INTRODUCTION
(Suite du cours sur la technique et la nature). On vient de voir
que la technique n’est ni mauvaise en soi, ni bonne en soi.
Il conviendrait de se le rappeler, à l’heure où
les nouvelles technologies de l’information et de la communication
(Internet, le téléphone portable) sont tant louées.
Nous allons nous interroger ici sur Internet, qui est le symbole
des nouveaux médias. Rappelons brièvement ce qu’est
Internet : il s’agit du réseau constitué par
les différents réseaux interconnectés dans
le monde. C'est le précurseur des autoroutes de l’information.
Deux conceptions à son sujet s’affrontent :
- Internet, c’est la fin de la communication, c’est
la porte ouverte à tous les vices (cf. affaire pédophilie,
nazisme, etc.), etc. Bref : « Internet, c’est pas bien
».
- Internet, c’est la communication et l’information
maximum, qui aboutira, à terme, à une unification
et un rapprochement de l’humanité. Bref : « Internet,
c’est bien ».
Il faut bien reconnaître que c’est cette seconde thèse
qui prédomine. Si Internet fait peur à certains, il
est en général plutôt auréolé
de toutes les vertus.
Afin de voir si Internet est ou non un progrès, et en quoi,
il nous faudra donc analyser ces deux conceptions. J’analyserai
principalement les arguments de deux auteurs, P. Lévy, pour
lequel Internet est une véritable révolution et l’avènement
d’une nouvelle société, donc, un progrès
vers une société meilleure, et D. Wolton, pour lequel
il faut au contraire se méfier de ce qui n’est en fait
qu’une nouvelle utopie. Bien sûr, nous essaierons de
voir si on peut ou non soutenir une position médiane.
I- LA THESE DE P. LEVY : LE CYBERESPACE
OU LE VILLAGE GLOBAL
Il s’agit de savoir pourquoi on les loue. Pour ce faire,
nous allons analyser la thèse de P. Lévy.
P. Lévy soutient que la multiplication des liens libres
entre les individus via le web poserait les bases d’un mouvement
irréversible d’unification intellectuelle, culturelle
et spirituelle de l’humanité, débouchant sur
l’avènement d’une société transnationale
dotée d’un gouvernement mondial démocratique.
Et de même que sur le plan physiologique, notre cerveau s’élargit,
de la multiplication des liens entre les neurones, les connexions
entre les hommes produites par le web, et leur complexité
croissante, feraient surgir, par delà les frontières
naturelles et culturelles de jadis, une « intelligence collective
», et une conscience supérieure de l’unité
humaine.
Le web donnerait la possibilité de fonder un nouveau monde
centralisé, « en réseau », capable à
terme de s’autodéterminer par le moyen d’une
démocratie directe informatisée.
Nul doute que la communication avec les autres est difficile. Nous
l’expérimentons tous les jours. Nous ne nous comprenons
pas ! Ici, si nous louons Internet, c’est parce qu’il
nous permettrait alors de communiquer plus facilement. Gage d’une
meilleure compréhension entre les hommes, qu’ils soient
de même culture mais de classe différente (cf. les
clochards se connectant à Internet aux Etats-Unis), de culture
différente, etc. Plus de barrières entre les hommes
! Cf. l’expression célèbre et couramment employée
de « village global ».
Dans la philosophie new age, le réseau Internet est un «
système nerveux planétaire ».
II- INTERNET, UNE NOUVELLE UTOPIE
A- Internet : quelle communication ? (Wolton)
Wolton, dans son ouvrage intitulé Internet et après
?, Une théorie critique des nouveaux médias, apporte
des arguments très intéressants pour contrer la thèse
selon laquelle Internet serait gage de progrès pour l’humanité,
et pourrait créer une nouvelle société. Nous
allons les exposer.
Nous croyons que le progrès technique suffit à améliorer
la compréhension entre les hommes. La communication technique
est de plus en plus efficace, donc, on en déduit que la société
de demain sera « une société de la communication
». Mais est-ce que la communication technique est la même
chose que la communication humaine ? Ou encore, est-ce que la communication
technique détermine la communication humaine ?
1) La statut de la communication
dans la civilisation occidentale
Qu’Internet nous fasse croire que l’on va vers une
nouvelle forme de la société, et vers une société
meilleure, c’est tout à fait normal.
a) La communication, idéal des démocraties
de masse
En effet, la notion de communication est inséparable des
valeurs qui fondent la démocratie de masse :
- au 16e liée à l’émancipation de l’individu
(liberté de penser, de conscience, d’expression)
- 17e-18e : liberté de la presse et des librairies
- 19e : liberté d’association, de manifestation et
de participation politique
- 20e : suffrage universel et information pour tous
A ce titre, elle est non seulement inséparable de la démocratie
de masse, mais elle en est même la condition. « Pas
de société ouverte ni démocratique, sans liberté
d’information et de communication » . Pas de démocratie
de masse, sans communication publique à grande échelle.
