Plan
I- Matrix, un film " idéaliste " (le monde dans lequel nous vivons est une illusion)
II- L’idéalisme problématique (Descartes) : l’hypothèse du Malin génie, précurseur de Matrix
1) Descartes, continuateur des sceptiques
2) Existe-t-il au monde quoi que ce soit de certain ?
3) Le Malin Génie et Matrix
III- L’idéalisme absolu (Berkeley)
1) Idéalisme et immatérialisme
2) Difficultés de l’idéalisme
3) Avantage (philosophique !) de l’idéalisme
Conclusion
Cours
Introduction
Quest-ce que lidéalisme (en philosophie) ?
Rien à voir avec lacception commune de ce terme, selon laquelle est idéaliste quelquun qui prend ses rêves pour la réalité, ou qui vit didéaux irréalisables. (Quoique )
Cest une théorie philosophique qui cherche à rendre compte des relations entre lesprit et le monde.
Plus précisément, lidéalisme cherche à répondre à la question suivante : comment lesprit humain peut-il connaître le monde (extérieur) ? Et peut-il le connaître ? Lidéalisme répond en général à cette question, soit quil est difficile de connaître le monde tel quil est (indépendamment de la façon dont nous le connaissons, de nos idées), soit quil est impossible de le connaître. Il sagit là dune problématique épistémologique, qui concerne la connaissance, et ses conditions de possibilité. Cest ce quon appelle lidéalisme problématique. Cf. Descartes, Kant.
Mais la problématique est encore (parfois, i.e., dans une ou plusieurs de ses variantes) ontologique, i.e., elle concerne encore la constitution même du monde quil sagit de connaître. Ici, lidéalisme cherche alors à répondre à la question suivante : de quoi le monde extérieur est-il composé ? Mais existe-t-il un monde extérieur à lesprit qui connaît ? Qui ou quest-ce qui nous assure quil nest pas une illusion ? Dans ce cas, on dira quil nexiste que un ou des esprits L'idéalisme est ici un immatérialisme (= la matière n'existe pas, ce n'est qu'une fiction). Cest ce quon appelle lidéalisme absolu. Cf. Berkeley, Hegel (différence entre eux : pour le premier il existe plusieurs esprits après Dieu, pour le second, il nexiste quun seul esprit : nous-mêmes sommes des illusions ).
Ce genre de thèse doit vous paraître bien étrange. Ainsi ai-je choisi déclairer cette/ ces théorie(s) par un film de science-fiction sorti sur nos écrans lannée dernière : il sagit de Matrix. En effet, quand vous rencontrez, sous une forme imagée et non conceptuelle, ce genre de thèses, elles ne vous étonnent pas tant que ça Après tout, à lheure du virtuel, lidéalisme ne devrait plus vous étonner (bien sûr, il sagit surtout de la seconde forme didéalisme, celle qui stipule que le monde extérieur nexiste pas, nest quune illusion mais la première forme stipule quand même, nous le verrons avec la fameuse hypothèse du malin génie de Descartes, véritable précurseur de Matrix, que nous navons aucun moyen de prouver quil ne lest pas ) !
Film de Larry et Andy Wachowski. Sorti en 1999.
Lidée générale de Matrix est la suivante.
On se trouve projeté dans le futur. Là, on découvre que la planète a été envahie par des robots, après une guerre nucléaire qui a rendu le monde inhabitable par des moyens normaux. Les robots se servent des êtres humains pour fabriquer lénergie dont ils ont besoin... Pour cela, ils ont stocké nos corps dans un fluide spécial, et chaque être humain a un petit nombre de " bioports " implantés dans son système nerveux. A quoi servent ces bioports ? Ce sont par leur intermédiaire que le "super-ordinateur" (la matrice, ou Matrix) agit sur nos cerveaux. Pour quoi faire agit-il sur nos cerveaux ? Pour nous faire croire certaines choses. Plus précisément, pour nous faire croire que rien n'a changé, pour que nous n'ayons pas conscience de cet esclavage, les robots ont eu l'idée de cette matrice qui nous donne l'impression (l'illusion !) que le monde est comme avant.
Par conséquent, le monde dans lequel vivent les gens, le monde quotidien dans lequel ils travaillent, vont au cinéma, au restaurant, etc., nest en fait quune illusion, produite par un ordinateur qui agit directement sur leurs cerveaux. Les gens qui habitent ce " monde " vivent dans un monde virtuel, et ne sen rendent jamais compte, mis à part certains individus qui, on ne sait trop comment, ont réussi à échapper à laction de lordinateur.
Lidée centrale du film, si on va plus loin que lexposé/ résumé de lintrigue, est la suivante : nos expériences ne sont pas véridiques : les objets que nous nous représentons, et le monde en général, pourraient très bien ne pas exister réellement.
