Plan
Résumé: Avertissement : En général on ne peut vous donner au bac des sujets de cette forme (non interrogatif) ; cependant, votre professeur pourrait juger bon dans l'année de vous donner ce type de sujet ; en effet, c'est un très bon entraînement qui vous apprend à conceptualiser et qui vous apprend également à traiter les sujets du genre : "faut-il opposer ... ?" |
Introduction
I- Analyse des deux notions et surtout de leurs différences
A- Caractérisation de l’irrationnel
B- Caractérisation du rationnel
C- Conséquence : le rationnel et l’irrationnel sont deux notions irréductibles l’une à l’autre et entretiennent entre elles un rapport d’opposition, de conflit
II- En quoi le rapport qu’entretiennent entre eux le rationnel et l’irrationnel est un rapport de conflit
A- L’irrationnel humilie la raison
B- Le rationnel exclut de soi l’irrationnel
III- Le rationnel et l’irrationnel n’entretiennent-ils pas plutôt un rapport dialectique, d’engendrement réciproque ?
A- L’irrationnel comme moteur du rationnel
B- Il n’y a pas de rationnel en soi
C- Il n’y a pas non plus d’irrationnel en soi ; les notions de rationnel et d’irrationnel sont donc relatives (et relatives l’une à l’autre)
Conclusion
Corrigé
Introduction
Il sagit ici de saisir quel type de rapport peut se penser et sorganiser entre deux concepts, ceux de rationnel et dirrationnel.
Si le rationnel désigne en général ce qui est conforme à la raison et à ses normes, et désigne dès labord un idéal, une valeur, lirrationnel est quant à lui une notion marquée négativement ; il suppose donc une négation, qui est celle, en loccurrence, de ce qui relève de la raison. Ainsi lirrationnel désigne ce qui est irréductible, étranger, ou contraire à la raison. Est-ce que cela signifie que ces deux domaines seraient essentiellement en rapport de conflit? Il le semblerait bien, puisque nous sommes en présence dune notion qui est négative et axiologiquement négative, et dune autre qui elle, est positive et axiologiquement psitive. Nous serions donc apparemment en présence de deux domaines complètement opposés et irréductibles lun à lautre, dont lun menace lautre.
Mais le fait quil y ait de lirrationnel est-il vraiment un obstacle à la raison? On le voit à travers cette question, ce qui pose problème dans lintitulé du sujet, cest le présupposé selon lequel les limites entre ces deux domaines sont bien discernables. En effet, répondre à la question que nous venons de poser, nécessite que lon sache quelles sont les limites (exactes) de chacun de ces deux domaines, et présuppose que ces deux notions sont absolues, non relatives. Si lirrationnel est ce qui limite le rationnel, cela ne présuppose-t-il pas avant tout que la raison soit toujours identique à elle-même, comme la philosophie classique le présupposait? Or, ne voit-on pas à travers lhistoire que la raison a connu des progrès, quelle na cessé de changer? Dès lors, cela est-il si évident de dire que ces deux domaines sont complètement opposés lun à lautre? Et le propre dune raison non plus "immuable" comme lont cru les classiques, mais plastique et dynamique, nest-il pas au contraire de dialoguer avec son autre? -On le voit, ce qui est en jeu dans le sujet, cest la nature même de la raison, qui semblerait bien dépendre des rapports quelle entretient avec lirrationnel.
I- Analyse des deux notions et surtout de leurs différences
Avant de pouvoir déterminer si le rapport envisageable entre les notions de rationnel et dirrationnel est de conflit ou bien de dialogue, et donc, sil y a unité ou opposition entre les deux, il nous faut dabord caractériser précisément ces deux notions et voir quelles peuvent être leurs différences.
A- Caractérisation de lirrationnel
Quen est-il, tout dabord, de lirrationnel? Cette notion est loin dêtre simple.
