Plan
Introduction
I- la croyance comme insuffisamment fondée et opposée au savoir
II- La croyance comme assentiment
A- Les diverses formes de croyance analysées ci-dessus ne peuvent être dites toutes irrationnelles (en tout cas pas au même degré !)
B- La croyance comme assentiment –en quel sens la croyance peut être dite irrationnelle
III- Comment sauver les croyances les plus irrationnelles de l’absurdité ?
A- Est-ce que la croyance inductive est contraire aux normes logiques les plus élémentaires ?
B- Quelles croyances peuvent alors être dites irrationnelles ?
Conclusion
Annexe I : l’explication de la religion chez Marx et Nietzsche
Annexe II : l’argument du pari de pascal
Bibliographie
Cours
La croyance, communément, est assimilée à une attitude " irrationnelle ", i.e., contraire à la raison.
Exemples : " je crois aux soucoupes volantes " ; " je crois quil existe des filtres magiques pour séduire les femmes " ; cf. aussi les croyances religieuses, les superstitions, les miracles, la crédulité, etc.
Quand elle nest pas à proprement parler irrationnelle, elle est de toute façon critiquée, en tant quelle soppose au savoir, de deux manières possibles :
On nomme la première forme de croyance (celle qui est proprement irrationnelle) superstition, ou crédulité. On nomme la seconde, plus précisément, opinion. Ce qui est commun à ces deux espèces de croyances, cest quon ne semble pas avoir de raisons, ou bien pas de raisons suffisantes, en tout cas, de croire.
La question initiale, celle de savoir si toutes les croyances sont irrationnelles, peut donc se prendre en un double sens : les croyances peuvent être dites irrationnelles parce quelles sont absurdes, et parce quelles sopposent à la raison, ou bien parce quelles sont insuffisamment fondées, parce quon na pas de raisons suffisantes pour y adhérer.
Nous allons donc nous demander si toute croyance est automatiquement, de par sa nature même de croyance, absurde et/ ou insuffisamment fondée. Toute croyance est-elle dénuée de raison ?
I- la croyance comme insuffisamment fondée et opposée au savoir
Pourquoi dit-on généralement que la croyance est irrationnelle, comme si une croyance, du fait même dêtre une croyance, était irrationnelle ? Pour le savoir, il nous suffit de définir la croyance. Nous allons voir quelle est quelque chose de négatif.
Il y a plusieurs sens du mot " croyance " :
Au sens large, on peut définir la croyance comme suit : cest un état mental qui porte à donner son assentiment à une certaine représentation, ou à porter un jugement dont la vérité objective nest pas garantie et qui nest pas accompagné dun sentiment subjectif de certitude. En ce sens, elle est synonyme dopinion.
Croire quelque chose, cest donc, semble-t-il, assentir à quelque chose, sans pourtant en être certain. La croyance, dans son acception générale, soppose donc au savoir en tant quelle est seulement plus ou moins vraie (= probable).
Ainsi peut-on faire varier les degrés de croyance selon le rapport entre la garantie objective et la conviction subjective (et ces degrés iront du moins certain au plus certain) :
Opinion fausse ou douteuse : préjugé, illusion, superstition
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Soupçons, présomptions, suppositions, prévisions, estimations, hypothèses, conjectures |
Convictions, doctrines, dogmes |
Croire en quelquun ou en quelque chose : foi |
La garantie objective de lopinion est faible ou nulle mais celui qui léprouve a une conviction très forte du contraire.
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Les croyances sont susceptibles dêtre vraies ou davoir un certain fondement objectif ; sont en attente de vérification ou de justification
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Croyances reposant sur un fort sentiment subjectif, mais dont le fondement objectif nest pas garanti. |
Attitude qui va au-delà de ce que les donnés ou garanties permettent daffirmer. Le degré de certitude est très fort, bien que le degré de garantie objective puisse être très faible. |
On voit donc, à travers ce tableau, que les représentations auxquelles on accorde sa créance sont plus ou moins garanties, et quon croit plus ou moins fermement ce que lon croit, avec un sentiment subjectif qui peut aller de lincertitude complète à la certitude totale. A chaque fois, il y a un certain écart entre les données et garanties objectives, et le sentiment subjectif par lequel on adhère (croit) à ces données. Les croyances sont alors plus ou moins fondées, mais, à ce quil semble, elles ne sont jamais entièrement fondées.
La croyance est donc négative et irrationnelle du fait quelle est un faux savoir, et un savoir insuffisamment fondé. La croyance est synonyme, dans le pire des cas, de superstition, et dans le meilleur des cas, dopinion. Elle est ainsi irrationnelle au sens où elle est une adhésion à une idée fausse (sorte dillusion), ou bien à une idée peu probable ou très incertaine. La plupart du temps, en effet, il semble que nous navons aucune raison ou en tout cas aucune raison valide, dadhérer à ce à quoi nous croyons.