Nous allons le voir, lidée centrale de ce film nest pas inédite : elle se trouve dans les écrits de grands philosophes (Descartes, et Berkeley), qui déjà avaient fait une telle hypothèse. Matrix est bien un film idéaliste
Note : cette partie reprend, mais de manière plus simple, le cours sur les Méditations Métaphysiques de Descartes. Pour plus de détails sur Descartes et ces Méditations, je vous renvoie donc à ce cours
1) Descartes, continuateur des sceptiques
Cest dans Les Méditations Métaphysiques de Descartes, donc au XVIIe, que "naît " à proprement parler lidéalisme, et que lon trouve une hypothèse étrange, mais très proche du film Matrix.
Il est vrai que ce genre de thèse existait déjà dans lAntiquité, chez les sceptiques grecs. Mais elle navait pas vraiment donné lieu à ce quon nomme aujourdhui lidéalisme, je veux dire, lidéalisme absolu. Elle nétait quune interrogation sur la possibilité, pour lesprit humain, de connaître le monde extérieur. Les sceptiques se basaient sur les diverses illusions et hallucinations pour dire que nous ne pouvons pas connaître avec certitude le monde extérieur.
Il est vrai encore que Descartes reprend la même question que se posaient les sceptiques : existe-t-il (au moins) une vérité ? lhomme est-il ainsi fait quil peut connaître (au moins) une vérité ? Cette question va être traitée par une drôle de méthode : il sagit du doute " hyperbolique " (ie : dun doute " exagéré ", feint, forcé). Chaque fois quun candidat à la vérité se présentera, Descartes se demandera si on peut ou non trouver une raison de douter de sa vérité. Sil y a la moindre raison de douter, alors, il faudra la déclarer fausse, " faire comme si elle était fausse ".
Cette méthode de recherche de la vérité, nous allons le voir, mène à une thèse, ou une hypothèse plus " osée ", plus extravagante, que tout ce quon pouvait trouver chez les sceptiques.
2) Existe-t-il au monde quoi que ce soit de certain ?
En effet, analysons rapidement le parcours cartésien dans les deux premières méditations. Quest-ce que nous tenons communément pour vrai ? Ou encore, ce que nous tenons communément comme étant le plus certain est-il vrai ? Ou bien peut-on trouver des raisons den douter ?
Dans la Méditation première, § 3, Descartes parle se place donc du point de vue de celui qui commence à philosopher : que croit-il spontanément être le plus vrai ? Tout ce qui est basé sur les sens (sensations). Est-ce que les propositions portant sur ce que nous ressentons, sont vraiment fiables?
Il va donner trois raisons pour en douter :
1) les sens sont décevants (=illusions des sens),
2) argument du rêve : il est impossible de discerner avec certitude les objets réels de ceux qui sont rêvés - ce qui est en cause, c'est notre capacité à distinguer entre les images et les objets matériels : nous ne pouvons pas savoir si nous ne rêvons pas peut-être toute la vie est-elle un songe
Arrive enfin largument du malin génie.
Là, Descartes va aller beaucoup plus loin que les arguments sceptiques traditionnels (ceux des sens, et du rêve). Avant dy venir, Descartes ose déjà faire lhypothèse suivante : peut-être quune divinité toute-puissante a empli notre esprit didées auxquelles rien ne correspond ? Alors, vient la fameuse hypothèse du malin génie : et si un démon tout-puissant était continuellement en train de me tromper au sujet de lexistence du monde physique, incluant même mon propre corps ? Cela se traduirait de la façon suivante : je croirais quil y a un monde extérieur, alors quil ny en aurait pas ; ou je croirais avoir un corps, alors quil ny en aurait pas. Le monde extérieur que je croirais percevoir, ne serait que le fruit dune machination, et donc, une grande illusion.
Argument : Toute expérience (perception) dans un sujet x dont lobjet y est la cause, pourrait être exactement dupliquée par Dieu ou par quelque malin génie tout puissant. Par conséquent, x ne peut jamais être certain que y est en train de causer lexpérience, et par conséquent, étant donné la conception causale de la perception (lobjet cause, est à lorigine de, la perception dans un sujet), sur laquelle tourne tout largument, ne peut jamais être certain dêtre en train de percevoir y :
(Conception Causale de la Perception) : lobjet perçu doit être une des causes de lexpérience du sujet percevant
de CCP, il suit que :
(1) je peux parfois être certain que je perçois un objet matériel y, seulement si je peux parfois être certain que y est en train de causer mon expérience perceptuelle
(2) je peux être certain que y cause mon expérience perceptuelle ssi ce nest pas le cas qu'une expérience perceptuelle causée par y peut être causée dune autre manière
(3) or : toute expérience perceptuelle causée par y aurait pu être causée dune autre manière (par exemple, par un malin génie)
(4) doù : je ne peux jamais être certain que je perçois y
Version moderne : toute perception causée par un objet matériel stimulant nos organes récepteurs, pourrait être causée par un neurophysiologiste très avancé, stimulant directement notre cerveau avec des électrodes sans douleur. Peut-être que toutes nos perceptions sont causées de cette manière, de telle sorte que nous ne percevons jamais les objets, mais les hallucinons seulement. Comment nous est-il possible de savoir quil nen est pas ainsi, du fait que notre expérience perceptuelle serait la même sil en était ainsi?
