Texte
Résumé: Si le thème général du texte est celui du droit du citoyen à l’opposition, le problème soulevé par l’auteur est, au-delà de la question explicite du texte, celui de savoir comment être sûr que les décisions exprimées par un vote sont toujours l’expression du véritable intérêt général. Il s’agit donc des conditions de possibilité de la démocratie ; Rousseau répond en quelque sorte aux critiques traditionnelles de ce régime. |
Il n’y a qu’une seule loi qui par sa nature, exige un consentement
unanime. C’est le pacte social : car l’association civile
est l’acte du monde le plus volontaire ; tout homme étant
né libre et maître de lui-même, nul ne peut,
sous quelques prétexte que ce puisse être, l’assujettir
sans son aveu. Décider que le fils d’un esclave naît
esclave, c’est décider qu’il ne naît pas
homme. |
Corrigé
Introduction
C’est dans le chapitre 2 du livre IV du Contrat social,
intitulé « Des suffrages », que se trouvent ces
lignes de Rousseau. Dans cet ouvrage, l’auteur s’interroge
sur les conditions de la légitimité du système
social : il s’agit de rechercher les principes d’une
société juste. Le fil directeur de l’ouvrage
est, comme notre texte l’illustre, de savoir comment la loi
peut être compatible avec la liberté.
Si le thème général du texte est celui du droit du citoyen à l’opposition, le problème soulevé par l’auteur est, au-delà de la question explicite du texte, celui de savoir comment être sûr que les décisions exprimées par un vote sont toujours l’expression du véritable intérêt général. Il s’agit donc des conditions de possibilité de la démocratie ; Rousseau répond en quelque sorte aux critiques traditionnelles de ce régime.
Quant à l’idée directrice, elle peut être ainsi résumée : la liberté véritable de l’homme est issue de la volonté qu’il a en tant que citoyen, c’est-à-dire, en tant qu’elle est, nous dit Rousseau, « générale » -on peut d’ailleurs d’ores et déjà noter que c’est là le concept central de notre texte.
Dans un premier temps, Rousseau s’attache à montrer que la société exige un accord unanime de tous ses membres. Il s’agit de faire comprendre au lecteur que l’unanimité ne peut, au sein des votes ou des suffrages, se rencontrer qu’une seule fois –ce qui permettra à l’auteur de montrer, dans un second temps (« Hors…libre »), que cela n’invalide pas pour autant les votes qu’on peut qualifier de « secondaires » (puisque, nous dira l’auteur, au fondement de ceux-ci, il y a eu un tel consentement).
Première partie
Attachons-nous pour le moment à la première partie
du texte, qui comprend une thèse (« il n’y a
… pacte social ») , ensuite, l’explicitation de
celle-ci (« car…homme »), et enfin, la conséquence
de celle-ci (« si donc… souveraineté »).
En affirmant qu’une seule loi a la caractéristique
essentielle d’exiger un consentement unanime, Rousseau sous-entend
que toutes les autres lois n’ont pas besoin, afin d’obliger
réellement, d’un tel consentement. On peut d’ores
et déjà noter que la thèse énoncée
dans le troisième paragraphe, selon laquelle « hors
de ce contrat primitif, la voix du plus grand nombre oblige toujours
les autres », est donc en germe dès le début
du texte –elle est contenue implicitement ici. Mais quelle
peut bien être cette loi qui, ayant le privilège de
l’universalité, surpasse toutes les autres ? Rousseau
nous dit qu’elle n’est rien d’autre que le pacte
social, c’est-à-dire, comme on sait, l’acte primitif
par lequel un peuple est un peuple. En utilisant d’abord l’expression
de « pacte social », plutôt que celle de «
contrat primitif », Rousseau montre sa volonté qui
est ici de viser une certaine conception du pacte social qui a prévalu
du moyen-âge jusqu’au seixième siècle
environ.
Mais avant de voir ce point, il convient de noter que l’assimilation
des termes « pacte social » et « loi » nous
semble être assez inhabituelle. Le vocabulaire utilisé
par Rousseau nous fait cependant comprendre ce que cette assimilation
signifie : c’est que pour lui, la loi est un « acte
», le fruit d’un accord entre des partis. Elle a rapport
à la liberté, à la volonté de l’homme
–dans laquelle elle semble bien alors avoir sa source. Bref,
la loi a bien tous les caractères de ce qui chez Rousseau
qualifiera le pacte social.