On y trouve dabord un rapport aux règles fondamentales de la logique, que ce soit dans nos démarches cognitives ou dans le domaine de laction. Lirrationnel en effet se caractérise comme une déviance par rapport à celles-ci. Il signifie lillogique, lincohérent. Par exemple, un comportement est caractérisé comme étant irrationnel quand on y constate un désaccord avec soi-même ou quand on agit contre ses propres principes, ou encore, quand on croit à la fois une chose et son contraire.
On peut notamment se référer à lintempérance (acrasia) dont nous parle Aristote dans le livre VII de lEthique à Nicomaque. Lagent sait dans ce cas où est le meilleur pour lui, mais agit contre ce principe : par exemple, il sait que manger trop de gâteaux au chocolat est dangereux pour la santé, et il est tout à fait daccord avec ce principe, quil veut prendre comme principe de sa conduite ; pourtant il se met à manger une multiplicité innombrable de gâteaux au chocolat : il y a ici contradiction entre laction effective et le principe de cette action.
Dans le domaine de la croyance, on peut croire quil existe des soucoupes volantes, alors quon sait par ailleurs que cest impossible.
Enfin, dans le domaine proprement cognitif, lirrationnel semble sapparenter à une démarche ne respectant pas le principe de contradiction, ou faisant une inférence complètement illogique. Exemple : tous les chats sont noirs, or Putsinus est un chat donc Putsinus est gris est un jugement irrationnel car il est logiquement faux.
Bref, lirrationnel nous renvoie dabord à un domaine de la faute logique, du manque dadaptation des moyens à fins. On est mené directement à dire que lirrationnel, cest ce qui nest pas guidé par la raison. Il a rapport avec ce qui, dans notre être, semble naître dautre chose que de la rationalité, ou des facultés intellectuelles les plus élaborées ou réfléchies. Cest donc le domaine des productions spirituelles échappant au contrôle logique. Il nous renvoie alors à ces manifestations crépusculaires de notre être que sont la folie, linconscient, laffectivité, etc.
Enfin, il semble quun des sens fondamental de la notion dirrationnel soit quil est la limite permanente à lintelligibilité. Ce qui le caractérise cest labsence de sens, dintelligibilité. En effet, on emploie souvent le mot dirrationnel pour désigner ce dont on ne saurait rendre raison, ce qui par définition ne saurait être formalisable ou déductible, ce qui ne se laisse pas mettre en concepts. Ainsi par exemple le fait même de lêtre ou de lexistence, les événements historiques, ou encore Dieu, ne se laissent pas déduire par la raison. Cest donc ce qui est inaccessible par nature à lintellect, linjustifiable, le contraire dun système déductif et achevé.
B- Caractérisation du rationnel
Au contraire, le rationnel ne serait-il pas par essence le domaine de ce qui est déductif ? Ne peut-on pas dire quil culmine dans la rationalité logique et mathématique, où, nayant affaire quà elle-même et à ses propres normes, la raison ne risque pas de rencontrer lerreur? Alors que lirrationnel nous ramenait à labsurde, à ce qui dans notre être ou dans le réel est non maîtrisable, le rationnel nous renvoie, comme on peut le voir dans létymologie du terme raison, "ratio" (calcul), au domaine de la pure cohérence, du maîtrisable, de lintelligible. Cest ce qui peut être expliqué, mis en rapports, ce dont on peut assigner les raisons... Loin de la sphère obscure qui caractérisait lirrationnel, nous sommes ici dans ce qui est clair et transparent à lhomme.
Le seul problème est que si on définit le rationnel comme ce qui relève de lexercice de la raison, ou, comme nous le disions dans notre introduction, comme ce qui est conforme à la raison et à ses normes, alors, il nous faut définir précisément quelles sont cette raison et ces normes. Or, cela ne se révèle-t-il pas impossible? La raison, demandions-nous dans notre introduction, nest-elle pas une notion qui a connu, à travers lhistoire, une évolution? Avant den venir à traiter ce point qui est évidemment le coeur du problème soulevé par notre sujet, nous pouvons quand même essayer de caractériser un peu plus avant le rationnel en nous dirigeant vers ce qui est communément considéré comme étant une pensée rationnelle ou ce qui correspond selon la tradition classique, à lidéal rationnel.