Car qui dit communication publique/ politique, dit espace public.
La communication est donc profondément liée, dans
nos esprits, à l’émancipation de l’homme.
Elle est une de nos valeurs essentielles, au même titre que
la liberté, l’égalité, la fraternité.
b) La communication de masse soupçonnée
Mais le statut de la communication dans la civilisation occidentale
est, nous rappelle Wolton, paradoxal : en effet, si elle est une
valeur fondatrice et essentielle pour la démocratie, elle
est en même temps fortement soupçonnée : elle
serait, à grande échelle, manipulatrice. Nous serions,
face à la radio, à la télévision, au
discours de l’homme politique, passifs, et donc, manipulés.
C’est la seconde raison pour laquelle les nouveaux médias
sont tant loués : on leur donne les vertus que n’ont
pas les grands médias publics. Ils ne manipulent pas. Nous
ne sommes pas passifs. Au contraire, ils nous laissent libres et
créatifs… Cf. leur caractère individuel, et
ludique.
Communication à grande échelle = plus performante
que la communication humaine et dénuée des défauts
des médias de masse.
Pourtant, selon D. Wolton, on a tort de voir dans les techniques
sans cesse plus performantes la condition du rapprochement entre
les hommes, et l’avènement d’une nouvelle société.
Cf. Avant-propos, p. III : « l’abondance d’informations
et d’interactions ne suffit pas à créer de la
communication » ; « l’égalité d’accès
aux banques de données ne suffit pas à créer
une égalité d’accès à la connaissance,
ni une égalité de compétences ».
Pourquoi ?
D’abord, parce que Internet suppose en fait une énorme
infrastructure pour permettre ces interconnexions. Nous ne sommes
donc pas si libres et initiateurs que nous le croyons.
Mais surtout, parce que la communication technique n’est
pas la même chose que la communication humaine. Et parce qu’elle
ne peut déterminer celle-ci.
2) Communication technique et communication
humaine
Lévy suppose une fausse conception de la communication («
L’essentiel, dans un système de communication, n’est
pas la technique »).
D. Wolton, Internet et après ?, op. cit., p. 43
Par exemple, quand on affirme que la généralisation
des réseaux d’ordinateurs et de satellites permettra
une meilleure compréhension au sein de la communauté
internationale, on confond, volontairement ou non, communication
normative et communication fonctionnelle. On réduit ainsi
la capacité de compréhension entre des peuples, des
cultures, des régimes politiques que tout sépare par
ailleurs, au volume et au rythme d’échanges entre les
collectivités permis par les réseaux. Comme si la
compréhension entre les cultures, les systèmes symboliques
et politiques, les religions, et les traditions philosophiques,
dépendait de la vitesse de circulation des informations !
… Comme si échanger plus vite des mesures signifiait
mieux se comprendre. (…) Cela peut même provoquer, comme
je l’ai souvent expliqué, l’effet contraire :
l’accélération de la circulation des messages,
des images, des informations rend plus visibles qu’autrefois
les différences entre cultures et systèmes de valeurs.
Et peut créer autant un effet de repoussoir que l’inverse.
l’argument de la meilleure compréhension entre les
hommes, et ce, à l’échelle mondiale, ne tient
pas, pour les mêmes raisons que j’avance à propos
de la langue universelle dans mon corrigé
: « La langue universelle existe-t-elle ? ». C’est
que, en effet, une transmission rapide et étendue dans l’espace
et dans le temps, ne favorise pas à elle seule une compréhension
entre hommes, donc, la communication technique ne permet pas à
elle seule la communication humaine, parce qu’elle ne peut
rompre les barrières de la culture et des valeurs. Pour que
la communication réussisse, il faut une communauté
de valeurs. A moins alors de croire que l’individu n’est
qu’un individu marchand, consommateur, et non pas une personne.
Ou de croire, donc, que la société marchande est la
société tout court…
« Si le téléphone, la radio, la télévision,
l’ordinateur, sont identiques d’un bout à l’autre
de la planète, les codes, les styles, les modes de communication
sont différents . Il y a des techniques de communication
mondiales, il n’y a pas de communication mondiale »
.