On peut appeler cette conception de la nature de la croyance une épistémologie dogmatique. Ses deux plus grands représentants sont : Platon (partie II) (République, Livre VII) et Descartes (Règles pour la direction de lesprit, et Méditations métaphysiques, Méditation première). Si chez Platon, en effet, savoir et croyance sopposent strictement (notre croyance ne peut être savoir et notre savoir ne peut être une croyance), chez Descartes, il en va de même : ainsi décide-t-il, pour rechercher la vérité, de faire comme si ce qui est seulement probable (même très probable) était faux.
II- La croyance comme assentiment
A- Les diverses formes de croyance analysées ci-dessus ne peuvent être dites toutes irrationnelles (en tout cas pas au même degré !)
Nous venons de dire que toutes les croyances sont plus ou moins irrationnelles, car elles ne sont jamais entièrement fondées. Mais insistons maintenant sur le " plus ou moins ", qui est ici important. On montrera alors quil y a quand même y avoir une différence entre :
et :
Plus encore, entre croire (1) ou même (2), et
(3) croire que les soucoupes volantes existent alors que je sais que la science contredit toute possibilité dexistence ailleurs que sur la terre
Si notre dernier exemple paraît effectivement contraire à la raison, en tant quil est dénué de toute raison et repose même sur une contradiction, le premier exemple paraît quand à lui rationnel. On ne peut comprendre comment on peut croire, adhérer à une représentation, tout en sachant pertinemment quelle est fausse, quelle est improbable, alors quon peut tout à fait comprendre quon puisse adhérer à une représentation probable, qui repose sur des données objectives. On ne se contredit que dans le premier cas, qui seul est absurde.
Cest quil ne faut pas se tromper dadversaire : de quelle(s) croyance(s) parlons-nous effectivement, quand nous décrétons les croyances ou le phénomène de croyance irrationnel (le)s ? Il ne sagit en fait pas, nous allons le montrer, de toute croyance. Le phénomène de la croyance nest en lui-même nullement opposé à la raison ou au savoir.
B- La croyance comme assentiment en quel sens la croyance peut être dite irrationnelle
La croyance soppose-t-elle nécessairement au savoir ? Est-elle nécessairement irrationnelle ? Pour répondre à cette question, analysons le texte suivant de Hume :
Hume, Traité de la nature humaine (la croyance est un état de lesprit, qui nest " rien dautre quune idée forte et vive dérivée dune impression présente et en connexion avec elle ") La croyance ( ) consiste non dans la nature ni dans lordre des idées, mais dans la manière dont nous les concevons et dont nous les sentons dans lesprit. Je ne peux, je lavoue, expliquer parfaitement ce sentiment, cette manière de concevoir. Nous pouvons employer des mots qui expriment quelque chose dapprochant. Mais son véritable nom, son nom propre, cest croyance. Ce terme, chacun le comprend dans la vie courante. En philosophie nous ne pouvons rien faire de plus que daffirmer que lesprit sent quelque chose qui distingue les idées du jugement des fictions de limagination. Cela leur donne plus de force et dinfluence, les fait apparaître de plus grande importance, et les constitue comme principes directeurs de toutes nos actions. |
Dans ce texte, Hume définit la croyance. Elle nest autre que la propension de lesprit à affirmer ce quil conçoit. Il ajoute que ce caractère essentiel des croyances fait quelles ont un lien essentiel avec nos actions : le rôle des croyances est de produire des actions, des comportements.
Toute croyance a donc deux caractéristiques essentielles : elle est à la fois
2) une propension à laction (cest-à-dire : une croyance est une attitude, qui se " voit " dans votre comportement quotidien cela signifie que la croyance est un des " moteurs " de notre action et donc de la vie).
1) La croyance comme assentiment
Analysons le premier point, et ses conséquences sur la distinction faite dans la première partie entre " croire " et " savoir ". La croyance nest autre que la façon dont agissent sur nous certaines idées. Certaines idées font sur nous leffet dêtre vraies, et dautres, leffet dêtre fausses ou fictives.
Nous affirmons les premières sortes didées, et nous rejetons les secondes. Hume ne dit pas que les premières sont des connaissances et les secondes des croyances, comme on pourrait, suite à la première partie, sy attendre. Il définit au contraire les premières sortes didées comme des croyances, et les secondes, comme des fictions de limagination, des rêves, etc. Croire, cest le mécanisme de notre esprit par lequel nous tenons quelque chose pour vrai.
Ainsi, par exemple, quand je lis un livre dhistoire, je crois que ce que lon me raconte a réellement existé ; mais quand je lis un conte de fées, je ne crois pas ce que lon me raconte, je " sens " que ce nest quune fiction. Ou encore, je " sens " quune théorie scientifique est " vraie ", alors quun mythe nest quune fiction.