On considère en général que la pensée rationnelle culmine dans le discours scientifique. Quest-ce que cela signifie? Que la pensée rationnelle est une pensée objective, qui a renoncé à faire usage des facultés ou qualités occultes, communément utilisées chez Aristote ou au moyen-âge pour rendre compte des phénomènes ( on disait par exemple que lopium fait dormir parce quil a une vertu dormitive ; ou encore, que le mouvement est du à des sortes de petits esprits internes à la matière, etc.) ; elle ne fait pas appel à ce qui en nous est de lordre du préjugé, de lincommunicable, etc. Elle désigne une connaissance méthodique et efficace du monde, rigoureuse, ayant recours à labstraction ; elle est communicable, universelle, cest-à-dire, quelle nest pas propre à chaque esprit.
C- Conséquence : le rationnel et lirrationnel sont deux notions irréductibles lune à lautre et entretiennent entre elles un rapport dopposition, de conflit
Cette caractérisation générale (et, nous lavouons, sommaire, mais, comme le dit bien Granger dans son essai sur La raison, cela nest-il pas dû au fait que la raison est lun des complexes culturels les plus complexes qui soient?) des deux notions de rationnel et dirrationnel nous mène à dire que les deux termes semblent se repousser lun lautre, et ce, irréductiblement.
En effet, le domaine de lirrationnel nous renvoie à ce qui échappe à la raison et à ses normes, et même, à ce qui en dévie, alors que le rationnel nous renvoie à ce qui est le plus clair dans les productions de lhomme ou dans le réel -on peut ici évoquer que la figure du rationnel semblerait sidentifier ici avec la lumière du Bien, du suprêmement pensable et du plus connaissable, que Platon évoque à la fin du Livre 6 de La République. Le rationnel est pure raison alors que lirrationnel est raison dévoyée ou, même, son autre.
II- En quoi le rapport quentretiennent entre eux le rationnel et lirrationnel est un rapport de conflit
Le rapport entre le rationnel et lirrationnel semble donc être dopposition. Cette opposition semble se manifester sous la forme dun antagonisme et dune lutte que rien ne saurait arrêter. Cest-à-dire que nous sommes en présence de deux domaines exclusifs, ne pouvant par essence dialoguer ou communiquer (former une unité, etc.). Comme nous allons le voir, lirrationnel humilie et menace la raison, et le rationnel exclut de soi lirrationnel.
A- Lirrationnel humilie la raison
Dabord, lirrationnel est un obstacle pour la raison, et limite son exercice ; et ce, autant dans le domaine de laction que dans celui de la connaissance.
Voyons précisément ce quil en est dans le domaine de la connaissance. Si en effet lirrationnel se définit comme la limite permanente à lintelligibilité, son existence nhumilie-t-elle pas la raison au sens où celle-ci dès lors ne saurait rendre raison de tout? Cela ne signifie-t-il pas la faiblesse du rationnel, alors que communément on sentend à dire que la raison est la faculté de discerner le vrai et le faux? Cest, littéralement, le domaine où la raison abdique, et doit, même, abdiquer si elle ne veut pas abandonner ses normes.
