un droit naturel, éternel, à l'histoire, qui n'apparaît donc jamais susceptible de fonder le droit. Tous les philosophes jusnaturalistes, toute la philosophie politique du 18e, va recourir au droit naturel, à la loi naturelle, voyant là le seul moyen pour que le droit soit légitimement fondé. En effet, si le droit est enraciné dans les exigences de la loi naturelle, qui est la parole de Dieu en nous, alors, le droit sera conforme aux exigences morales qui se trouvent en tout homme. S'il y a du droit, c'est, comme on peut le voir chez Hobbes, parce que la loi naturelle nous conseille de l'instituer. Le droit n'est donc plus le résultat des rapports de force, mais ce qui s'enracine dans la liberté et la raison de l'homme.
B- Mais y a-t-il des valeurs universelles ?
On nous objectera que décidément, on n'échappe pas à l'histoire, et que tout droit est dès lors historique. En effet, comme l'a bien vu Marx dans La question juive, on pose en fait comme naturel ce qui est historiquement déterminé, et devenu familier à force d'habitudes. Ainsi, une fois encore, on n'échappe pas à la mystification du droit, qui consiste à déguiser ce qui n'est que rapports de force, en ce qui est juste, légitime. Marx estime par exemple que l '" "Homme" de La déclaration des droits de l'homme et du citoyen n'est autre que l'homme de la société bourgeoise. De même, la liberté soi-disant inaliénable et universelle, suppose la propriété. Nous serions donc victimes d'une illusion de classe : nous confondons l'idéal de notre société avec un idéal universel. Autrement dit, nous croyons que les valeurs ne sont pas changeantes, et que la raison est capable de découvrir des principes éternels. Nous avons donc cru, en rédigeant la déclaration, que le droit à la propriété était éternel, inaliénable, et fondé dans la nature de l'homme. Or, ce droit est historique, et rien ne dit qu'il soit juste, légitime.
Toutefois, comme l'a bien vu Léo Strauss dans le chapitre de Droit naturel et histoire, le fait que l'idéal de notre société soit changeant, n'implique pas qu'il faille renoncer à "rechercher un étalon qui nous permette de juger de l'idéal de notre société comme de tout autre"; et "le simple fait que nous puissions nous demander ce que vaut l'idéal de notre société montre qu'il y a dans l'homme quelque chose qui n'est point totalement asservi à sa société".
C- Le rôle moteur de l'exigence de justice
Il existe donc autre chose que l'histoire comme source du droit : c'est l'exigence de justice. Ne modifie-t-elle pas, à travers l'histoire, les lois légales, pour qu'elles soient de plus en plus conformes au respect de l'humanité ? Si cette exigence de justice ne crée pas de toutes pièces le droit positif, elle contribue, en le critiquant, à l'améliorer. Ce qui signifie bien que le droit positif oblige si et seulement s'il ne contrevient pas au respect de l'humanité, s'il ne heurte pas la raison.
N'est-ce pas le sens de l'actuelle contestation de la loi Debré sur l'immigration ? L'appel à la désobéissance civique ne signifie-t-il pas que, au-delà des lois positives, instituées, répondant à des besoins de la société, il y a des lois morales, qui sont plus légitimes, et auxquelles nulle ordonnance civile ne saurait nous forcer à ne pas y obéir ?
Le problème est qu'alors, c'est toute l'institution de la société qui est menacée d'illégitimité . En effet, comment peut-il se faire que les besoins de la société ne soient pas adéquats aux besoins "réels" des hommes ? L'organisation juste est-elle alors néfaste aux rapports réellement justes entre les hommes, que le droit a pourtant pour but de réaliser ? Le droit ne semblerait alors, décidément, n'avoir aucun fondement !
D- Réconciliation droit naturel et histoire (Aristote)
Il nous semble que nous devons, pour finir, tenter une réconciliation du droit naturel et de l'histoire, qui aurait le mérite de se situer entre l'écueil historiciste et celui du rationalisme juridique.
Pourquoi le fait que le droit soit le produit de l'histoire serait-il une thèse nihiliste ? Après tout, chez Aristote, droit naturel et histoire font bon ménage. Il est de l'essence même du droit, aussi naturel soit-il, qu'il soit variable et changeant.
En effet, il faut d'abord dire que la nature dans laquelle il faut puiser la source du droit, n'est pas la nature telle qu'elle apparaît au 17e, à savoir, une nature régie par des lois invariables. La nature que prend pour modèle Aristote est plutôt celle des botanistes. De plus, elle inclut les groupes sociaux, les familles, les cités. Bref, c'est une nature caractérisée par le changement.
Comme il le dit dans l'Ethique à Nicomaque, au chapitre 7 du livre V, le droit naturel est variable : il consiste à s'adapter à chaque situation. De plus, chez lui, le droit est une notion adjectivale, il n'est pas du tout traité comme une "chose", mais comme un prédicat : le dikaion, c'est le juste, qui est une valeur à poursuivre, la solution juste que nous cherchons, sans la connaître à l'avance.
Aristote combine donc bien nature et histoire, et par-là, l'exigence morale et le changement qui caractérise le droit positif. Il y a bien en effet un droit qui est indépendant de la volonté de l'homme, et des conventions (il s'agit du "meilleur") mais cela ne l'empêche pas de varier avec son objet. Comme le montre bien Aristote dans le texte cité, le juste légal adapte le juste naturel à la réalité concrète, il le particularise ou le détermine. C'est donc l'antinomie nature (droit naturel) et histoire qui était à la base des "problèmes" qui faisaient qu'on ne pouvait admettre que le droit soit historique. Aristote concilie en effet le légal et le légitime en reconnaissant que le droit positif est fondé sur une exigence de justice - et que, pour cela même, le droit doit essentiellement être historique.
Il ne sanctifie pas par-là, comme on peut le constater au fil de la lecture des Politiques, n'importe quel fait historique : il reconnaît à l'esprit humain la tâche de contrôler lesquelles, des institutions historiques réalisées, sont conformes aux fins naturelles, et peuvent donc nous servir de modèles de justice. Le problème restant toutefois, on le sait, qu'il a bien légitimé, avec une telle méthode, l'esclavage !
Conclusion
Si le droit nous paraissait au départ comme étant, de toute évidence, le produit de l'histoire, c'était en tant qu'il était essentiellement mouvant, ayant pour charge de réguler la vie sociale essentiellement changeante. Toutefois, nous ne pouvons soutenir que le droit n'est que le produit de l'histoire, au nom de la distinction entre fait et valeur, entre ce qui est, et ce qui doit être. On a bien vu, tout au long de notre développement, que ceux qui ont voulu fonder le droit sur l'histoire, ont bien été obligés de recourir à quelque chose d'autre qu'elle, pour éviter que le droit devienne relatif, arbitraire, bref, ne soit plus un vrai droit. Que ce soit le Volkgeist de Savigny, l'Histoire de Hegel, la loi naturelle des Modernes, tout semblait bien nous pousser à admettre, avec Léo Strauss, le besoin d'un "droit naturel", qui est, pour lui, équivalent à un étalon universel et trans-historique pouvant juger le droit existant. Mais étant données les difficultés de connaître ce droit naturel, nous avons préféré retourner au sens antique du droit, tel qu'on le trouve chez Aristote : le droit est ce qui combine changement et idéal de justice, et l'idéal de justice n'est pas atteint dans son intégrité du fait de sa variabilité...
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