Il est déjà difficile de communiquer avec des individus
de même culture que nous, mais il l’est encore plus
de communiquer avec des individus de culture différente (cf.
cours autrui). Ce n’est parce que la transmission et la
réception des informations est rapide sur le net, voire instantanée,
que nous allons mieux réussir la communication. Peut-être
qu’au niveau technique, elle va réussir, mais au niveau
humain ? C’est une illusion de croire à cette instantanéité
de la communication humaine, qui serait comme par magie obtenue
par la technique.
On ira même jusqu’à dire qu’il n’est
pas souhaitable qu’il y ait un seul modèle culturel,
que l’humanité soit une. Pourquoi rejeter nos différences
? Et ensuite, on sait que cela reviendrait toujours à imposer
un modèle culturel (celui, on s’en doute des Etats-Unis),
comme une seule langue reviendrait finalement à imposer une
langue parmi d’autres.
B- Le postulat du déterminisme technologique
est à la base de l’hypothèse du cyberespace
ou de la « société informationnelle »
Internet peut-il changer la manière dont les hommes communiquent
entre eux, comme le suppose P. Lévy quand il parle d’un
cyberespace ? Pour que l’on puisse affirmer cette thèse,
il faut qu’il existe un déterminisme strict (et marxiste
!) de la société. Plus précisément,
un déterminisme strict de la technologie. Chaque innovation
technologique serait tellement révolutionnaire, qu’elle
déterminerait des changements radicaux dans la structure
de la société.
Cf. Marx
Cf. Mumford : découverte de l’énergie = ère
industrielle (la technique fait la société) ; donc
: découverte d’Internet = ère informationnelle
?
Comme le montre Wolton, jamais une technologie n’a donné,
à elle seule, les clés d’un nouveau monde.
Prenons le cas de l’imprimerie. A-t-elle en soi, ou à
elle seule, bouleversé l’Europe ? A-t-elle produit
la révolution sociale et culturelle de la Renaissance ? Le
lien entre l’innovation technologique et la nouvelle société
est en fait beaucoup plus complexe qu’un simple lien de cause
à effet. En fait, si elle a joué un rôle essentiel
dans le changement de société, c’est parce qu’elle
a symbolisé « une rupture radicale existant simultanément
dans l’ordre culturel de la société »
. « Ce n’est pas l’imprimerie qui, en soi, a bouleversé
l’Europe, c’est le lien entre l’imprimerie et
le profond mouvement de remise en cause de l’Eglise catholique.
C’est la Réforme qui a donné son sens à
la révolution de l’imprimerie, et non l’imprimerie
qui a permis la Réforme. De même la radio, puis la
télévision, n’ont eu cet impact que parce qu’elles
étaient liées au profond mouvement en faveur de la
démocratie de masse. ». Si l’imprimerie a eu
tant d’impact dans la société c’est parce
qu’elle était en phase avec le modèle culturel
de communication.
Bref : l’imprimerie n’a pas produit la révolution
sociale et culturelle de la Renaissance, mais elle l’a accompagnée.
Il s’agit d’une influence, et d’une influence
allant dans un double sens (de la société vers l’imprimerie
et de l’imprimerie vers la société), et non
d’une détermination causale à sens unique.
Il ne faut donc pas penser les relations entre la technique et
la société comme allant de la technique vers la société,
mais bien plutôt l’inverse. Conséquence : il
est faux de dire, comme pourtant l’affirment tous les jours
les médias et les politiques, que les nouvelles techniques
de communication sont « en avance sur la société
» , en sous-entendant que la société doit s’adapter
à ces dernières (et finalement, s’y adaptera
quoi qu’on fasse, puisqu’il y aurait un déterminisme
technologique)!
Ceci, non seulement parce que la société ne suit
pas la technique, et parce qu’on suppose alors que la technique
est la valeur suprême et nous dit ce qu’il faut faire.
Or, nous l’avons vu dans le cours nature et technique, la
technique a à voir avec les moyens, jamais avec la fin, sur
laquelle elle ne peut se prononcer.
Il faut donc que la société fasse changer les techniques,
non l’inverse. Ie : il nous faut adapter Internet à
un projet global de société, à notre modèle
de relations entre les individus, à ce que l’on veut
que soit la communication entre individus. Mais la communication
dans son aspect technique ne peut en rien nous dire ce que doit
être la communication humaine, au sens de relations entre
les hommes.
Et encore : c’est Internet qui constitue une adaptation à
la société actuelle, qui repose sur une individualité
des goûts et des comportements. Les nouvelles techniques rejoignent
le profond mouvement d’individualisation de notre société.