Ainsi Kant avait-il soin, dans sa Critique de la raison pure, de délimiter le domaine du rationnel, afin de pouvoir déterminer les limites quelle ne saurait franchir sans contrevenir à ses propres exigences, et à tomber ainsi dans le domaine de lirrationnel. Ainsi la raison commet une sorte de suicide quand elle se met en tête de vouloir connaître le moi, le monde et Dieu. En effet, ce désir quelle a de saisir ce quil en est de labsolu lui fait oublier, dabord, quil y a des limites à ce quon peut savoir de la chose en soi ; et, surtout, ensuite, la raison commet alors lerreur de méthode qui consiste à prendre le canon de lentendement, qui ne fait que donner les règles de lusage logique de lentendement, et que Kant a défini dans lAnalytique transcendantale, pour un organon, cest-à-dire, pour une extension des connaissances ; elle oublie par là que la pensée rationnelle consiste à appliquer les catégories (comme la causalité, la substance, etc.) à ce qui est objet dexpérience possible, ce qui est déterminable dans le temps et dans lespace.
Mais le fait de dire que lirrationnel humilie la raison et que la raison doit pour son salut, renoncer à rendre raison devant certains faits ou certaines questions (comme : pourquoi il y a un univers plutôt que rien), mène à terme à dire que ces faits sont accessibles à une autre faculté plus adaptée et plus puissante que la raison, bref, cela mène, ce qui était contraire à lentreprise kantienne, à des dérives irrationalistes (dans un sens proche de ce quon entend par "mystique").
On se rappelle de Pascal recourant à la faculté du "coeur" pour pallier aux insuffisances de la raison à saisir les principes premiers du raisonnement, dans le fragment 110 des Pensées (Ed.Lafuma) ; et, plus proche de nous et postérieur à Kant, de Bergson, qui, par exemple, dans Lévolution créatrice, estimait saisir par la faculté de lintuition, lélan originaire du monde, son origine...
Retenons donc pour notre développement ultérieur quil faut se méfier de la thèse selon laquelle il faut que la raison se taise devant ce quon qualifie dirrationnel, et renonce à chercher à rendre raison sous prétexte quil ny aurait pas ici de réponse rationnelle possible. Pour le moment, nous devons bien reconnaître que le domaine de lirrationnel apparaît bien au premier abord constituer une véritable expérience des limites de la raison, et être pour elle une entrave. Ne faudrait-il pas dire quil est la marque de la faiblesse de la raison elle-même?
B- Le rationnel exclut de soi lirrationnel
De même que lirrationnel est la limite que la raison ne saurait franchir, la raison elle-même semble exclure de soi lirrationnel. Elle refuse de chercher à sappliquer à son autre, car il est définitivement et par nature hors de sa portée et rebelle au sens.
Le fait que la raison exclut hors de soi lirrationnel signifie bien que le rationnel et lirrationnel sont deux domaines séparés, autonomes.
Ainsi Platon, notamment dans un passage du livre 4, 439b, de la République, exclut-il du domaine rationnel de lâme, le domaine de lirrationnel. Certains effets constatables ne peuvent sans contradiction être dus au principe rationnel de lâme, il faut donc quils soient dus à un autre principe en désaccord et en lutte avec le premier, et on le nomme irrationnel en tant quil est déviance par rapport à ce qui doit être le meilleur dans le comportement. Par exemple, pour rendre compte du comportement de quelquun qui en même temps a soif et sinterdit de boire, il faut dire, en vertu du principe de contradiction, qui stipule que deux effets contraires renvoient nécessairement à deux éléments distincts, quil y a conflit entre un principe qui commande de boire, et un autre qui le lui interdit. Il y a donc conflit entre le rationnel et lirrationnel, et le premier est maître du second, ou doit en tout cas se lassujettir. Lautre de la raison, lirrationnel, est ici pensé sur le modèle de la disposition maladive, et comme une force qui nous fait littéralement perdre léquilibre -que le principe rationnel est seul à même de rétablir et dassurer. Ce nest donc pas la raison qui tombe parfois dans une non observance de ses propres règles, et qui faillit, mais cest le principe irrationnel qui lemporte...
Si on a donc affaire à deux domaines séparés, on rencontre toutefois ici le problème de savoir sils sont vraiment autonomes. A dire vrai, ne faut-il pas admettre que le principe irrationnel empiète incessamment sur le principe rationnel, et que le principe rationnel est en lutte avec le principe irrationnel -qui, il faut le préciser, correspond chez Platon à laffectif , au désir déréglé et incontrôlé parce que non informé par la raison, ou non spontanément accordé avec la raison-?