C’est à la nature de ce pacte social qu’il convient
maintenant, après cette (), de s’attarder. Il s’agit
de reprendre à son compte une idée qui n’est
pas si nouvelle que ça, mais en montrant que l’interprétation
qu’il en fait est seule à même d’en faire
une notion pourvue de sens. En effet, à l’origine,
l’expression de contrat ou de pacte social signifiait que
l’autorité politique repose sur un contrat entre le
peuple et ceux qui gouvernent. Rousseau fait bien voir ici que cette
conception du pacte social revient à dire qu’il est
un pacte de soumission, une sorte de « contrat d’esclavage
», ce qui est, selon lui, absurde. En effet, il parle, quant
à lui, indifféremment (et ce, bien entendu, intentionnellement)
de « pacte social », d’ »association civile
», et même, dans le deuxième §, de «
contrat ». Ce qui montre bien que pour lui le pacte social
est tout autre chose qu’un pacte de soumission, qu’il
ne s’agit pas du tout de la promesse d’obéissance
de certains envers un gouvernement ou un maître. Le terme
de contrat est tout simplement pris par Rousseau au plein sens du
terme : il s’agit en effet d’un accord réciproque,
et non pas, comme le laissaient faussement entendre les théories
jusqu’alors en vigueur, unilatéral, entre des partis.
Ainsi, dire qu’au fondement de la société,
il y a eu un tel contrat social, c’est dire que c’est
un accord entre des volontés libres qui constitue la société.
C’est dire aussi que liberté et loi ne sont pas, dans
une telle société, en désaccord, puisque c’est
librement que les cocontractants décident d’obéir
à la loi. Cependant, il nous faut préciser que ce
pacte social, ce contrat primitif dont nous parle Rousseau, n’a
sans doute jamais existé. C’est qu’il s’agit
pour l’auteur de réfléchir sur les fondements
de la société, et de voir, comme nous l’avons
déjà dit dans notre introduction, quels sont les principes
qui peuvent en faire un ordre légitime, conforme au droit.
Ainsi, force est de reconnaître que le propos de Rousseau
se situe ici au niveau du théorique. Ce sont les exigences
du droit, ou même, de la raison, qui vaudront preuve contre
les théories antérieures du pacte social, et pour
la thèse de Rousseau. Démontrer, dans l’idéal,
l’absurdité de la thèse adverse de la sienne,
sera suffisant pour valider sa thèse, montrer son évidence.
Mais sur quoi se fonde Rousseau pour démontrer l’évidence
de sa thèse selon laquelle la loi qu’est le pacte social
exige, et elle seule, un consentement unanime ? –Rousseau
va s’appuyer (« car…homme ») sur la liberté
de l’homme, afin de faire voir à quel point penser
le pacte social sur le mode d’un pacte de soumission constitue
une absurdité. On retrouve ici une thèse souvent réitérée
par Rousseau, et qui aura durant la Révolution française
la fortune que l’on sait, puisqu’elle fait partie, dans
la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen,
des droits les plus fondamentaux, selon laquelle la renonciation
à la liberté est incompatible avec la nature de l’homme.
Dire en effet que « l’homme est né libre »,
c’est dire que la liberté est son essence spécifique.
On notera que cette thèse est commune à Rousseau et
à Kant : pour eux, c’est elle, non la raison ou le
langage, qui distingue spécifiquement l’homme de l’animal
; c’est elle qui fait la dignité de l’homme.
On notera également que Rousseau semble bien reconnaître
ici l’existence d’un droit antérieur à
l’instauration de la société, et qui est par
là une limite à tout pouvoir politique.
Comment Rousseau caractérise-t-il cette liberté ? Il la définit comme étant la libre disposition de soi-même : être libre va de pair avec « être maître de soi-même ». Par exemple, pour reprendre une thèse forte des philo du contrat social (on la retrouve en effet chez Hobbes ou chez Spinoza), je suis mon propre juge quant aux moyens utiles à ma conservation, nul n’a le droit de me priver de cet usage de ma liberté. J’ai le droit, et la capacité, de juger ce qui est bon pour moi. Personne n’a le droit d’en juger à ma place. La liberté qui selon Rousseau qualifie l’homme en tant qu’homme, semble bien s’apparenter ici à l’absence totale de contraintes extérieures. Chacun est par nature libre de faire ce qu’il veut, d’agir et de penser à sa guise.