Si donc on considère la croyance comme consistant à tenir quelque chose pour vrai, comme la qualité de lesprit qui nous fait assentir à quelque chose, elle peut tout à fait être opposée comme être en accord avec le savoir. Parfois, nous assentons à quelque chose avec une garantie objective, parfois non. Cest tout ! Ce nest pas la croyance en tant que telle qui est opposée au savoir ou qui est irrationnelle, mais seulement certaines croyances.
La croyance ne consiste donc nullement, en soi, à adhérer à quelque chose sans en être certain.
On peut même dire que savoir et croyance ne se dissocient pas :
2) La croyance comme propension à laction exemple : linduction
Pour étudier le second point, nous allons prendre lexemple privilégié par Hume dans ses écrits : il sagit de linduction. Cest la croyance qui est à la base de toutes nos actions quotidiennes, et qui est donc empirique (elle concerne lexpérience).
La plupart de nos comportements reposent sur la croyance en luniformité et en la régularité du cours de la nature, et sur la confiance en cette régularité : telles causes ayant causé tel effet dans le passé, et ayant jusquà maintenant produit tel effet, elles produiront toujours, à lavenir, tels effets.
Ainsi, étant donné que jai toujours constaté que le feu brûle, je ne vais jamais approcher ma main sur le feu, car je " sais " (je crois, plutôt !) que le feu brûle.
Cette tendance de lesprit, fondée sur lhabitude, est la croyance. La croyance causale est ce qui fait que vous pouvez avec tant dassurance sortir de chez vous pour aller attendre votre bus à un arrêt de bus (car qui vous dit quen vous plaçant à tel endroit vous allez pouvoir prendre un bus, sinon la croyance en luniformité du monde) ? Ou bien, pour reprendre lexemple ci-dessus, cest ce qui vous fait emporter votre parapluie quand le bulletin météo annonce de la pluie (même si ce nest que probable : la météo se trompe, finalement, assez souvent, mais ce quelle nous dit du temps ne repose pas sur des données subjectives, comme la magie, mais sur des données objectives, comme la science).
Problème : cette croyance, nous montre Hume, est irrationnelle. En quel sens ? Au sens où elle nest pas fondée sur des raisons ou ne repose pas sur un raisonnement valide. En effet (cf. cours théorie et expérience, première partie, pour plus de détails), dans ce raisonnement, nous allons du particulier au général. Logiquement, il nest donc pas valide. Ce nest pas parce quon a toujours vu quelque chose, parce quon a lhabitude de quelque chose, que cette chose va se reproduire infailliblement. Nous navons donc, apparemment, pas de bonnes raisons davoir cette croyance. Elle est donc irrationnelle.
NB : attention ! vous voyez ici que si la croyance est tenue pour être irrationnelle, ce nest pas au sens où elle est absurde, et du côté du délire, de la crédulité, de la superstition. Cest parce quelle ne repose pas sur un raisonnement valide, parce quelle nest pas suffisamment garantie rationnellement, et donc, parce quelle soppose au savoir.
Mais il y a une autre raison pour laquelle la croyance peut être tenue, si on sen tient à la définition humienne, pour irrationnelle. Comment en venons-nous à croire que les mêmes causes produisent les mêmes effets, et à avoir confiance en lexpérience ? Ce nest vraisemblablement pas par décision ; je ne me dis pas : " tiens, jai constaté que les mêmes causes produisent les mêmes effets, donc, je vais croire en luniformité de la nature ". Cette réflexion, vous pouvez bien sûr la faire, mais je pense quelle est seconde par rapport à votre croyance. Ie : vous pouvez lavoir, quand vous réfléchissez sur les fondements de votre croyance. Mais dans la vie, vous nallez pas réfléchir sur vos croyances. La croyance, vous lavez, cest tout. Ie : vous ne décidez pas de lavoir, vous ne pouvez rien y faire du tout. Certaines données, certaines représentations, à force de se reproduire, vont tout simplement agir sur vous dune manière tellement forte (cest la force de lhabitude "), que vous allez y croire. Vous nen êtes même pas spécialement conscients.
Bref : la croyance ne se forme pas par décision volontaire, mais par leffet de mécanismes naturels dont la base est constituée par les impressions reçues par lesprit. Elle échappe donc au contrôle du sujet. Cest en ce sens quelle paraît effectivement être irrationnelle : elle na pas son origine dans la raison, mais elle est causée.
Il convient ici de nous arrêter sur cette distinction entre la cause et la raison des croyances.
Quand on peut donner des raisons ou des motifs à une action ou à une représentation, on les dit alors " justifiées " ; par contre, quand on ne peut en donner que des causes, on les dit seulement " expliquées ". Faites donc bien attention : le terme dexpliquer sapplique aux actions et représentations dont on cherche les causes.