On est donc finalement porté à se demander si assigner des limites à la raison, ce nest pas inviter trop hâtivement, comme nous lavons évoqué, à démissionner devant ce qui demeure à portée de compréhension et de maîtrise. Et cela nest-il pas une dénaturation même de la notion de rationnel que de dire quelle ne peut quêtre en conflit avec son autre, ou, que cest ce qui lempêche parfois dêtre adéquate à soi-même, comme cela arrive dans certains comportements quon interprète comme tellement déviants par rapport à ce quon rapporte à la raison, quils ne peuvent que se rapporter à un principe autre que la raison, mais co-existant de façon non pacifique avec celle-ci? Nest-ce pas oublier que la raison se définit comme lunité la plus haute, comme pouvoir dunification synthétique suprême, comme le dit notamment Kant dans lAppendice à la Dialectique Transcendantale (op.cit.)?
III- Le rationnel et lirrationnel nentretiennent-ils pas plutôt un rapport dialectique, dengendrement réciproque ?
Ainsi, le rapport entre le rationnel et lirrationnel, centré initialement sur une opposition entre eux, se transforme progressivement en relation dynamique. Comme on a pu le voir implicitement, en effet, le rationnel et lirrationnel ne sappellent-ils pas lun lautre? Ne seraient-ils pas finalement en relation dialectique, si bien quils formeraient une sorte dunité ou au moins dialogueraient entre eux?
A- Lirrationnel comme moteur du rationnel
Ne peut-on en effet voir, finalement, à travers le texte de Platon, que le rationnel ne sexprime finalement jamais aussi bien que quand il sexerce sur une "matière", en loccurrence, sur son autre? Cest là que le principe rationnel de lâme humaine fait preuve de sa dignité, et se manifeste.
Lirrationnel est donc à penser sur le modèle hégélien du "travail du négatif": il se révèle en effet comme étant le moteur du rationnel. Il faut à celui-ci des résistances, afin de pouvoir sexercer ; ces obstacles sont les données mêmes sur lesquelles sa vertu sexerce, ce qui lui permet de sortir de soi et de dire quon na pas affaire à une rationalité morte. Le rationnel, pour reprendre les mots de Hegel, ne se réalise quen sopposant. Pour progresser, rien ne vaut davoir des opposants énergiques! Ainsi on peut dire que même lirrationnel comme "limite permanente à lintelligibilité", celui donc qui avant tout a rapport aux sciences (on pourrait le nommer "irrationnel épistémologique"), est ce sans quoi le rationnel ne saurait être conforme à lui-même, ou, ce sans quoi il serait condamné à tomber dans linertie et à devenir quelque chose comme une tradition ou un préjugé. Il semble en ce sens que lirrationnel soit finalement la raison dêtre du rationnel, le principe de possibilité du rationnel.
Lattitude préconisant de renoncer à rendre raison devant certaines manifestations appelées dès lors irrationnelles, revient à empêcher la raison de progresser ; on est donc amené ici à répondre à Pascal quil est faux de dire quil "ny a rien de si conforme à la raison que son désaveu", comme il le disait dans le Fragment 182 (op.cit.). En effet, on peut constater à travers lhistoire des sciences que la présence de lirrationnel est bien ce qui a permis à la raison de changer ses méthodes, ce qui veut dire pour elle, à être effective, puisque lon sait que depuis Parménide, la raison se définit comme une puissance dialectique, comme une non adhérence à soi, une non-accoutumance.
B- Il ny a pas de rationnel en soi
Ainsi il semble bien simposer que le rationnel nexisterait pas, sans lirrationnel. Ce qui signifie, évidemment, quil ne saurait y avoir de "rationnel en soi", immuable, identique à soi, nayant besoin de rien dautre que lui pour exister, pour reprendre la définition spinoziste de Dieu qui figure dans la première partie de lEthique.