On comprend ici à la fois pourquoi « l’acte d’association
civil est l’acte le plus volontaire » qui soit, et pourquoi
« nul, sous quelque prétexte que ce soit, ne peut l’assujettir
sans son aveu ». En effet, quand on décide de s’associer
avec ses semblables afin de former une société, on
ne peut qu'accepter librement de ne plus faire ce que l’on
veut, et cela, par définition. Car si quelqu’un voulait
nous faire devenir membres de la société sans qu’on
l’ait nous-même décidé, alors, on aura
affaire à un pacte de soumission. Ce qui revient bien à
nier la liberté de l’homme, bref, dit Rousseau quelques
lignes plus loin, à « décider qu’il ne
naît pas homme ». Manière d’affirmer que
la société doit avoir son fondement dans la nature
de l’homme. Elle doit, pour être légitime, respecter
son droit le plus sacré. Ainsi Rousseau peut-il invalider
les théories qui fondent en nature l’autorité
d’un homme sur un autre, c’est-à-dire, qui admettent
des « privilèges »,,, : nul titre avancé
pour justifier l’assujettissement d’un homme, que ce
soit l’intelligence, la force, ou la naissance, ne peut être
légitime. On ne naît point roi ou esclave, contrairement
à ce qu’on a pu affirmer chez les grecs de l’antiquité
notamment. La dernière phrase du premier § dénonce
cette thèse en en montrant l’absurdité : l’homme
n’a nullement le pouvoir de décider que la nature humaine
puisse être autre que ce qu’elle est ; cela est hors
du domaine de nos décisions, de notre volonté, on
n’y peut rien changer. Ainsi « décider que le
fils d’un esclave naît esclave » est une décision
qui place l’auteur de celle-ci hors du bon sens. Il n’y
a, il ne peut y avoir, de contrat d’esclavage : l’assemblage
de ces deux mots est absurde.
On voit donc que selon Rousseau, si le pacte social n’était
pas basé sur un consentement unanime, il serait « contre-nature
» ; le contraire reviendrait en effet à enlever à
l’homme l’exercice de sa volonté libre ; or nul
ne peut sans son consentement être privé de ce droit
qu’il tient de sa nature.
Mais alors que faire, s’il se trouve, lors de ce contrat
social, des opposants ?
Il y a un réel problème ici, puisque normalement,
si ce pacte social exige, comme nous l’a dit Rousseau, un
consentement unanime, alors, s’il y a ne serait-ce qu’un
seul opposant, un seul avis contraire, il devrait s’ensuivre
que le contrat s’écroule, qu’il n’est plus
valide. Bref, que la société, soit n’est plus
possible, soit est mise à mal dans ses fondements . En fait,
le problème se résoud de lui-même. C’est
justement parce que cette loi qu’est le pacte social exige
un consentement unanime, qu’il n’est pas invalidé
par là : Rousseau nous présente sa thèse, dans
le second §, comme étant la conclusion logique du premier
§. L’unanimité en question n’est pas mise
à mal par l’existence d’un opposant ou même
de plusieurs, seulement, nous dit-il, ce sont plutôt ceux-ci
qui ne font pas partie du contrat. En effet, qu’est-ce qu’un
opposant ? C’est quelqu’un, ici, qui refuse de s’associer,
qui se met hors de l’association civile, de la société.
Ce n’est donc effectivement pas la légitimité
de la loi qui est alors en jeu, mais c’est l’individu
« réfractaire » qui est considéré
comme ne faisant pas partie de cette association. (On notera que
cela s’explique aussi par ce qui a été dit dans
le premier §, à savoir, qu’on ne forcera pas,
au nom de sa liberté, l’individu à entrer en
société contre son gré).
Rousseau fait ici usage, pour la première fois dans ce texte,
du terme de « citoyen ». On peut dire qu’est citoyen,
selon lui, celui qui accepte d’être membre du contrat
social. Celui qui n’accepte pas le contrat n’est qu’un
étranger.
