Plan
INTRODUCTION
I- PLATON : L'OEUVRE D'ART, COPIE DU SENSIBLE, EST ELOIGNEE AU PLUS HAUT POINT DE L'ABSOLU.
1) L'œuvre d'art est imitation de la nature sensible
2) Les deux sortes d'imitation.
3) Art et illusion ou l'art condamné par la philosophie
II -HEGEL : L'ABSOLU NE S'OPPOSANT PAS AUX APPARENCES SENSIBLES, L'œUVRE D'ART PEUT EN DROIT MANIFESTER UN ABSOLU, OU MêME L'ABSOLU.
A- Aristote : l'art n'imite pas à proprement parler la nature, mais rivalise avec elle.
B- La revalorisation de l'apparaître chez Hegel.
1) L'art a son apparence propre.
2) L'absolu a pour essence de se manifester.
3) L'absolu (l'esprit, l'Idée) est donc accessible par des moyens sensibles
4) L'œuvre d'art ne se réduit pas à son matériau sensible
III- SEULE L'OEUVRE D'ART PERMET D'ATTEINDRE L'ABSOLU
1) La conception romantique de l'art (18e) : l'art permet de montrer ce qui est indicible, non conceptualisable, ou non connaissable
2) Kant, Critique de la faculté de juger, § 49 et 57 : les Idées esthétiques ou l'alliance gratuite entre imagination et entendement
3) L'art fait donc mieux que la philosophie
4) Heidegger, L'origine de l'œuvre d'art : l'art et la vérité
IV- TOUTE œUVRE D'ART MANIFESTE-T-ELLE UN ABSOLU?
1) L'art contemporain est-il de l'art?
2) L'art est-il fini?
3) L'art abstrait comme langage de l'âme.
4) Que faire des ready-made?
CONCLUSION
Corrigé
Loeuvre dart, produit du génie créateur de lhomme, a souvent prétendu être un moyen datteindre un absolu, qui est de lordre du suprasensible, et des valeurs humaines les plus hautes. Ainsi, quand nous nous servons du terme "oeuvre dart", nous nous en servons avant tout, non comme dun terme descriptif et neutre, mais comme dun terme connotant une valeur. Les oeuvres dart sont censées, dans notre inconscient collectif, exprimer ce qui est de lordre de labsolu, nous faire avoir accès à ce qui est "transcendant". Elles sont considérées comme des objets à part, et nous mettons à leur sauvegarde un intérêt important (notre ère est bien lère "muséale").
Pourtant, loeuvre dart est-elle capable datteindre un absolu? Comment est-ce possible, si labsolu est par essence ce qui ne dépend daucune condition, et dautant plus, daucune condition sensible? Platon na-t-il pas dénoncé lassujettissement de lart au domaine du sensible, et par-là, na-t-il pas montré que lart est incapable de manifester un absolu? Mais la thèse de Platon présuppose que labsolu ne se manifeste pas : il nous faut donc ici réfléchir sur les conditions de possibilité dune révélation sensible de labsolu. Peut-être faudra-t-il dépasser le dualisme manifestation sensible/ absolu, afin de pouvoir soutenir que loeuvre dart peut manifester un absolu. Loeuvre dart est-elle seulement "quelque chose de sensible"? Ne peut-elle rien nous montrer au-delà, nous révéler une présence irréductible au sensible comme tel?
I- Platon : l'uvre d'art, copie du sensible, est éloignée au plus haut point de l'absolu.
Pour Platon, loeuvre dart na pas les moyens de manifester un absolu, étant donné quelle est assujettie au sensible. L'absolu se situant par définition au-delà du monde sensible, le moyen par essence le plus inadéquat pour atteindre labsolu est la manifestation sensible -donc l'art!
1) L'uvre d'art est imitation de la nature sensible.
Platon prend pour accordé que loeuvre dart est imitation de la nature. Elle consiste à recopier les phénomènes sensibles.
2) Les deux sortes d'imitation.