Nous ne faisons ici que reprendre le constat qui simpose devant la physique contemporaine, à savoir, que le rationnel a perdu son privilège absolu, et dialogue avec son autre, ou avec lirrationnel. La raison a du changer ses méthodes face à des phénomènes comme le chaos, le complexe, le probable ; alors que si on avait décrété que, ayant à faire ici avec de linintelligible, de lirrationnel, il nétait pas du devoir de la raison de sen occuper, on naurait pas progressé dun pas devant certains traits fondamentaux du réel qui étaient profondément voilés par une raison sacrifiant tout à son idéal de simplicité.
La raison nest pas, loin sen faut, un instrument tout construit, et il faut donc avoir laudace, même si pendant un certain temps la raison se voit en crise, ou en déséquilibre, comme on peut le voir aujourdhui, de saffronter directement à ce qui semble rebelle au sens, en se disant : et pourquoi ne serait-ce pas à elle de se plier à ce qui se présente comme irrationnel? Pourquoi ne devrait-elle pas chercher à sy adapter? Et si elle changeait ses méthodes?
Dès lors, on le voit, la question de savoir ce qui constitue une réponse rationnelle ou une méthode rationnelle de résoudre des problèmes, change constamment, et nous projette dans lhistoricité. Lidéal rationnel change au cours de lhistoire : on sait bien par exemple que la révolution galiléo-newtonienne a profondément transformé lidéal rationnel aristotélicien! La raison na donc vraiment pas à abdiquer devant lirrationnel : elle doit dialoguer avec lui et se développer à son contact. Plutôt que de sen tenir aux normes classiques et déclarer irrationnel tout ce qui sy révèle contraire, il faut adapter la raison à ces nouveaux faits ; ainsi sexplique que ce qui aurait été considéré comme un scandale par les rationalistes classiques, nest plus du tout aujourdhui considéré comme irrationnel, mais au contraire comme le summum de la raison : à savoir, cette raison accepte comme explications rationnelles des modèles explicatifs comportant des éléments de pure fiction, des structures multiples, des enchaînements moins déterminés (cest le règne de ce quon appelle la "pensée complexe").
C- Il ny a pas non plus dirrationnel en soi ; les notions de rationnel et dirrationnel sont donc relatives (et relatives lune à lautre)
Bien entendu, sil ny a plus de rationnel en soi, il convient de dire que réciproquement, il ny a pas dirrationnel en soi. Nous sommes donc en présence de deux notions relatives, et relatives lune à lautre. Si le rationnel prend en compte, incessamment, lirrationnel pour améliorer ses méthodes et progresser, alors cela implique évidemment que les "limites" de lirrationnel sont sans cesse amoindries. Lirrationnel dhier est le rationnel daujourdhui, et réciproquement, le rationnel dhier est peut-être, aujourdhui, irrationnel.
Ce qui signifie que ce à quoi on mesure la conformité ou non à la raison nest jamais que la raison de son temps, quon a tendance à objectiver (cest-à-dire quon a tendance à sabandonner à lillusion de croire que toute la raison, ou le rationnel, sidentifie avec la raison devenue, ou avec une certaine forme de la raison).
On peut prendre comme exemple, pour le premier cas, la méthode scientifique des péripatéticiens, qui nétait quune synthèse en même temps subtile et vague des données du sens commun ou des impressions premières, car purement spéculative et sappuyant sur les évidences immédiates, qui pour les Anciens, représentait lidéal rationnel, complètement irrationnel pour nos savants et philosophes contemporains.
Pour le second cas, on peut dire par exemple que pour Kant il était irrationnel de faire des recherches cosmologiques, ce qui aujourdhui constitue pourtant un domaine scientifique (notamment Einstein estime avoir rendu rationnel le problème de savoir quelle est lorigine de lunivers).