Elles sont le symbole de la liberté et de la capacité
à maîtriser le temps et l’espace. « Autonomie,
maîtrise, et vitesse »… Cf. expression de «
surfer sur Internet ».nouvelle utopie
Le Web devient alors la figure de l’utopie, d’une société
où les hommes sont libres, susceptibles de s’émanciper
eux-mêmes .
1) Qu’est-ce qu’une utopie
?
Utopie : invention d’un endroit dans lequel on peut, géographiquement
situer une société exemplaire. C’est T. More
qui inventa un lieu (une île) à laquelle il donna le
nom d’utopia. C’est un endroit qui n’existe pas,
un « non-lieu » . Idée d’un ailleurs ou
d’une société meilleure. Cf. communisme.
2) Internet, nouvelle incarnation
de notre désir d’ailleurs
Aujourd’hui, nous imaginons que la technologie peut créer
une société idéale. Nous pensons que ce non-lieu
est, non pas une île ou une planète lointaine, mais
un espace cybernétique où tout est possible. Univers
virtuel = univers parallèle au nôtre.
Début d’une nouvelle ère.
Cyberespace ou unité de l’humanité est l’utopie
par excellence. Cf. un seul mégaordinateur planétaire.
Un seul espace de communication qui contient tous les signes produits
par la culture, avec l’anglais comme seconde langue pour tous.
Une seule sphère sémiotique pour l’humanité.
« Etre créatifs ensemble ». Fin des frontières,
des guerres, etc.
Utopie qui fonde les nouvelles technologies : celle d’une
meilleure communication entre les êtres humains, qui a commencé
avec l’écriture, l’alphabet, l’imprimerie,
mt les nouveaux médias électroniques, et bientôt,
le cyberespace, monde global vers lequel tout converge. Utopie d’une
intelligence collective. Capacité de partager les connaissances,
d’imaginer la coopération intelligente, la proximité
de tous les hommes entre eux.
3) Quelles sont les pires illusions
?
a) L’hypothèse d’un volume considérable
d’informations instantanément accessibles par n’importe
qui, sans compétence particulière
Avoir accès aux réseaux ne peut suffire à
nous cultiver, car :
1) il faut des compétences préalables, qui, elles,
ne s’acquièrent pas « toutes seules » :
il faut avoir « appris » à apprendre ; il faut
beaucoup de connaissances préalables pour comprendre cette
multitude d’informations, ie, les organiser, et même,
les lire tout court. Ainsi, vous ne pourrez substituer la lecture
de mes cours à un véritable cours ! !
De plus, 2) ne faut-il pas se méfier de ce qui se trouve
sur le web ? qui vous dit que les informations qui s’y trouvent
sont fiables ? (cf. erreur, mensonge, tromperie, et surtout, manipulation,
vu le nombre de sectes qui investissent le web, en en le disant
pas toujours ouvertement…)
Et enfin 3) la culture ne se réduit pas à emmagasiner
des informations et suppose une permanence
b) L’hypothèse de la fin des inégalités
sociales, et de l’insertion dans la société
de ceux qui n’en font plus partie (chômeurs, rmistes,
clochards, etc.), sous prétexte que tout le monde peut avoir
accès à n’importe quelle information
Au contraire, Internet pourrait creuser ces inégalités
sociales, car il ne faut pas oublier qu’Internet, ça
coûte (de plus en plus d’info vont être payantes,
surtout les « cours en ligne », et de toute façon,
malgré les accès gratuits, surfer sur le net n’est
pas gratuit –sans oublier bien sûr l’achat de
l’ordinateur, du modem, etc.)
- que la liberté soit ici de mise : un « réseau
» ne peut permettre cette soi-disant liberté de choix
:
- « pas besoin de se déplacer » : ne pas oublier
que certaines catégories sociales, en se déplaçant
pour accomplir certaines tâches (administratives, justement),
sont insérées dans la société, ont des
contacts qu’elles n’auraient pas autrement
CONCLUSION : TELEVISION OU INTERNET
?
D. Wolton oppose télévision et Internet : la télévision
sert à « rassembler des individus et des publics que
tout sépare par ailleurs et à leur offrir la possibilité
de participer individuellement à une activité collective.
» La télévision est comparable au vote, sauf
qu’elle est une activité continue.
Internet, quant à lui, ne concerne que les relations interindividuelles,
négligeant la question du lien social et de la communauté
(qui n’est pas un ensemble d’individus).
Mais attention ! S’il préfère la télévision
en tant qu’elle est l’« outil » de la démocratie
de masse, en tant qu’elle réunit l’individuel
et le collectif, il ne nie pas qu’Internet, après tout,
puisse faire la même chose. Les deux médias ne sont
pas à penser en termes hiérarchiques, c’est
tout.
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