Dans Le Sophiste, 235 b-263c, il distingue deux espèces dimitation :
Objet du texte : définir quelle est la spécificité de la technique de production des images. Ayant défini plus haut l'image comme imitation, copie, de quelque chose, il distingue ici deux espèces d'imitation :
L'Etranger : je vois en elles, d'une part, une technique qui consiste à faire des copies. Celle-ci est surtout évidente lorsque quelqu'un, tenant compte des proportions du modèle en longueur, largeur et profondeur, produit une imitation qui respecte, en outre, les couleurs appropriées de chaque chose. Théétète : Et alors? Tous les imitateurs n'essaient-ils pas d'agir ainsi? L'Etranger : Ce n'est pas le cas de ceux qui produisent ou qui dessinent des uvres monumentales. Car s'ils reproduiaient les proportions réelles des choses belles, tu sais bien que les parties supérieures paraîtraient trop petites, et les inférieures trop grandes, puisque nous voyons les unes de loin et les autres de près. Théétète : Oui, absolument. L'Etranger : ces artistes ne laissent-ils pas de côté la vérité, en produisant dans les images, au détriment des proportions réelles, celles qui paraîtront être belles? ( ) N'est-il pas juste alors d'appeler "copie" le premier type d'imitation, car, en réalité, il "copie"? ( ) Et la partie de l'imitation qui est en rapport avec elle, ne doit-elle pas être nommée, comme nous l'avons déjà dit, "technique de production des copies"? ( ) Et alors? Ce qui a l'apparence de ressembler à ce qui est beau, tout simpelment parce qu'il est contemplé selon une mauvaise perspective, mais qui, s'il était regardé par quelqu'un ayant la capacité de le voir nettement, perdrait cette apparence, cette image, comment doit-elle être appelée? Si elle a l'apparence d'une copie, sans y être semblable, n'est-elle pas une illusion? ( ) Or, cette illusion constitue une partie considérable non deulement de la peinture, mais aussi de l'imitation en général. ( ) Ne serait-ce donc pas tout à fait juste de qualifier d'"illusionniste cette technique, qui produit non pas des copies, mais des illusions? ( ) Voilà donc les deux formes de la technique de production d'images dont je parlais : celle de la copie, et celle de l'illusion. Platon, Le Sophiste, 235 b-263 c, Ed. GF, Trad.N.Cordero, 1993 |
Il y a dabord limitation-copie, qui consiste à recopier fidèlement la chose, mais sans avoir pour ambition de la remplacer (cest une relation de ressemblance, non didentité) ; et ensuite, il y a une imitation appelée "eikastique", qui cherche à remplacer la chose même. Pour ce faire, il faut étudier les lois de la perception sensible, de manière à "pouvoir faire illusion". Loeuvre dart ne peut remplacer lobjet ou rivaliser avec lui, quen faisant illusion. Loeuvre dart appartient donc pour Platon au domaine de limage, du sensible. Or, tout ce qui est de lordre de limage est pour Platon, de lordre du moindre être. Ce qui seul est réel, cest lIdée, absolu supra-sensible ne dépendant en aucune manière de conditions et des lois qui gouvernent le monde sensible. Non seulement loeuvre dart est une image, donc, quelque chose de sensible, mais en plus, elle est littéralement assujettie au sensible, elle trompe et illusionne.
3) Art et illusion ou l'art condamné par la philosophie
Loeuvre dart privilégie le sensible comme moyen dexpression, et est donc condamnée par Platon, au nom de la philosophie. En effet, lart en vient à faire croire que labsolu ou lIdée est dans le sensible, or, la leçon du Livre VI de La République (cf. la célèbre allégorie de la caverne) est bien de nous faire voir que labsolu est tout autre que le sensible, et inatteignable par les moyens sensibles. Ce nest pas en étudiant les apparences et les moyens de redoubler celles-ci que lon pourra atteindre labsolu, ni même le manifester. Les formes artistiques sont rigoureusement coupées de leidos, Idée ou Forme intelligible, qui se trouve dans un monde suprasensible. Cest le philosophe qui, se détournant du sensible, à laide de sa raison, atteint labsolu. Labsolu ne se manifeste pas dans le sensible, il napparaît pas par essence : le domaine de lapparaître est trompeur et non seulement ne nous révèle pas labsolu, mais encore, ne nous apprend pas à le chercher là où il se trouve. Ce que Platon appelle le principe "anhypothétique", ce qui est sans conditions, est atteint au terme dun long parcours, par une sorte dintuition intellectuelle, qui est une sorte déblouissement, mais en aucun cas une révélation sensible. Labsolu, lIdée de Bien, est bien comparable à la luminosité du soleil, mais cest à loeil de lesprit ou de la raison quelle apparaît, pas à loeil du corps...