NB : bien sûr, Descartes ny croit pas vraiment, ce nest quune hypothèse, et qui plus est, une hypothèse feinte, forcée, exagérée. En effet, Descartes est en train de montrer que lon peut douter de tout, même de ce qui paraît le plus probable en apparence. Pour cela, il feint de croire à lexistence dun mauvais génie qui fausserait nos pensées. Ce que montre Descartes, cest quil est raisonnable de douter de qui est pourtant le plus probable, le plus évident, puisque si son hypothèse était vraie, tout fonctionnerait comme dans le monde actuel (ie : comme sil y avait un monde extérieur). Descartes, par lhypothèse du malin génie, se donne une raison de douter de ce dont il paraît le plus fou de douter. Par conséquent, attention : Descartes NEST PAS idéaliste. On parle à son propos didéalisme problématique : le monde extérieur est un problème, car on nest pas sûr de le connaître tel quil est vraiment. Mais si vous lisez la dernière méditation, vous y verrez que Descartes abandonne finalement cette hypothèse, pour affirmer lexistence du monde extérieur et la fiabilité de notre connaissance (renversement qui suppose le passage par Dieu, et donc, la lecture entière des Méditations ! !).
Version encore plus moderne : celle de Matrix, bien sûr ! Ce film peut, vous le voyez bien, être considéré comme une illustration ludique du malin génie.
Je pense que vous êtes maintenant capables de comprendre la théorie de Berkeley (1658-1753; philosophe irlandais).
Cet idéalisme, qui a sa source chez Descartes, va toutefois beaucoup plus loin que lidéalisme, seulement problématique (cf. ci-dessus), de Descartes. En effet, lidéalisme de Berkeley, avons-nous dit, est un idéalisme absolu. Un idéalisme absolu, cest une théorie ontologique, qui se prononce sur la constitution du monde (ce que ne faisait jamais Descartes). Cette théorie affirme que tout ce qui existe, est soit un esprit (soit un esprit individuel/ une conscience individuelle, soit Dieu), soit une idée/ perception/ un état de conscience/ de lesprit. Tout, y compris le soit disant " monde extérieur ", est réductible à ça.
1) Idéalisme et immatérialisme
Comment Berkeley peut-il soutenir que les choses que nous percevons, ie, goûtons, sentons, touchons, etc., ne sont rien dautre que des perceptions ? Cest quand même bizarre, non, de dire que cette chose, par exemple, cette boule de neige, qui est là, devant moi, et qui offre de la résistance, nest pas ce que je crois, ie, une chose extérieure à ma perception, une chose qui causerait, justement, ces perceptions que jai. En gros, cette chose nexiste pas, mais seules existent les perceptions que jai ?
Mais ce que veut dire Berkeley, cest que rien au-delà des perceptions nexiste réellement. Cet " au-delà ", cest, bien sûr, la " matière ". La matière, cest ce quelque chose dextérieur à lesprit, qui accueillerait les différentes propriétés que je perçois (telles la couleur, la forme, lodeur, le goût, etc.). Il nexiste rien dautre, en fait que ces propriétés sensibles, et la " chose " est réductible à ces propriétés. Elle nest quune collection de qualités sensibles.
Prenez la boule de neige. Elle possède les propriétés suivantes : rondeur, dureté, blancheur, froidure. Maintenant, enlevez ces propriétés sensibles (qui sont des sensations, donc, des qualités de lesprit, des états de conscience). Que reste-t-il ? reste-t-il quelque chose, qui serait le substrat de ces qualités (la " matière ") ? Non : enlevez ces sensations, et vous enlevez la boule de neige ! Par conséquent : la boule de neige nest nullement un être distinct des sensations. Selon lui, seul un métaphysicien pourrait croire qu'il y a quelque chose d'imperceptible et présent en même temps que les propriétés perceptibles (ce serait une boule de neige intangible)
a) L'idéalisme est irréfutable
D'abord, objectons à Berkeley que je sens bien une table, et ce qui le prouve, c'est que par exemple, si je la frappe, je ressens une impression de résistance, et pire encore, si je la frappe violemment, je ressens de la douleur. Dès lors, c'est qu'il y a bien quelque chose au-delà de mes sensations!