Exemple :
Le géocentrisme, in cours révolution copernicienne : ici, non seulement nous sommes habitués à cette croyance selon laquelle la terre ne tourne pas, mais cette croyance est encore liée à dautres croyances, qui peuvent être des causes de cette croyance
III- Comment sauver les croyances les plus irrationnelles de labsurdité ?
A- Est-ce que la croyance inductive est contraire aux normes logiques les plus élémentaires ?
Les croyances semblent donc être irrationnelles. Mais ne nous y trompons pas.
Reprenons la croyance inductive tant critiquée par Hume. Est-elle irrationnelle, au sens, cette fois, où elle serait contraire aux règles élémentaires de la logique, cest-à-dire encore, absurde ? Est-il irrationnel dadhérer à quelque chose de probable, et de fortement probable ? Ne serait-il pas plutôt irrationnel de refuser ce principe ?
Même Hume, finalement, ne peut pas sopposer à laffirmation selon laquelle nos inductions passées nous fournissent des raisons de croire en quelque chose de probable. Nous avons quand même des raisons, et des bonnes raisons, de croire en quelque chose de probable ! Plus quelque chose arrive régulièrement, et sest passé de multiples fois, dans des circonstances diverses, etc., plus nous avons de " raisons " ( ) de croire en elles. Plus elles sont donc rationnelles. Pourquoi la rationalité serait-elle tout entière dans le mode déductivement valide de raisonnement ?
De plus, en ce qui concerne les croyances que nous sommes " causés " à avoir, et que nous nacquérons donc pas rationnellement, en connaissance de cause, ne faut-il pas dire que, si elle ont des causes (sociales, en général), cest quelles sont explicables, et ont un sens ? Certes, on ne les choisit pas, et sont en ce sens là irrationnelles. Mais elles ne sont pas irrationnelles au sens dabsurdes. Elles le seraient si les croyances en vigueur dans la société où apparaissent ces croyances sont en contradiction avec la nouvelle, ou si le sujet entretient dautres croyances absolument contradictoires. Ainsi peut-on sauver les croyances comme le géocentrisme (cf. ci-dessus, et cours révolution copernicienne) de labsurdité, et donc, en ce sens, de lirrationalité.
B- Quelles croyances peuvent alors être dites irrationnelles ?
Ce qui fait problème, ce nest donc pas de savoir comment des gens peuvent croire des choses qui bénéficient de preuves, ou même qui sont probables : cela nest pas opposé au savoir, et est rationnel, puisque nous avons alors des raisons dassentir/ de croire.
Mais comment les gens peuvent croire des choses incroyables, et des choses quils savent être incroyables ? Comment lesprit peut-il adhérer ce quil tient comme faux et improbable ? Ici, il y a contradiction logique. Cest de ce phénomène que lon parle donc quand on critique les croyances, quand on en parle en un sens négatif.
Nous allons maintenant analyser les croyances qui paraîtraient être irrationnelles au sens de proprement contraires aux normes logiques élémentaires. Chaque fois, nous essaierons de voir si, comme précédemment avec linduction et le géocentrisme, nous pouvons trouver un moyen de les sauver de labsurdité.
Partons dun exemple : vous décidez que, étant donné que vous devez maigrir, à la fois pour être en bonne santé et pour être beau, il est préférable de ne pas manger de gâteaux au chocolat, et quil vaut mieux vaut manger de la salade ; les plats arrivent, et, bien que sachant distinguer ce qui est bien et ce qui est mal, vous choisissez le gâteau.
a) Caractère irrationnel de lintempérance
Cest ce quon nomme la " faiblesse de la volonté ", ou l" intempérance " : cas dans lesquels on décide quune action est la meilleure et quon naccomplit pas cette action, mais quon accomplit la pire. On croit a, mais on décide pourtant dagir conformément à a.
b) Comment sauver ce comportement de lirrationalité?
Pour rendre compte de cette " contradiction ", de cette irrationalité, on explique en général cette attitude en recourant à la passion : la volonté de lagent intempérant est faible parce quelle est soumise à un désir plus fort, et lagent qui se trompe lui-même le fait parce que, ayant une certaine croyance, il désire avoir la croyance opposée. Cette attitude est irrationnelle parce que la raison est ici absente ou soumise au désir, aux passions.
Dans cet exemple, lirrationalité de lacte est plus ou moins sauvée, par ce recours à la passion et aux désirs. Elle est sauvée au sens où dès lors, lacte a une explication. Il se fonde sur des causes. Il nest pas irrationnel au sens où il est contradictoire, insensé. Mais seulement au sens où il est passif. Ce qui, somme toute, nest quune irrationalité faible.