La dernière phrase de ce second §, où figure
ce terme, semble constituer, de la part de Rousseau, un premier
passage au fait. En effet, la phrase « quand l’Etat
est institué » signifie bien, semble-t-il, que nous
ne sommes plus au niveau du pacte originel qui avait pour charge
d’instituer une société (et non à proprement
parler, il faut le noter, un Etat, puisque chez Rousseau l’acte
fondateur d’un Etat est un acte différent de l’acte
primitif par lequel un peuple est un peuple). Ici, le consentement
unanime est, certes, toujours présent, mais sous une forme
implicite : Rousseau dit en effet que quand j’habite un territoire
délimité par tel état, c’est que, implicitement,
je donne mon accord à la loi ou au pacte social. En d’autres
mots : j’accepte les règles du jeu social. Evidemment,
on ne peut que préciser que ce que dit Rousseau ne vaut que
des Etats libres, démocratiques –en effet, il y a bien
des Etats dans lesquels le silence ne peut être considéré
comme consentement !- Mais il ne faut pas oublier que Rousseau ne
parle que des principes d’une société juste
et légitime, et que son propos n’est donc pas naïf.
Mais on pourra se demander comment il se fait que Rousseau parle de liberté, et dise pourtant que le citoyen est « soumis à la souveraineté » -même s’il y a acceptation, on trouve ici une certaine difficulté. Difficulté qui s’évanouit si on regarde le voca de Rousseau de plus près : en effet, d’abord, les termes de « citoyen » et de « peuple » sont en majuscule ; et ensuite, Rousseau sous-entend dans la dernière partie du texte (qui englobe les deux derniers §) que c’est le peuple assemblé qui fait la loi, c’est-à-dire, qui est souverain, qui commande. Ainsi on peut dire que se soumettre à la souveraineté ne signifie rien d’autre que se soumettre à soi-même (comme citoyen) ; la soumission n’est donc pas réelle.
Seconde partie
Ce que nous venons de dire à propos de la souveraineté
commande la suite du texte, c’est-à-dire, la conclusion
de Rousseau. Mais de quoi s’agit-il exactement ? On doit déjà
dire que Rousseau semble ici passer de la théorie au réel
(à la pratique). Il ne s’agit en effet plus du pacte
social ou contrat primitif, mais des lois votées au sein
de la société instituée. A ce niveau, va dire
l’auteur, ce n’est plus l’unanimité qui
est exigée, mais seulement la « voix du plus grand
nombre ». Toute la difficulté va être de faire
voir alors comment on évite l’assujettissement des
minorités à la majorité.
« Hors ce contrat primitif, commence par dire Rousseau, la
voix du plus grand nombre oblige toujours les autres ». Cette
thèse est présentée explicitement comme étant
« une suite du contrat même ». Mais comment se
fait-il que ce soit une suite du contrat social ? Car, en effet,
ce que la théorie du contrat inciterait plutôt à
penser, n’est-ce pas, d’abord, que la majorité
n’a pas le droit d’opprimer la minorité ? Car
quel autre prétexte que, justement, le plus grand nombre,
pourrait-elle invoquer contre cette minorité? O u ne serait-ce
pas, ensuite, que tout simplement, ces minorités devraient
être considérées comme exclues du contrat ?
Comment comprendre que ce principe n’invalide pas le contrat
? La résolution de ce problème se trouvant tout d’abord
dans la phrase « c’est une suite du contrat même
», et ensuite, dans la théorie de la volonté
générale, abordée dans le dernier §, nous
devons faire appel, pour expliquer notre phrase (puisque Rousseau
n’est pas du tout explicite, ici, sur ce point), à
un autre passage du Contrat social, qui se trouve au livre
I, chapitre 5. En effet, que nous dit, ici, Rousseau ? Que l’obligation
pour le petit nombre de se soumettre au grand, est une institution
du contrat social,, et qu’elle est fondée en ce que,
au début, et à la base, il y a eu un consentement
unanime (« la loi de la pluralité des suffrages est
un établissement de convention, et suppose au moins une fois
l’unanimité »). Comme il se trouvera toujours
quelque citoyen pour n’être pas d’accord sur une
loi proposée, on a convenu de tenir pour loi la volonté
de la majorité. Donc : en acceptant le contrat social, j’ai
aussi accepté ses conséquences, qui sont que je devrai
faire miens, quoiqu’il arrive, le jugement et la volonté
de la majorité.