Ainsi sil est irrationnel, aujourdhui, de recourir à des "facultés" ou encore à des " causes finales " pour expliquer lorigine dun phénomène, nous navons pas le droit de dire que ça lest "absolument" : car il ne faut jamais oublier que quelque chose nest rationnel ou irrationnel queu égard aux circonstances historiques.
Dès lors, y a t-il même lieu de parler dirrationnel? Le rationnel devenu soi disant irrationnel, nest quand même pas une absence totale de la raison?
Comme le dit bien A. Petit dans son article sur La Rationalité (in Les notions de philosophie, Folio Essais), ne confond-on pas bien souvent lirrationnel avec ce qui nest que du rationnel inexercé, ou plutôt, ne se sachant pas, nétant pas encore "devenu", transformé, ou conscient de soi?
Pour prendre un exemple, nous pouvons évoquer ici le changement dattitude qui caractérise la pensée contemporaine par rapport aux attitudes dites "primitives". On disait au début de ce siècle encore, que les primitifs navaient quune pensée mythique ou magique, et ne faisaient pas preuve du tout de ce qui caractérise la raison, et les normes fondamentales de celle-ci. On a pu parler de pensée "participative", qui romprait totalement avec le principe de contradiction. On a dit que la "pensée sauvage", pour reprendre le titre dun ouvrage de Levi Strauss, était donc exclusive de la raison : elle est irrationnelle. Or, selon cet auteur, il est erroné de croire que ce quon appelle bien péjorativement les primitifs pensent ou ont une attitude exclusive de toute rationalité, puisquils ont bien une logique, mais celle-ci nest pas reconnue pour ce quelle est, et est concrète ; et, de plus, ils connaissent bien plus profondément le réel que nous, et cette manière de penser ou de connaître le réel a des effets tout aussi efficace que la nôtre.
Comment expliquer lerreur dinterprétation de la pensée sauvage? Tout simplement en disant que ce quon prend pour de lirrationnel nest bien souvent, comme on la dit ci-dessus avec A. Petit, que de lirrationnel inexercé. En loccurrence, ici, on croit ne pas avoir affaire à la raison tout simplement parce quon ny constate pas ce qui manifeste au plus haut degré, pour nous, le rationnel : à savoir, labstraction, la logique déductive, etc.
Nous disposons donc maintenant dun critère plus conforme à la nature de la raison, pour discerner quand nous sommes vraiment en présence de lirrationnel (et, tout aussi bien, du rationnel). Ou, plutôt, ce critère nous permet de voir quen général, lirrationnel ne lest pas tant que ça, et de même peut-être pour le rationnel. Les frontières de lun et de lautre sont vouées à se transformer sans cesse. Celles du rationnel, car il nest pas conforme à sa nature quil ne sadapte pas, celles de lirrationnel, car son domaine est évidemment dépendant de ce quon estime être rationnel, dabord, et, ensuite, parce quil semble quil renvoie ultimement à la rationalité implicite quil habite -ne serait-ce déjà que du fait que lirrationnel ne sapplique quà un être rationnel, comme Aristote le montrait dans le Livre 1, chapitre 13, de lEthique à Nicomaque.
Il faut prendre comme modèle pour le rationnel quelque chose de plus souple et de plus adapté à ce qui est conforme à la raison ; il nous semble que le critère que donne A. Petit (op.cit.) à savoir, que le rationnel est un continuum, dans lequel il y a des degrés, allant du minima qui se trouve par exemple dans les comportements acratiques, et dans les mythes ou la magie, au maximum, qui se trouve dans les oeuvres mathématiques et logiques, cest-à-dire, les plus abstraites.
Selon ce critère, il se révèle que même laffectif se révèle être rangé dans le domaine du rationnel : on a ici affaire à du rationnel implicite.