Prenons un exemple où lirrationalité semble cette fois plus forte.
2) Exemple 2 : lillusion amoureuse
a) Caractère irrationnel de lillusion amoureuse
Prenons maintenant un autre exemple, tout aussi courant que le premier. Un amoureux transi croit que la femme quil aime ne laime pas, et il a de bonnes raisons de le croire (elle lui renvoie ses lettres, refuse de le voir, etc.). Mais il croit en même temps quelle laime, et sobstine à lui écrire, à lui envoyer des fleurs, etc.
Ici, lagent a une croyance irrationnelle car il croit en même temps que p et non p. Il y a véritable irrationalité, au sens de remise en question des règles élémentaires de la logique.
b) Comment sauver ce comportement de lirrationalité ?
Pourtant, on peut tenter une fois encore dexpliquer cette croyance par le recours à la passion : le jeune homme amoureux a simplement " mis entre parenthèses ", ou repoussé, la croyance que lobjet aimé ne laime pas, et " mis en avant " la croyance quelle laime.
Soit. Mais ces croyances sont quand même irrationnelles : quand même, comment lagent peut-il croire une proposition et continuer de croire la proposition contradictoire ? Comment un seul et même esprit peut continuer dentretenir ces deux croyances ?
Solution : le recours à la théorie freudienne de linconscient : il faut scinder lesprit en deux et supposer que lune des deux parties " trompe " lautre. Ainsi, il y aurait en notre esprit des croyances conscientes et des croyances inconscientes. Les croyances inconscientes seraient refoulées et par conséquent soustraites à la conscience. Dès lors, on peut comprendre que quelquun puisse croire à la fois que p et que non p. Il nest pas conscient de cette contradiction. Nulle absurdité, ici : cette attitude a bien un sens.
Problème, toutefois, de cette solution : ne faut-il pas supposer alors que linconscient est conscient, puisquil ment ? Cf. la critique sartrienne de linconscient freudien : la mauvaise foi, in cours sur l'Inconscient . Mais Sartre estime encore parvenir à expliquer ces attitudes troublantes dans lesquelles la croyance semble contradictoire.
Quant à lui, P. Engel, dans son article sur Les croyances, décrit la croyance contradictoire de notre deuxième exemple comme incluant non seulement deux croyances mais également deux attitudes distinctes du sujet vis-à-vis de ses croyances : lune des croyances est non volontaire et causée par lévidence empirique (la jeune fille naime pas le jeune homme), alors que lautre est volontaire et fait lobjet dune acceptation (la jeune fille laime). Cest le fait de vouloir croire la deuxième croyance, contradictoire par rapport à la première, qui est ici irrationnel. Toutefois : cette attitude nest pas nécessairement irrationnelle au sens où elle peut avoir des raisons subjectives. Ces raisons subjectives sont : lamour du jeune homme, lespoir que la jeune fille puisse un jour laimer en retour : sorte dauto-défense psychologique (= ne pas déprimer, ne pas se suicider)
Si donc on est ici en présence dune croyance irrationnelle, son irrationalité est, dirons-nous encore, " faible ". Elle nest en effet nullement absurde, car elle sexplique et se fonde même sur lindividualité/ subjectivité de celui qui lentretient.
3) Exemple 3 : que faire des croyances religieuses ?
Enfin, il nous faut aborder ici les croyances religieuses. On les déclare en effet souvent irrationnelles. Pourra-t-on les sauver, comme on vient plus ou moins de sauver de lirrationalité, en tout cas, au sens dabsurdité, les deux modes de croyances précédents ?
Pour y répondre,
a) Demandons-nous dabord pourquoi les croyances religieuses sont dites irrationnelles.
Cest que celui qui croit en Dieu ne semble avoir, pour un observateur extérieur, aucune bonne raison de croire en son existence :
Pour ces deux points, reportez-vous à lexposition et à la critique que jen ai faite dans le cours sur la religion.
Sil ny a aucune preuve évidente de lexistence de Dieu, alors, la foi religieuse est au mieux seulement probable, et en général, dune probabilité infiniment faible. Dès lors, il semble que la croyance religieuse fasse partie de nos croyances les plus irrationnelles. Elle serait en effet une sorte dauto-aveuglement (ou aveuglement volontaire). On croirait en Dieu parce quon veut/ désire y croire, malgré le manque de données évidentes en faveur de cette croyance. On adhérerait à quelque chose quon " sait " en même temps infiniment peu probable.
Il semble alors que la religion est irrationnelle en soi, car elle nest pas fondée en raison. Elle ne peut être due à des " raisons ". On peut montrer alors quelle nest due quà des " causes ". Elle nest quun savoir erroné, un mode illusoire de représentation de la réalité.