Comme il le montre dans le Livre X de La République, 597a, loeuvre dart est éloignée de trois degrés de la vérité -nous pouvons ici remplacer "vérité" par "absolu", puisque pour Platon, avons-nous dit, ce qui est absolu, cest ce qui est le plus réel.
"Ainsi, il y a trois sortes de lits ; l'une qui existe dans la nature des choses, et dont nous pouvons dire, je pense, que Dieu est l'auteur ; -autrement qui serait-ce ? ( ) Une seconde est celle du menuisier. Et une trosième, celle du peintre ( ). Ainsi, peintre, menuisier, Dieu, ils sont trois qui président à la façon de ces trois espèces de lits. ( ) Et Dieu ( ) a fait celui-là seul qui est réellement le lit ; mais deux lits de ce genre, ou plusieurs, Dieu ne les a jamais produits et ne les produira jamais. ( ) le peintre est imitateur de ce dont les deux autres sont les ouvriers (pire encore, il recopie ce qui déjà n'est qu'apprence) l'imitation est donc loin du vrai" Platon, La République, 597 a-sq |
Ainsi, quelle différence y a-t-il entre le lit représenté par lartiste, le lit empirique qui sert à dormir et qui est fabriqué par lartisan, et lIdée de lit? Le lit de lartiste ne fait que copier quelque chose qui déjà, est dépourvu de réalité, au lieu de copier directement lIdée. Le lit fabriqué par lartisan, quant à lui, a au moins lavantage de "refléter" ou de manifester le lit vraiment existant, lIdée de lit. Lartiste est un ignorant, il ne sait pas comment est le vrai modèle. Comment le pourrait-il, puisque létude du sensible le détourne de tout accès possible à labsolu?
Ainsi, il semble que loeuvre dart soit par essence incapable de pouvoir manifester un absolu. Si le monde des phénomènes ou monde sensible est manque dêtre, pure "apparence", alors, si loeuvre dart est un moyen sensible de copier le sensible, elle ne peut pas manifester quelque chose dabsolu, puisque par essence cest ce qui est au-delà du sensible et soppose rigoureusement à toute forme dapparaître. Le paraître ou le se manifester ne nous fait pas atteindre lêtre empirique, et encore moins lêtre "en soi". La figuration sensible ne pouvant rivaliser sérieusement avec la vision intellectuelle, lart semble bien être définitivement condamné à nêtre que pure apparence...
Mais lapparence de lart est-elle si trompeuse, si incapable de rien manifester dautre que lapparence sensible? Et est-il vraiment impossible, et contraire à labsolu, de se manifester?
Peut-être que la dévalorisation platonicienne de lart part de présupposés faux ; elle aura eu lavantage de nous permettre de voir les conditions de possibilité que nous avons à mettre au jour pour pouvoir dire que loeuvre dart peut manifester un absolu. Il sagit en effet de se demander si loeuvre dart est, même si ses moyens dexpression sont évidemment sensibles, si assujettie que ça au domaine du sensible, et si labsolu est de son côté si radicalement coupé du domaine de lapparaître.
A- Aristote : l'art n'imite pas à proprement parler la nature, mais rivalise avec elle.