Pourtant, on a vraiment du mal à ne pas comprendre par là
une certaine oppression de la minorité par la masse du peuple.
Rousseau est d’ailleurs bien conscience du risque de contradiction
qui apparaît ici. En effet, il a défini, au début
du texte, « être libre » par le fait d’
»être maître de soi-même », et il
a montré que la société ne pouvait faire obstacle
à la liberté de l’homme, à moins d’être
illégitime. Or ce qu’il dit ici revient pourtant à
dire que les institutions du contrat social autorisent, ou font
passer en « loi », l’assujettissement de certains
sans leur aveu, pour reprendre l’expression du premier §,
bref, que l’individu minoritaire n’est plus, de par
l’institution de la loi de la pluralité des suffrages,
maître de lui-même. On notera à l’appui
de cette lecture, qui pour le moment nous semble bien s’imposer
au lecteur, que si dans le premier § Rousseau appuyait sa thèse
sur le fait de la liberté, il lui faut au contraire montrer
ici que cette liberté n’est pas, par là, invalidée
: la liberté apparaît donc, en ce troisième
§, à l’état de problème. Il s’agit
de savoir comment elle sera, si bien sûr elle l’est,
conservée au sein de cette société louée
par Rousseau. L’antinomie de la loi et de la liberté
est-elle irréductible ? C’est bien ce qui sera en question
dans la suite du texte, comme nous le montrent les deux questions,
formulées différemment, que pose Rousseau à
la fin du troisième §. Rousseau y insiste bien sur l’opposition
libre/ forcé qui apparaît au premier abord.
La question de savoir si le modèle de démocratie directe,
valorisé par Rousseau, ne cache pas une « tyrannie
de la majorité », comme par exemple le soupçonnait
il y a longtemps, Platon, est donc pour le moment en suspens. La
première lecture qu’on est spontanément tenté
de faire de ce premier §, repose en effet sur une assimilation
entre la « voix du plus grand nombre » et l’opinion
générale. Si cette voix n’est autre qu’une
somme de volontés particulières (ce que Rousseau appelle
« volonté de tous ») alors il faut bien reconnaître
que la proposition qui gagnera le plus de suffrages n’obligera
les autres qu’en ce qu’elle les forcera (à «
se conformer à des volontés qui ne sont pas les (leurs)
», pour reprendre une phrase du texte), bref : cela reviendrait
à les priver de leur liberté, pour les forcer à
obéir à leurs volontés particulières.
Rousseau va répondre à ces questions en montrant (dans
les quatrième et dernier §§) que le problème
soulevé est un faux problème, c’est-à-dire,
qu’il n’a pas lieu d’être. Il vient en effet
d’une mauvaise compréhension de
ce qui est, dans un vote, en question, et, plus généralement,
de ce qu’est la vraie liberté.
Afin de montrer que, si la voix du plus grand nombre oblige toujours,
dans la pratique, les voix minoritaires, cela n’invalide pas
pour autant le contrat social (au sens où ça ne le
rend pas illégitime), il va donc falloir faire, du principe
et des termes du troisième §, une autre lecture. L’argument
de Rousseau consiste ici à dire que par « voix du plus
grand nombre », il fallait entendre « volonté
générale ». Ce qui fera le lien, le passage
de l’une à l’autre, va être une redéfinition
de la liberté.
En effet, qu’est-ce qui, selon Rousseau, fait la liberté
du citoyen ? La réponse de l’auteur est que c’est
la «volonté générale ». Cette thèse
lui permet de montrer que le paradoxe soumis/ libre n’est
qu’apparent, puisque, grâce à cette notion, l’assujettissement
à la loi pourra être pensé autrement que comme
une privation de liberté. En effet, la possession d’une
telle volonté implique que c’est librement que le citoyen
consent à ce qui est dans l’intérêt de
tous. Ainsi, il est dans l’intérêt de tous que
je sois puni si je viole une loi, pour reprendre l’exemple
de Rousseau. Est-ce à dire pour autant que je consens à
cette punition ? On peut dire que oui, non seulement du fait que
la volonté générale qu’on a en tant que
citoyen est « constante », c’est-à-dire,
comme le dit Rousseau dans un passage du chapitre 3 du livre II
du Contrat social, essentiel pour comprendre ce que dit ici l’auteur,
qu’elle est ce qui, en chaque citoyen, tend toujours au bien
(de tous) : « elle est toujours droite et tend toujours à
l’intérêt public ». On peut d’ores
et déjà dire que la volonté générale,
ou la liberté, du citoyen, est la capacité qu’il
a de faire abstraction des circonstances particulières :
quand il consent à une loi il consent à un objet abstrait
et général, qui n’a aucun rapport à des
circonstances concrètes, ou un contenu particulier.