Cf. la trilogie des maîtres du soupçon : Freud, Nietzsche, Marx ; et Spinoza, TTP, Préface, et Ethique, Livre I, Appendice (Spinoza explique la superstition en général, et la religion, par une cause : la crainte qui est fondée dans une cause ultime : la nature humaine).
La religion est une illusion. Mais ce nest pas une illusion sociale comme chez Marx, ni une illusion produite par le ressentiment comme chez Nietzsche, mais la satisfaction sublimée du complexe ddipe.
Lenfant cherche le secours du père. Il a besoin de lui à la fois pour satisfaire ses besoins strictement matériels, mais aussi pour satisfaire des désirs dordre purement sexuel. Ce besoin et ce désir ne sont pas éliminés à lâge adulte. Dieu prend alors la place dun père naturel. Il est à la fois bienveillant, protecteur, et exigeant.
La religion apporte des réponses à toutes les angoisses, à toutes les " inconnues " de lexistence, et a donc une fonction apaisante. Linconscient sy trouve satisfait à lintérieur dun cadre socialement acceptable (cest la sublimation).
Ici, la religion est irrationnelle car elle est causée. Elle est certes explicable, mais pas justifiable. Lirrationalité est encore une irrationalité faible (cf. recours à une nature humaine, ou à linconscient), mais elle est bien présente.
b) Peut-on sauver la croyance religieuse de lirrationalité ? largument du pari de Pascal
On peut dabord reprendre les critiques selon lesquelles la croyance religieuse est une illusion. Cela signifie quelle se fonde sur des raisons subjectives, mais sans être fondée objectivement.
Mais ne peut-on pas dire, dès lors, que cette illusion est fondée dans le sujet qui y croit ? Cf. fait que celui qui croit profondément en Dieu et qui agit de la façon indiquée par la tradition pour gagner le salut, a profondément besoin de cela pour supporter la vie. La vie est douée, à travers sa croyance en un Dieu, dun sens, et son individualité sécroulerait sans cela. Or, si la religion lui donne un équilibre et un équilibre de surcroît vital, elle est en ce sens, me semble-t-il, rationnelle. Elle ne peut être irrationnelle que si elle détruit le sujet qui y adhère, puisque le moyen (croire en Dieu) serait alors justement contradictoire avec la fin (ne pas être anéanti par labsence de sens de lexistence).
Cest le cas, bien entendu, des religions aliénantes, qui visent presque à détruire toute individualité et en tout cas la raison individuelle de chacun ... Mais je ninsiste pas sur celles-ci, car cela serait injuste, je pense, de croire que cest là lessence même de la religion.
De plus, ces raisons subjectives peuvent tout à fait avoir un fondement objectif, rationnel (i.e. = une raison valable, et suffisante), comme le montre avec brio le célèbre argument du pari de Pascal (in Pensées, Br, Fr. 233).
Voici cet argument : puisque la probabilité que Dieu existe est non nulle, et puisque le gain de celui qui croit en lexistence de Dieu sera infiniment grand si cette croyance est vraie, et si la mise est finie, un agent qui voudra maximiser son gain aura tout intérêt à croire en lexistence de Dieu. Dans cet argument du pari, une probabilité basse est contrebalancée par une utilité élevée. Si on estime quil est rationnel pour un agent dagir en fonction de ce quil juge le plus utile et le plus probable, alors, il est plus rationnel pour lui de croire en lexistence de Dieu que de ne pas y croire
A partir du moment, donc, où nest pas sûr que les croyances religieuses sont fausses, il faut agir de telle sorte quon ne risque pas de perdre la vérité (le salut, plus précisément). Dès lors, il devient rationnel de croire en dépit de labsence dévidences !
Mais quon ne sy trompe pas : notre thèse ne rejoint pas un quelconque relativisme, pour lequel toutes les croyances se valent, et donc, finalement, aucune croyance ne serait irrationnelle. Pour reprendre lexemple de P. Engel, le cas que nous venons de décrire nest nullement comparable à celui-ci : croire en lexistence du monstre du Loch Ness, au cas où celui-ci existerait.
Mais comment, me direz-vous, faire la différence ? Cest que, à la différence du cas précédent, si la religion était fausse, nous perdrions un bien vital. Entendons-nous : si lexistence du monstre du Loch Ness peut menacer votre vie ainsi que celle peut-être du monde entier, elle ne peut vous sauver, ie, vous donner la vie éternelle, contrairement à lexistence en Dieu, qui, au cas où il existerait, pourrait vous priver de cette vie éternelle si vous ny avez pas cru De plus, croyance en Dieu vous fournissant un point dappui, vous permettant de supporter lexistence, elle ne peut mener quà la sauvegarde de lespèce et aux progrès de lhumanité. Quimporte donc que la religion soit fausse : ce qui est important cest quelle soit utile et en ce sens, dailleurs, elle devient, non pas vraie, comme le dirait, en bon utilitariste, James ; mais rationnelle. Cette fois, elle nest plus seulement rationnelle subjectivement seulement mais subjectivement et objectivement.