Dabord, il faut préciser que lart nest pas une pure copie de la nature, et encore moins des apparences. Il semble que la réponse aristotélicienne à la thèse de Platon selon laquelle lart se bornerait à imiter la nature, permet déjà à lart de pouvoir prétendre à atteindre à quelque chose au-delà du sensible. En effet, nous dit Aristote dans la Physique, lart ne prétend pas imiter rigoureusement la nature, mais rivaliser avec elle. Ce qui le mène à dire, comme on peut le voir dans les livres 4 et 9 de la Poétique, que non seulement lart (en loccurence, la poésie) est philosophique, car, contrairement à lhistoire, il a lavantage dêtre rationnel et général, mais en plus, il nous permet davoir accès à ce que nous cache la nature et lobservation naturelle ou empirique des phénomènes. Lart nous découvre des choses que nous ne savions pas voir dans la nature, il nous découvre des choses "cachées". Ici, se révèle la possibilité que loeuvre dart puisse manifester un absolu -du moins déjà peut-elle nous faire avoir accès à ce qui ne se montre spontanément pas dans le réel. Platon ne voit pas que loeuvre dart est autre chose quune (pâle) imitation de la nature, et quelle peut en fait renvoyer à autre chose que le domaine sensible.
B- La revalorisation de l'apparaître chez Hegel.
Cest ce qui a été définitivement vu par Hegel dans Lintroduction à lesthétique ; chez lui, il est tout à fait possible à loeuvre dart de manifester un absolu. En effet, dabord, Hegel nous montre que lart a son apparence propre, et que largument tiré du fait que lart appartient au domaine des apparences ne tient pas pour critiquer sa prétention à manifester un absolu ; et ensuite, il nous dit bien que labsolu doit nécessairement se manifester. Lapparence, le domaine du sensible, lapparaître, bref, tout ce qui chez Platon était inessentiel à labsolu et par-là inadéquat pour en rendre compte ou y avoir accès, est ici revalorisé.
1) L'art a son apparence propre.
Ainsi Hegel nous dit que lart a une apparence qui lui est propre, et non "une apparence tout court". Que veut-il dire par-là? Pour bien le comprendre, il faut préciser que Hegel estime bien que les apparences immédiates, ou la nature, sont en quelque sorte un manque dêtre, une illusion. Mais justement, lapparence de lart, le sensible quil manifeste dans ses oeuvres, sont par rapport à ces "apparences tout court", élaborées par le travail de lesprit ; le sensible que manifeste lart est intellectualisé, spiritualisé. Comme il le dit bien, "loin dêtre, par rapport à la réalité courante, de simples apparences ou illusion, les manifestations de lart possèdent une réalité plus haute et une existence plus vraie". Le matériau sur lequel sexerce lart est certes, le sensible, mais un sensible spiritualisé.
2) L'absolu a pour essence de se manifester.
Il dit aussi, comme nous lavons évoqué ci-dessus, que labsolu a pour essence de se manifester : "toute essence, toute vérité, pour ne pas rester abstraction pure, doit apparaître. (...) lapparence constitue un moment de lessence". A partir de Hegel, on ne peut plus sérieusement penser que lessentiel soit radicalement coupé de ce qui apparaît. En effet, on sait que ce qui seul est réel, cest ce qui est concret ; comme il le dit dans la célèbre préface des Principes de la philosophie du droit, "ce qui est rationnel est réel, et ce qui est réel est rationnel". Labsolu nest pas pour Hegel quelque chose qui existerait dans un monde "intelligible" ; cest-à-dire, quil nest pas abstrait ; sil doit exister, il faut quil se fasse exister, et il devra donc se manifester.
Labsolu, lIdée hégélienne, qui nest autre que lEsprit du monde se réalisant à travers lhistoire des hommes, nest donc plus vraiment ce qui serait par essence inaccessible à lart.
3) L'absolu (l'esprit, l'Idée) est donc accessible par des moyens sensibles
Au contraire, Hegel estime même que loeuvre dart est un des moyens privilégiés de manifester labsolu. Certes, les produits de lart ont toujours une apparence sensible et naturelle, mais ils ont, avons-nous vu, un contenu éminemment spirituel. Lart nous révèle véritablement lesprit, le spirituel. Dans le sensible de lart, se révèle la présence même de lesprit. Comme il le dit : "dans son apparence même, lart nous fait entrevoir quelque chose qui dépasse lapparence : la pensée". Lart, comme la religion et la philosophie, est "un mode dexpression du divin, des besoins et des exigences les plus élevées de lesprit" et "les peuples ont déposé dans lart leurs idées les plus hautes". Lart possède le pouvoir de donner de ces idées élevées une représentation sensible qui nous les rend accessibles.