Une fois posée l’existence de cette volonté
générale, Rousseau peut s’appuyer sur elle pour
affirmer que le vote ne doit pas, loin de là, être
compris comme étant une affaire de préférence
personnelle. Il est un acte de volonté générale,
et, en tant que tel, il s’adresse au citoyen, non à
l’individu particulier ; et il a pour charge d’exprimer
cette volonté. C’est ce que veut dire Rousseau quand
il dit que « quand on propose une loi dans l’assemblée
du peuple, ce qu’on leur demande n’est pas précisément
s’ils approuvent la proposition ou s’ils la rejettent,
mais si elle est conforme ou non à la volonté générale
qui est la leur ». Ainsi par exemple je peux bien en tant
qu’individu particulier trouver désagréable
l’idée de payer des impôts, tout en sachant bien,
en tant que citoyen, que cette idée est conforme à
la « volonté générale » qui, il
faut le noter, est ici la propriété du peuple assemblé
(de l’ensemble des citoyens). La thèse de Rousseau
permet bien de comprendre que la « voix du plus grand nombre
» n’est pas la somme des volontés particulières,
bref, qu’elle n’est pas la « volonté de
tous » (qui n’est autre qu’un intérêt
privé). Rousseau estime que le vote ne revient pas vraiment
à faire une synthèse des avis particuliers portant
sur un objet lui-même particulier, mais que, ce qu’il
synthétise, ce sont des avis éclairés par la
raison. Cet acte de volonté générale dont il
est ici question, semble bien en effet faire appel à notre
capacité de réfléchir sur un objet abstrait,
et ce, dans le silence des passions. L’homme, en tant que
citoyen, a la capacité de légiférer sur le
général sans écouter ses penchants. Bref, on
peut reconnaître dans l’obéissance à la
volonté générale l’obéissance
à la raison.
On a toutefois du mal à voir comment Rousseau peut être
si sûr de lui quant à l’assimilation du résultat
du vote avec la « déclaration de la volonté
générale ». Selon lui, le moyen pour le connaître
est d’additionner toutes les voix (« du calcul des voix
se tire la déclaration de la volonté générale
», puisque « chacun, en donnant son suffrage, dit son
avis » sur ce qu’est la volonté générale).
Nous sommes une fois de plus obligés de recourir à
un autre passage de l’œuvre de Rousseau, toujours situé
dans le chapitre 3 du livre II, afin de comprendre ce que veut dire
ici l’auteur. Il y montre en effet que la volonté de
tous devient volonté générale du seul fait
qu’on ne tient pas compte, dans le calcul, des volontés
minoritaires –puisqu’elles sont omises dans le résultat
: les extrêmes s’annulent réciproquement, et
la moyenne obtenue n’est autre que la volonté générale.
Le problème nous semble être toutefois que si la volonté
générale résulte des volontés particulières,
alors, on a du mal à voir comment on peut vraiment avoir
affaire à autre chose qu’à l’intérêt
du plus grand nombre. Chacun, en effet, n’a-t-il pas donné
son avis, même si, évidemment, cet avis porte sur l’intérêt
général ? En fait le problème est tout simplement
que la nature de cette volonté générale nous
paraît difficile à définir. Est-elle une nouvelle
entité, créée par la synthèse des volontés
particulières ? C’est-à-dire, existe-t-elle
hors des individus ? (Alors Rousseau ferait intervenir en politique
une entité métaphysique, n’ayant aucune existence
certaine, et la résolution du problème serait caduque).