Mais je le rappelle : je ne défends pas la religion en soi. Je défends la " bonne " religion, celle qui nest (ne serait, car existe-t-elle ?) pas oppressive, aliénante. Car on ne voit pas en quoi celle-là pourrait bien être utile à lhumanité et source de progrès (cest bien ce que nous montre lhistoire !).
Contre lopinion commune et immédiate selon laquelle les croyances sont irrationnelles et négatives, nous en sommes arrivés à dire que peu de croyances sont vraiment irrationnelles. Les croyances irrationnelles à proprement parler sont celles qui relèvent dune contradiction notoire, qui vont contre lévidence, contre ce dont par ailleurs nous sommes pourtant conscients. Encore peut-on la plupart du temps les relier à dautres croyances, qui, elles, sont mieux fondées, ou les relier à des causes. Ce qui revient à dire que, si certes elles ne relèvent pas dun raisonnement, et donc, de la raison, elles ne sont pas irrationnelles au sens dabsurde, puisquelles sexpliquent, elles ont un sens. Cest ce qui rend possible à lhistorien de faire une histoire des croyances.
Annexe I : lexplication de la religion chez Marx et Nietzsche
1) Marx : la religion comme illusion sociale
La misère religieuse est à la fois lexpression de la misère réelle, et, dautre part, la protestation contre cette misère. La religion est le soupir de la créature accablée, le cur dun homme sans cur, comme elle est lesprit des temps privés desprit. Elle est lopium du peuple. La suppression de la religion comme bonheur illusoire du peuple est une exigence de son bonheur réel. Lexigence de renoncer à une condition qui a besoin dillusions. La critique de la religion est ainsi virtuellement la critique de la vallée de larmes, dont la religion est lauréole. La critique a arraché les fleurs imaginaires qui ornent nos chaînes, non pour que lhomme porte la chaîne prosaïquement, sans consolation, mais afin quil rejette la chaîne et cueille la fleur vivante. La critique de la religion désillusionne lhomme, afin quil pense, agisse, façonne sa propre réalité comme un homme désillusionné, ayant accédé à la raison, afin quil gravite autour de soi-même, son véritable soleil. La religion nest que le soleil illusoire qui se meut autour de lhomme, tant que celui-ci ne gravite pas autour de lui-même. |
La thèse essentielle de Marx est la suivante : la religion, et donc Dieu, sont des productions de lhomme. Ce qui est réel, dans la vie humaine, ce sont les rapports politiques et économiques que les hommes entretiennent entre eux. La religion résulte donc de ces rapports. Elle va être le moyen quont ceux qui profitent de ces rapports pour pérenniser leurs privilèges. La religion, en effet, va inverser la conscience que les hommes ont deux-mêmes. Elle va " déréaliser " ce qui est réellement vécu (les rapports sociaux et économiques) et donner une réalité à un monde fantastique, imaginaire, qui compensera les difficultés de la vie ici-bas.
La religion est une conséquence des rapports doppression qui règnent dans la société bourgeoise et capitaliste, mais elle est aussi une mise en cause de cette oppression sous une forme fantasmée : au lieu de chercher à transformer le monde, lopprimé espère, pour plus tard, la réalisation de son désir de bonheur. Toutes les souffrances dici-bas seront compensées dans un autre monde. Lexpression " la religion est lopium du peuple " signifie donc que la religion joue le rôle dun anesthésiant des souffrances de la créature opprimée.
Marx considère donc que la critique de la religion est la première étape dune mise en cause des rapports de production économique qui sont responsables de lexploitation sociale, et donc, de loppression. Faire disparaître la religion, cest sassurer que tous les problèmes humains devraient être résolus par une nouvelle organisation sociale. Pour quune nouvelle organisation sociale apparaisse, il est absolument indispensable que les hommes considèrent leur vie terrestre seulement comme un passage.
Marx reprend la thèse de Feuerbach selon laquelle Dieu, cest lhomme idéalisé par lhomme. Les attributs divins (omniscience, toute-puissance, bonté, miséricorde) sont en fait des qualités humaines idéalisées, i.e., pensées sans toutes les limitations que lhomme connaît. Lessence de Dieu, pour Feuerbach, est donc la nature humaine fantasmée et projetée dans un au-delà. Prendre conscience de cela, cest passer de lillusion à la raison. Lhomme saperçoit alors quil est seul, sans Dieu, et quil doit organiser le monde de façon à ce quil puisse satisfaire ses désirs. La critique de la religion conduit donc au matérialisme athée.