4) L'uvre d'art ne se réduit pas à son matériau sensible
Loeuvre dart dépasse toujours ce quelle nous montre, elle ne se réduit pas à son matériau et ses moyens dexpression sensible ; son contenu est spirituel. Dans loeuvre dart , on doit oublier le particulier pendant que nous sommes en train de lexaminer ;
"La signification de loeuvre se rapporte à quelque chose qui dépasse lapparence directe (...) ; loeuvre dart ne sépuise pas toute entière dans les lignes, les courbes, les surfaces, les creux et les entailles de la pierre, etc., mais constitue lextériorisation de la vie, des sentiments, de lâme, dun contenu de lesprit". |
Il nous parle magnifiquement de lart grec, qui parvient à nous représenter labsolu dune manière tout à fait adéquate ; dans lart grec, nous dit Hegel, où le dieu est représenté par la figure humaine, il y a une union totale entre le sensible et le spirituel : lart grec a su incarner labsolu quest Dieu. La forme de lart est donc ici tout à fait adéquate à représenter, manifester, son contenu, qui est un absolu. De même encore Hegel analyse la peinture hollandaise en nous montrant le pouvoir quont ces oeuvres de révéler, manifester, un absolu, que ce soit lesprit de ce peuple particulier, ou la présence même du spirituel en général.
Il semble donc que, contre Platon, loeuvre dart soit à même de manifester un absolu ; en elle, on trouve une présence de lesprit, elle nous permet même de prendre conscience de ses intérêts les plus élevés. Cest que loeuvre dart ne se réduit pas à son matériau sensible, comme le verra à sa façon Sartre, dans les célèbres analyses du portrait de Charles VII que lon trouve dans lessai sur Limaginaire : loeuvre dart est, nous dit-il, un irréel ; sa présence sensible est juste un "analogon", un moyen sensible de nous rendre présent, de manifester dans le réel ce qui nappartient pas à ce monde mais est éternel et indépendant des conditions spatio-temporelles du monde sensible.
III- Seule l'oeuvre d'art permet d'atteindre l'absolu
Non seulement loeuvre dart est tout à fait capable de manifester un absolu, mais encore, il semble bien que, contre Platon, elle soit seule capable de le faire : elle nous paraît être le moyen privilégié datteindre labsolu. En effet, nous venons de voir que loeuvre dart dépasse, par ses moyens artistiques, lapparence, le sensible. Elle manifeste la présence de quelque chose dabsolu, dindépendant de toute condition sensible, par des moyens pourtant sensibles. On doit donc nécessairement en arriver à inverser le rapport instauré par Platon entre la philosophie et lart et dire que ce nest pas la raison, ou la philosophie, qui peut atteindre labsolu. Seul lart est apte à le faire, car il "manifeste", plutôt que dessayer de dire ce qui par définition ne se dit pas.
Si paradoxal que cela puisse paraître, loeuvre dart permet de dépasser les limitations spatio-temporelles. Cest en tout cas ce que les Romantiques ont soutenu. Pour bien comprendre leur thèse, il nous faut ici nous arrêter un petit moment sur la philosophie kantienne de la connaissance, qui a ouvert la voie au remplacement de la philosophie par lart, à la thèse selon laquelle le contenu même de la philosophie, qui est un absolu, est révélé par lart. En effet, Kant a montré, dans sa Critique de la raison pure, que les concepts étant seulement valables à lintérieur de lexpérience, quils sont assujettis aux conditions et aux limitations de celle-ci : ainsi, si on peut connaître véritablement ou objectivement les "phénomènes", grâce à nos catégories, on ne peut jamais par-là atteindre à labsolu, au fondement des phénomènes, au "noumène". Tout ce à quoi nos catégories nous donnent accès, cest à un réel construit par les facultés transcendantales de lhomme. Labsolu, le noumène, ou chose en soi, qui est à la base du réel, le fondement des phénomènes, étant indépendant de toute conditions, on ne peut jamais y a voir accès. On sait que Kant a longuement critiqué, dans sa Dialectique transcendantale, les prétentions de la métaphysique à vouloir penser, par lintellect, un absolu, comme lâme, le monde, ou Dieu. On ne peut par définition rien connaître de ce qui est au-delà de lexpérience possible, de ce qui est inconditionné.
