Dira-t-on que ces deux souvenirs, celui de la lecture
et celui de la leçon, diffèrent seulement
du plus au moins, que les images successivement développées
par chaque lecture se recouvrent entre elles, et que la
leçon une fois apprise n’est que l’image
composite résultant de la superposition de toutes
les autres ? Il est incontestable que chacune des lectures
successives diffère surtout de la précédente
en ce que la leçon y est mieux sue. Mais il est
certain aussi que chacune d’elle, envisagée
comme une lecture toujours renouvelée et non comme
une leçon de mieux en mieux apprise, se suffit
absolument à elle-même, subsiste telle qu’elle
s’est produite, et constitue avec toutes les perceptions
concomitantes un moment irréductible de mon histoire.
On peut même aller plus loi, et dire que la conscience
nous révèle entre ces deux genres de souvenir
une différence profonde, une différence
de nature. Le souvenir de telle lecture déterminée
est une représentation, et une représentation
seulement ; il tient dans une intuition de l’esprit
que je puis, à mon gré, allonger ou raccourcir
; je lui assigne une durée arbitraire : rien ne
m’empêche de l’embrasser tout d’un
coup, comme dans un tableau. Au contraire, le souvenir
de la leçon apprise, même quand je me borne
à répéter cette leçon intérieurement,
exige un temps bien déterminé, le même
qu’il faut pour développer un à un,
ne fût-ce qu’en imagination, tous les mouvements
d’articulation nécessaires : ce n’est
donc plus une représentation, c’est une action.
Et, de fait, la leçon une fois apprise ne porte
aucune marque sur elle qui trahisse ses origines et la
classe dans le passé ; elle fait partie de mon
présent au même titre que mon habitude de
marcher ou d’écrire ; elle est vécue,
elle est « agie », plutôt qu’elle
n’est représentée ; -je pourrais la
croire innée, s’il ne me plaisait d’évoquer
en même temps, comme autant de représentations,
les lectures successives qui m’ont servi à
l’apprendre. Ces représentations en sont
donc indépendantes, et comme elles ont précédé
la leçon sue et récitée, la leçon
une fois sue peut aussi se passer d’elles.
|
INTRODUCTION
Question
générale du texte : celle de la nature
de la mémoire ; elle se modalise en une autre : son activité
s’exerce-t-elle de manière homogène ?
Question
particulière : quel type de différence
y a-t-il entre ce que Bergson appelle la « lecture »
et la « leçon » -la lecture étant une
lecture unique à un moment déterminé et la
leçon, la capacité de répéter un texte
que l’on a appris. Dans les deux cas, la mémoire
est à l’œuvre, mais est-ce sous la même
forme ? Est-ce une différence de degré, i.e., quantitative
? Ou bien une différence de nature, i.e., qualitative ?
La
réponse de Bergson sera qu’il est
impossible de s’en tenir à la différence de
degré : seule une différence de nature permet de
penser les caractères spécifiques des deux mémoires.
Problème
sous-jacent : celui des rapports entre la matière
et l’esprit.
Plan
: la démarche du texte va de l’hypothèse quantitative
à l’hypothèse qualitative. On part d’une
hypothèse afin de montrer qu’elle est incapable de
traiter le problème, puis, en conséquence, on établit
la validité de l’autre.
I-
Du début à « différence de nature
» : démarche par laquelle est établie la
thèse ; Bergson explique comment la différence
de degré est incapable de rendre compte de la différence,
et qu’il faut par conséquent reconnaître
une différence de nature
II-
II- Explicitation de cette thèse : la différence
des deux mémoires est celle entre le souvenir pur (représentation
d’un état passé) et la mémoire-habitude
qui quant à elle est une action présente, et une
répétition dans le présent de quelque chose
qui a été acquis. Le souvenir pur est le rapport
spécifique à un événement unique
du passé
I-
LA DIFFERENCE DE DEGRE EST INCAPABLE DE RENDRE COMPTE DE LA DIFFERENCE
ENTRE LA LEÇON ET LA LECTURE
Bergson
formule une hypothèse, sous forme de question ; cela incite
à penser qu’elle sera récusée (incitation
rhétorique à une réponse négative).
C’est la seule hypothèse qui est formulée.
Dans celle-ci, la force est tout entière du côté
de la leçon apprise ; l’analyse de la mémoire
est faite de ce point de vue.
Le
sens de la lecture est supposé se trouver dans la leçon
: on ne s’interroge pas sur la leçon même mais
sur chaque lecture par rapport à la leçon. Quel
est le rapport entre l’image d’une certaine lecture
et l’image de la leçon ? (images = ensemble des objets
en tant qu’ils sont présents à la pensée,
sous quelque forme que ce soit)
Puisque
la leçon apprise est par définition le résultat
obtenu par une suite de lectures, ce résultat absorbe-t-il
les étapes de sa constitution ? Les étapes de la
mémorisation se résorbent-elles, s’annulent-elles,
dans le résultat ?
Dans
cette hypothèse, chaque lecture étant supposée
identique aux autres par son contenu, s’inscrirait dans
un mouvement progressif, qui irait du plus au moins, jusqu’à
ce que le texte soit complètement mémorisé.
De sorte que, entre la dernière lecture du texte et la
leçon apprise, il ne subsisterait aucune différence.
2)
Mise en question de cette hypothèse, en trois points
:
a)
ce qu’on doit lui accorder : brièveté de l’indication
de ce qui est incontestable ; le progrès du savoir, ou
la mémorisation, est qualitatif (cf. « mieux sue
»)
b)
lui refuser : mais ce qu’on doit refuser, c’est la
réduction des lectures à leur résultat de
la leçon mémorisée. Bergson affirme donc
la dissociation entre lecture et leçon. Il ne met pas en
cause le caractère spécifique de la leçon
apprise, mais il affirme une certaine irréductibilité,
celle de chaque lecture. Chaque lecture est en soi un absolu :
i.e., chacune se suffit à elle-même. Ici, au lieu
de rapporter chaque élément au tout, on accentue
l’élément en lui-même, en le considérant
à part, comme unique. C’est une recherche du pur
(de la lecture pure).
c)
ce qui en résulte : « on peut même aller plus
loin » (que cette dissociation) : i.e., on peut la qualifier
(elle est « profonde », de nature : il y a indépendance)
II-
CONTENU DE SA THESE. METHODE DE SAISIE DU PUR (DICHOTOMIQUE)
1)
le souvenir se caractérise par deux points :
-
il est représentation, contemplation, ou vision (cf. intuition
de l’esprit)
-
la subjectivité est maîtresse de cette relation :
c’est sa propre durée qui s’y réalise
; l’esprit peut à sa guise détendre ou concentrer
sa représentation. Le souvenir est sous la dépendance
de l’activité de l’esprit.
2)
la mémoire habitude est mémorisation de la leçon
:
a)
à l’inverse de 1) elle est sous la domination de
l’objet. En effet, un texte a une certaine longueur, et
sa récitation, même en imagination, demande un temps
déterminé (ce temps est élastique mais il
a ses limites)
b)
c’est une action, et elle est donc soumise à une
nécessité comparable à celle de la nature.
Une action demande du temps. Cette mémoire, tributaire
de l’objet, est une habitude parmi d’autres habitudes.
Bergson va ici plus loin : il la rapproche de l’inné
(en tant qu’elle est soustraite au temps de son acquisition).
1)
et 2) sont donc complètement différents, de par
leur nature même.