2) Nietzsche : la religion comme illusion produite par le ressentiment
La religion est pour lui limposition dun monde imaginaire. Ce monde est analysable en termes de causes, de faits, de psychologie, de réalité, comme le monde réel, sauf que tout y est imaginaire.
Exemples : dans ce monde imaginaire, Dieu sera cause de tout, ou bien le pardon des péchés sera leffet de la miséricorde divine.
La religion est donc un lexique grâce auquel on peut désigner des entités fictives.
Pourquoi lhomme produit-il une religion ? Ce nest plus, comme chez Marx, pour occulter les rapports de production économique et loppression sociale. En revanche, il sagit toujours dune compensation. La religion est essentiellement un mensonge à soi-même. Celui qui souffre, celui qui est incapable de faire preuve de force vitale, celui qui est faible, incapable de jouir, limpuissant, va chercher à dévaloriser la vie, la force, la puissance. Son ressentiment sexprime donc dans la religion. Il va donner de la valeur à tout ce qui est faible, triste, etc.
La religion est donc la morale des esclaves, i.e., la justification théorique de la faiblesse et de limpuissance
Annexe II : largument du pari de pascal
En cette vie, nous pouvons connaître lexistence de Dieu par la raison. Le libertin, qui veut sadonner à une vie dans laquelle il sadonnerait à tous les plaisirs, sans se soucier de son " salut ", sappuie sur cela pour fonder objectivement son choix moral. Pascal lui répond ici au contraire : si la raison ny peut rien déterminer, alors, parions. Il va attirer lattention de lathée quil veut convertir sur ce quil est sage de faire quand on joue.
Un joueur se trouve entre deux partis à prendre. Sil y a des deux côtés une chance égale de gagner et de perdre, il ne peut que, ou bien sabstenir, ou bien se fier au seul hasard. Mais sil ny a dun côté quune seule chance de gagner, tandis quil y en a deux de lautre, il aura raison de parier dans le sens où sont les chances de gain les plus précieuses. Et si les chances de gain sont très grandes dun des deux côtés et de celui-là seul, il serait fou de ne pas miser de ce côté-là.
La condition humaine est comparable à un jeu.
Suivant que nous devons croire à lexistence de Dieu, à limmortalité de lâme et aux règles austères de la morale chrétienne ou que nous devons ny pas croire, notre vie doit être réglée dune façon toute différente. Or, nous ne pouvons prouver ni lun ni lautre. La sagesse serait donc que nous nous abstenions sur ces sujets, de toute conviction, de tout jugement, de toute action. Seulement, une telle abstention est impossible, car " nous sommes embarqués ". Il faut donc fatalement que nous agissions comme si la religion était véritable ou que nous nous conduisions en dehors delle et contre elle. Que nous le désirions ou non, il nous faut prendre parti.
Mais alors quel parti prendre ? Agissons comme le joueur. Examinons celui qui risque de nous faire perdre le moins et de nous faire gagner le plus.
Or, si je parie contre la religion, quest-ce que je gagne ? Quelques années pour me distraire, et quelles distractions ! " Les maladies viennent ". Je risque pour cela de perdre un bonheur éternel et infini.
Si je parie pour la religion, quest-ce que je perds ? Rien. Car je mène une existence pleine des joies de lhonnêteté, de la droiture, de la charité, de la piété. Et je risque de gagner un bonheur éternel et infini. Ajoutons, ce que Pascal a sous-entendu, que si je me suis trompé en pariant pour la religion, je serai anéanti et je ne mapercevrai pas de mon erreur, ce qui mévitera de le regretter ; mais si je me suis trompé en pariant contre elle, je serai condamné à des regrets, et des remords éternels.
Comment donc hésiter ? Un calcul mathématique impose la solution : cest pour la religion quil faut parier. Et il faut donc agir comme si on croyait. Il serait irrationnel, contraire à la raison, de ne pas le faire.
Aristote, Ethique à Nicomaque, Livre VII
Davidson, Paradoxes de lirrationalité, Ed. de lEclat, 1991
Descartes, Règles pour la direction de lesprit ; Méditations métaphysiques, première méditation
P. Engel, Les croyances, article paru dans Les notions de philosophie, T. II, 1995, sous la direction de D. Kambouchner, Folio
Freud : cf. cours sur l'Inconscient
Hume, Traité de la nature humaine ; Enquête sur lentendement humain , Garnier Flammarion ; Histoire naturelle de la religion, Vrin ; Essais sur la religion naturelle,
Pascal, Pensées, Ed. du Seuil, Trad. Br., Fr. 233
Platon, République, Livre VII
Spinoza, Tractatus Théologico-Politicus, Préface ; Ethique, Livre I, Appendice
Cours religion ; passions ; Révolution copernicienne
Dissertation Le rationnel et lirrationnel
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