Par ailleurs, Kant, dans les paragraphes 49 et 57 de la Critique de la faculté de juger, parlait de la capacité créatrice de lhomme comme dune capacité à montrer, grâce à des Idées esthétiques, lindicible, même si par-là on ne peut prétendre épuiser ce quelles nous "donnent à penser" ; et il nous montrait par-là quil y a un moyen spécifique, ne dépendant pas du concept, de "montrer" ce qui ne se laisse pas mettre en discours. Ce qui est de lordre de la figuration peut seul, apparemment, prétendre nous dire, mais pas sur le mode conceptuel, ce qui est absolu, car nétant pas alors assujettie au concept, limagination est libre.
3) L'art fait donc mieux que la philosophie
Ainsi les romantiques, avertis de ce que labsolu est inaccessible au concept, de ce que le discours philosophique, ou même scientifique, ne peuvent en aucune manière nous permettre davoir accès à ce qui seul importe, au sens de la vie, à lorigine du monde, etc., va estimer que lart est le seul moyen qui soit adéquat pour manifester un absolu. Loeuvre dart nest pas assujettie au concept, au discours, elle manifeste des vérités sur le mode de lintuition ; elle se situe avant la coupure sujet-objet qui interdit toute vérité. Ainsi pour Schopenhauer, dans lEssence intime de lart (in Le monde comme volonté et représentation) dit que lart, qui par ailleurs a une racine commune avec la philosophie, répond à la question du problème de lexistence sur le mode de lintuition ; elle saisit lessence vraie des choses, de la vie, de lexistence. Lart, nous est-il dit, déchire le voile des apparences.
4) Heidegger, L'origine de l'uvre d'art : l'art et la vérité
Heidegger, dans Lorigine de loeuvre dart, nous montre bien que seul lart est à même de nous manifester la vérité de lêtre. Il faut précise que par-là, Heidegger ne veut nullement dire que loeuvre nous montrerait adéquatement la vérité dune chose particulière, empirique, mais bien la vérité en personne telle quelle vient à éclore. Loeuvre dart nous manifeste labsolu même, qui nest autre que la manière dont la vérité vient à être, en nous la rendant présente. Ainsi lanalyse des souliers de Van Gogh nous a révélé, non ce que sont les souliers en vérité, mais la manière dont la vérité vient à être, son mode originel dinstauration. De même, le temple est une manifestation de labsolu, de la présence originelle de lêtre (avant toute intrusion de lhomme et de ses concepts dans le monde).
Loeuvre dart manifeste bien dune manière toute privilégiée, un absolu, un au-delà.
IV- Toute uvre d'art manifeste-t-elle un absolu?
Certes, loeuvre dart paraît bien être à même de manifester un absolu, mais il ne faut pas oublier que lart est "un concept ouvert", pour reprendre lexpression de Wittgenstein, et que toute oeuvre dart ne paraît pas à même de pouvoir manifester un absolu. Ne serait-ce pas en fait seulement les oeuvres dun passé révolu, qui ont été capables de manifester un absolu?
1) L'art contemporain est-il de l'art?