En effet, que ce soit dans le comportement acratique décrit par Aristote (cf.supra), qui semble être une victoire de laffectif sur le rationnel, ou dans laffectif platonicien, siège des désirs "déréglés", quon peut exemplifier par lhédonisme callicléen de son dialogue intitulé le Gorgias, il nest pas si évident de dire quon est ici en présence de lirrationnel.
En effet, à lanalyse, ces comportements se révèlent ne pas être exclusifs de la rationalité : nous navons pas dabdication de la raison.
Dans le premier cas, en effet, il convient de dire que les acratiques délibèrent, même sils ne persistent pas dans leur décision ; de plus, on peut comprendre ce qui se passe dans un tel comportement, à savoir, quil y a inadéquation entre une prémisse universelle et un cas particulier. Il y a donc bien présence dune forme de rationalité, en loccurrence, dune rationalité instrumentale ou calculatrice, ce qui ne nous donne pas le droit de qualifier ce comportement dirrationnel. Si on peut à la limite le dire tel, ce sera seulement en tant quil y a perte dexactitude dûe à la contingence, ou à lapplication de la raison au devenir ; bref, cela signifie seulement que nous ne sommes pas pure rationalité (et que le rationnel à létat pur nest peut-être quune idée, au sens kantien dun concept auquel ne correspond nulle intuition).
Quant au second cas, où laffectif saffirme nettement comme étant exclusif de toute rationalité, il faut dire que, dabord, il y a bien ici aussi présence dune forme de rationalité, à savoir, instrumentale, et surtout, il faut dire que laffectif nest rendu possible que par référence à la raison comme fin dernière. En effet, comme le montre bien Socrate (op.cit.) sans référence à une rationalité suprême, qui est la fin commune englobant toutes les fins particulières, qui sont ici les désirs en nombre illimité, il ny aurait pas réalisation possible de ces désirs et lhédonisme callicléen, qui se donne pour but de satisfaire tous ces désirs, serait impossible.
Finalement, on peut donc voir que si les concepts de rationnel et dirrationnel se repoussent lun lautre, ils sont également en unité et forment un couple. Ces deux idées simpliquent lune lautre. Le rationnel exige lirrationnel sans lequel il ne serait rien, et lirrationnel renvoie irréductiblement, ou implicitement, au rationnel... Si on ne peut nier que les résistances à la rationalité existent, ce nest toutefois en dernière analyse que du rationnel inexercé, ne coïncidant pas avec soi.
Conclusion
Nous pouvons donc dire que lanalyse des rapports quentretiennent entre eux le rationnel et lirrationnel nous a permis de voir quelle définition correcte du rationnel, ou de la raison, on devait accepter : cest celle dune raison devenant et se faisant en, ou grâce, à son autre. Et, puisque la raison nest pas muable, alors, le rationnel et lirrationnel ne sont pas définitifs. On voit donc toute la difficulté initiale, pour envisager les rapports du rationnel et de lirrationnel, quimpliquait le fait de définir le rationnel comme conforme à la raison et à ses normes. Tout ce quon est en droit de dire, cest quil y a, plutôt que des normes, des exigences -on échappe ainsi au fixisme qui se cache derrière le mot de "norme". Le rationnel nest pas identique à soi, il prend donc plusieurs formes à travers lhistoire. Pour lui, le crime suprême serait de confondre, avons-nous vu, une objectivation de lui-même à un moment donné, avec toute la raison, ou avec lidéal de la raison, bref, de le prendre pour ce qui est rationnel. Car alors elle fait preuve dune attitude non critique qui la fait exclure de soi des oeuvres relevant bien du rationnel, mais dun rationnel sexprimant sous une autre forme. On invitera donc la raison à respecter sans cesse ses exigences et à faire preuve desprit critique face à ce que trop rapidement nous apparaît comme de lirrationnel, et, bien sûr, de ne pas sabîmer devant le danger le plus risqué pour son existence, à savoir, celui de se fossiliser, et de disparaître...
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