Ou bien est-elle seulement ce qu’il y a de commun à
chaque volonté ? Si on regarde notre texte de plus près,
nous pouvons dire que si, au premier abord, la volonté générale
est présentée comme étant l’attribut
du citoyen (« la leur »), elle semble ensuite être
plutôt la propriété du peupleassemblé
(on ne doit pas oublier que pour Rousseau c’est elle qui fonde
la souveraineté du peuple).
Quelle est la conséquence de l’existence de cette
volonté générale, quant à la nature
de la volonté minoritaire ? C’est ce à quoi
répond la suite (et la fin) du texte (« quand donc…libre
»). Selon Rousseau, la volonté minoritaire est une
volonté qui se trompe sur sa véritable liberté.
La thèse de Rousseau, qu’il présente comme une
conséquence de l’explicitation de ce qui est, dans
un vote, en question, est que après le résultat du
vote, si la volonté particulière y est contraire,
elle doit se tenir pour une simple illusion subjective. On voit
ici que la théorie rousseauiste de la volonté générale
l’entraîne nécessairement à penser l’adversaire
politique sur le modèle de l’ennemi à la patrie.
Il confond, exprès ou non, son intérêt propre
avec la volonté générale, il a, donc, soit
commis une erreur de jugement, soit cherché à attenter
au bien du peuple entier; et c es deux excès sont, après
tout, du même ordre. Quand l’avis contraire au mien
l’emporte, je n’ai donc aucun droit à l’opposition
; mais la privation de ce droit, loin de faire obstacle à
ma liberté, me libère. Je ne peux donc quand cela
arrive, arguer de ma liberté contre l’Etat, en disant
que la majorité m’opprime, ne respecte pas celle-ci.
C’est bien plutôt l’Etat qui dans ce cas me révèle
à quel point je ne suis (n’étais) pas libre.
Ce que montre bien la fin du texte, c’est donc que la vraie
liberté n’est que dans l’obéissance à
la loi, c’est-à-dire, dans la conformité avec
la volonté générale. On n’a plus vraiment
affaire à la liberté « civile », limitée
par la loi ou la volonté générale, et ceci,
au bénéfice même de ma liberté. C’est
la volonté générale qui me montre où
est mon vrai bien, ce que je dois vouloir. Par définition,
comme on le voit dans la dernière phrase du texte, l’avis
minoritaire est esclave de lui-même car il ne sait pas reconnaître
ce qu’il veut vraiment. Mon bien se trouve là où
est le bien de tous.
On avait donc bien, dans le troisième §, affaire à un faux problème, puisque les seules volontés auxquelles je suis assujetti ne sont en fait autres que la mienne seule.
Conclusion
Le texte de Rousseau nous permet donc, à la fois, de définir
ce qu’est la vraie liberté (elle est « civile
»), et de mettre en évidence que si c’est le
peuple qui fait la loi (dans la société juste dont
il est question dans le Contrat Social), on n’a pas pour autant
une tyrannie de la majorité –ou, comme le dirait Platon,
de l’incompétence.
Les points faibles du texte nous semblent être que, d’abord,
comme nous avons déjà dû y faire allusion au
cours de notre analyse, rien ne nous assure que l’institution
du vote soit vraiment légitime, bien fondée, c’est-à-dire,
que la masse n’opprime pas les minorités. Mais peut-être
cette difficulté vient-elle d’une mauvaise lecture
de la théorie de la volonté générale
? Et, ensuite, on semble avoir ici affaire à un modèle
totalitaire ; en effet, les minorités n’ont plus, dans
une telle société, aucun droit (par définition,
elles ont toujours tort). Il n’y a qu’une seule bonne
voie (la volonté générale seule est droite)
et c’est, nous dit Rousseau, en s’y conformant qu’on
est libre (il justifie cela par la totale identification de l’individu
à la volonté générale de la collectivité,
mais tout de même…). Cela ne revient-il pas à
nier tout pluralisme des valeurs, des opinions ? –Notons qu’il
nous a paru excessif et dangereux de traiter les minorités
comme des criminels ! Toutefois rappelons pour finir qu’il
serait sans doute erroné de croire qu’en niant le droit
des minorités à l’opposition, le texte de Rousseau
soit contre la liberté d’opinion : car on ne doit pas
oublier qu’il ne s’agit pas du tout, ici, d’opinion
!
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