Promenons-nous dans un musée dart contemporain : il nous paraît vraiment impossible de soutenir que lesoeuvres dart quon y trouve soient capables de manifester un absolu! A moins de dire, comme certains seraient dailleurs tentés de le faire, que les oeuvres que lon trouve dans ces musées, ne sont justement pas des oeuvres dart... Ainsi, comment dire que Fontaine, de Duchamp, qui est un simple urinoir acheté tout fait et signé du nom de lartiste, et exposé dans un musée, puisse manifester un quelconque absolu? Nest-ce pas dailleurs un geste ironique eu égard au travail prétendument "sacré" de lartiste, que nous représente cette oeuvre? Mais que dire même des tableaux abstraits de Kandisky, qui ne semblent être que de purs jeux de limagination sur des formes et des couleurs, ne nous délivrant aucun contenu transcendant (du moins au premier abord, comme nous le verrons ci-après)?
Mais on sait que Hegel, déjà, avait déclaré que lart est une chose du passé, que sa mission métaphysique est terminée. En effet, si, comme nous lavons vu, lart est pour lui la manifestation sensible de lIdée, et donc, dun absolu, elle ne demeure pas toujours le moyen privilégié pour y atteindre. Elle ne la en fait accompli quune fois, en ce point culminant quest lart grec. Après lui, la religion, puis la philosophie, ont pris le relais, et réussi à exprimer dune manière de plus en plus adéquate labsolu. Finalement pour Hegel, le défaut de lart est toujours, malgré tout ce que nous avons pu en dire, dêtre prisonnier du matériau sensible ; la philosophie est le moyen le plus adéquat pour exprimer le spirituel, qui est finalement le concept, la pensée clairement exprimée ; lart est quant à lui toujours enlisé dans le sensible... La mission métaphysique de lart a même été terminée dès que la religion a mieux su quelle représenter le dieu chrétien. (Cet absolu là, loeuvre dart ne pourrait donc pas le manifester). De plus, il apparaît que si loeuvre dart est un matériau dans lequel les peuples ont su déposer leurs idées les plus hautes, labsolu quils ont réussi à atteindre, à manifester, nen est sans doute pas vraiment un, puisquil est daté, spatio-temporellement déterminé ; il nest que labsolu dune époque, et donc, relativement déterminé...
On peut dire que Hegel a su prédire létat présent de lart : maintenant, il ny aurait plus dart, tout est possible, en tout cas, après la religion et la philosophie, loeuvre dart ne serait plus capable de manifester un absolu.
3) L'art abstrait comme langage de l'âme.
Pourtant, revenons à lart abstrait de Kandisky. Nest-il vraiment quun jeu, arbitraire, et sans aucun contenu? Bien au contraire, Kandisky nous dit, dans Du spirituel dans lart, et dans la peinture en particulier, commentant son oeuvre incomprise à ses débuts, que son oeuvre est le seul moyen existant pour que lon puisse, comme déjà le disait de "lart du passé" Hegel, sentir la présence de lesprit, et seul il est capable de combattre le matérialisme dominant, bref, de nous faire reconnaître les intérêts les plus hauts de lesprit ; il est destiné à "traîner le chariot récalcitrant de lhumanité", à la pousser en avant, toujours plus haut... Lartiste à lavant-garde de ce chariot, ou de ce quil nomme encore le "triangle sprirituel", qui en loccurence est ici Kandisky , est le seul à voir labsolu (on pensera ici à lheureux élu qui, chassé de la caverne platonicienne, peut enfin contempler la lumière éblouissante de lEtre), et est seul à même de pouvoir le manifester à ceux qui sont à la traîne. En effet, lart abstrait est un art pur, il ne travaille pas à dépeindre la nature, mais il se sert de la couleur et de la forme pure pour parler à notre âme même. Lart et en particulier lart abstrait, est le langage de lâme, et il est le seul à pouvoir lêtre.