-Berkeley nous répond alors, et on ne peut rien lui opposer, que l'impression de résistance et la douleur sont justement des états de conscience. Or, des états de conscience ne peuvent exister que dans une conscience
Si on lui objecte toutefois que les objets doivent bien exister quelque part quand ils ne sont pas perçus, ni par moi ni par un esprit quelconque, ie, qu'il faut bien que la boule de neige existe même si personne n'existe (pour la percevoir), ou encore, qu'elle n'a pas besoin de moi pour exister et avoir les qualités qu'elle a, il rétorque qu'elle existe alors, soit dans d'autres esprits que le mien, soit dans l'esprit de Dieu.
Il répond encore qu'à supposer qu'il y ait un monde extérieur, comment pourrions-nous savoir quoi que ce soit à son propos? Et même, qu'il existe? Ainsi, nous percevons une boule de neige : "boule de neige perçue"; comment savons-nous qu'à celle-ci correspond une boule de neige extérieure ou non perçue? Tout ce que nous connaissons, c'est ce que nous percevons, ie, des propriétés qui existent seulement dans notre esprit (une boule de neige qui existerait indépendamment de notre esprit, n'aurait d'ailleurs pas de propriétés!).
b) Le problème est alors de savoir comment on peut encore distinguer entre vérité et erreur
Berkeley y parvient en disant que l'image est faible, confuse, désordonnée; ie, nous pouvons savoir que nous n'avons affaire qu'à des images et non à la réalité quand il y a un manque de liaison et d'unité de ce que nous percevons avec les occupations et événements antérieurs et ultérieurs de notre vie. La perception réelle se reconnaît donc, elle, grâce à la stabilité, l'ordre, la cohérence.
c) Mais comment se fait-il encore que ces perceptions nous apparaissent comme des objets?
Réponse de Berkeley (elle ressemble à la précédente) : certaines perceptions nous apparaissent comme étant constamment liées entre elles.
d) Et comment se fait-il que plusieurs esprits voient la même chose?
Réponse de Berkeley : c'est Dieu qui nous envoie nos perceptions et qui coordonne les perceptions des différents esprits, de façon à ce qu'il y ait un monde commun à tous les esprits.
Par conséquent, il y a bien, chez Berkeley, une source extérieure de mes perceptions; seulement, cette source n'est pas le monde extérieur, mais Dieu, esprit suprême.
3) Avantage (philosophique !) de lidéalisme
a) L'intérêt de cette thèse est d'éviter le scepticisme, ainsi que le doute cartésien
Le scepticisme stipule qu'on ne peut rien connaître concernant le monde, et le doute cartésien, que peut-être, on ne connaît pas les choses telles qu'elles sont réellement.
Or, s'il n'y a pas de substance matérielle, alors, je ne peux pas douter que mes idées me font connaître ce pour quoi elles se donnent. Il n'y a rien au-delà de mes idées, par conséquent, je connais directement les choses.
b) Ne peut-on objecter à Berkeley qu'il a rétabli, avec Dieu, un au-delà inconnaissable?
Ce serait grave car c'est ce qu'il reproche aux matérialistes ou externalistes (ceux qui "croient" à l'existence du monde extérieur). Or, Berkeley a encore une réponse : il dit que Dieu est un autre esprit, et que nous le connaissons par analogie avec nous-mêmes. C'est donc, finalement, une thèse moins surchargée ontologiquement que l'externalisme/matérialisme, puisque ce dernier suppose l'existence de quelque chose qui n'a aucune relation avec ce dont nous pouvons faire l'expérience (un "je ne sais quoi" sans aucune propriété). C'est donc l'externalisme, pas l'immatérialisme, qui entraîne l'existence d'entités presque fantastiques -entités dont justement on se débarrasse grâce au postulat d'un Dieu immatériel.
Matrix est proche à la fois de Descartes et de Berkeley. La matrice est une nouvelle figure du malin génie, et concrétise l'hypothèse au premier abord farfelue de Descartes. Et le film Matrix nous montre la possibilité que tout se passe effectivement comme cela se passerait si l'hypothèse de Descartes était vraie : peut-être sommes-nous manipulés par un savant-fou, une machine, un dieu quelconque, peut-être que ce que nous croyons être le monde extérieur n'est pas réel... Si nous ne pouvons jamais sortir de nous-mêmes (nous sommes des "sujets", des "consciences"), nous ne pourrons jamais le vérifier. Peut-être alors Berkeley est-il dans le vrai ?
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