Mais on nous dira que les oeuvres qui sont aujourdhui les plus compromettantes quant à notre thèse selon laquelle loeuvre dart est un absolu, et qui semblent bien vérifier la thèse hégélienne selon laquelle seules les oeuvres dart dun passé révolu ont réussi et ont eu pour destination propre de manifester un absolu, sont comme nous lévoquions tout à lheure, les ready-made, ou encore, lart dit populaire ou popart. Il est vrai quà leur égard, nous ne nous comportons pas du tout comme si elles étaient à même de manifester un absolu, comme des choses "sacrées". Le porte bouteille ou lurinoir de Duchamp, les Boîtes Brillo dAndy Warhol, ne sont après tout que des choses ordinaires, qui appartiennent à notre vie quotidienne. Ces oeuvres ne sont dites des oeuvres dart, selon certains théoriciens de lart, comme Arthur Danto, que parce que nous les estampillons de cette appellation -mais nous ne pouvons ici, sans dépasser les limites de notre sujet, nous étendre sur ce problème complexe, largement débattu de nos jours. En tout cas, ces oeuvres ne sont pas celles que nous gardons au musée comme des objets sacrés, elles ne se conservent dailleurs pas, ne sont nullement "originales", au sens où elles sont reproductibles ; ainsi, dans ce quon appelle les "performances", on peut donner les indications permettrons à des élèves dart plastique de refaire loeuvre ailleurs ou dans un autre temps, etc. Bref, ici, on semble vraiment être obligé de dire que les oeuvres dart contemporaines ne sont pas du tout capables de manifester un absolu, dévoquer une présence, dêtre une présence sensible de quelque chose de spirituel, déternel, ou de sacré.
Pourtant, il nous semble exagéré de soutenir une telle thèse. En effet, quant à manifester le domaine du spirituel, des intérêts de lesprit, il nous semble bien que ces oeuvres continuent cette ambition propre, semble-t-il, à lart de tous temps. Ces oeuvres signifient, elles manifestent un sens au-delà delles ; et ce sens nous fait avoir accès à un indicible, à ce que les philosophes ou les scientifiques ne "disent" pas. Ainsi, par exemple, les oeuvrs dA.Warhol nous renvoient à la vérité de notre condition, de cette société de consommation qui est directement présente, mais de manière à susciter la pensée. Elles manifestent bien, de plus, lesprit du temps!
Les oeuvres dart contemporaines nous manifestent donc bien un absolu, et ce nest pas parce quelles se servent de moyens tellement concrets que parfois, on à peine à les différencier des choses ordinaires, quelles ne le peuvent pas. Même si Hegel estimait que plus on sélevait au-delà des moyens sensibles de manifestation de labsolu, mieux il était représenté, il avait bien après tout montré quil ny avait pas ici une impossibilité de principe.
Loeuvre dart nest pas, contrairement à ce que nous disions dabord avec Platon, une trompeuse apparence, qui se bornerait à réfléchir les illusions de la perception sans aller au-delà, vers ce qui fait la vérité de ces apparences ; elle nest pas quelque chose de désespérément sensible, elle nest pas un genre dêtre ontologiquement inférieur par rapport à labsolu quelle contribuerait à nous cacher. Bien au contraire, loeuvre dart ne se réduit pas à son aspect sensible : elle est un moyen sensible dévoquer quelque chose au-delà du sensible. De plus, nous avons bien vu que la manifestation sensible ne fait plus, depuis Hegel, obstacle de principe à un accès à labsolu. Loeuvre dart manifeste bien un absolu, elle nous fait avoir accès à la présence de lesprit même, et dépasser les limites que nous impose notre connaissance quotidienne du monde. Nous comprenons donc par-là pourquoi notre rapport à lart est un rapport particulier : nous considérons les oeuvres dart comme des choses à part des choses quotidiennes, nous leur donnons de la valeur ; et, contrairement à ce que soutiennent certains spécialistes contemporains desthétique, cette attitude nous paraît tout à fait justifiée. Elle lest même, dune certaine façon, et cela contre Hegel, à légard des oeuvres dart contemporaines. Toute oeuvre dart manifeste un absolu, et tant quil y en aura, sous quelque forme que ce soit, lhomme aura des occasions de sessayer à étancher quelque peu sa soif dabsolu, qui ne peut définitivement plus lêtre par la métaphysique. Ce qui signifie que, comme le disait bien Kandisky, grâce à elles, nous reconnaîtrons ce qui est sprirituel pour ce qui a la plus haute valeur...
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