- La
critique de la civilisation occidentale, qui est idéaliste
(1)
ce livre correspond à un moment commémoratif d’une
crise (il abandonne son professorat à Bâle et vient
de rompre avec Wagner). Il s’agit de présenter quelque
chose de neuf, et d’abord, de démasquer
tous les supports de la civilisation occidentale, qui est dans
tous ses aspects idéaliste.
(2)
critique de l’idéalisme qui renvoie
au concept pratique d’idéal, pas à l’Idée
(cf. l’idéal ascétique dans la troisième
dissertation de la Généalogie de la morale).
L’idéal est critiqué en tant qu’il conduit
à une mystification de l’action. Quelles que soient
les versions de l’idéalisme, elles ont en commun
de prendre pour haut ce qui est bas, pour divin ce qui est humain,
etc. La subversion, c’est ce qu’a effectué
toute philosophie et toute culture depuis Socrate et Platon. Il
dénonce comme subversif tout ce qui a été
accompli par les hommes dans la civilisation
(3)
la libération : l’esprit libre s’est libéré
en disant « non » à la culture. Il y a une
affirmation au cœur de la négation ; on accède
au oui par une négation préalable, mais pas en un
sens dialectique. Il s’affirme comme être libre et
solitaire. Cf. Dans Zarathoustra, 3, les métamorphoses
de l’esprit. L’esprit libre s’affirme comme
unique, souverain, solitaire. Cette prise de position de soi est
une reprise (pas création mais retour du même). La
reprise consiste à se retrouver dans le mouvement de l’éternel
retour du même. Mais Nietzsche n’est ni individualiste
ni subjectiviste; il est philosophe de la volonté
de puissance, i.e., de la vie (accents cosmiques de ce
concept). La subjectivité est à replacer dans ce
mouvement de l’éternel retour du même.
(4)
livre de combat, d’affirmation (guerre menée contre
toute version de l’idéalisme, et méthode
du gel). Il s’agit de geler l’idéal,
de le paralyser, de le masquer. Ce n’est pas un examen ou
une discrimination, ni une épreuve dialectique à
laquelle l’idéal se trouve soumis. Epreuve de la
sélection naturelle : si on peut le faire geler, c’est
une preuve de sa fausseté. Mais si c’est impossible
? Question non pertinente : si on ne peut faire geler tel type
de conduite, c’est que c’était une conduite
affirmative et active. L’épreuve de l’engourdissement
par le gel sert donc de révélateur
pour déceler l’idéal. Selon ce texte, rien
n’y échappe –ni Voltaire ni Descartes. Cf.
méthode de la torpille dans le Ménon de Platon,
qui elle aussi est métaphorique. Dans le cas de Nietzsche,
c’est au platonisme d’abord que s’appliquerait
l’épreuve du gel.
(5)
livre médian : il signifie un passage ; il n’y a
pas la découverte ; existence solitaire de Nietzsche Rejet
de Wagner et de Schopenhauer.
- Ligne
générale de l’ouvrage : il se présente
comme « un livre pour esprits libres »
C'est-à-dire
que la recherche de la vérité est une route pour
la liberté. Cf.
Voltaire et Descartes, présentés
comme les plus grands libérateurs de l’esprit.
- Cette
référence à des auteurs du passé,
considérés comme des types, est un signe du
19e. Cette
marque, on pourrait la rattacher à Hegel.
En
effet, pour lui, l’histoire se lit comme le développement
ou déroulement d’une série de figures qui
passent les unes dans les autres. Hegel n’est lui-même
que la dernière figure qui réconcilie, qui révèle,
dépasse, les figures précédentes. Cependant,
Nietzsche n’a pas cette intention d’intégration
de tout le passé culturel, dans une vision unitaire, réconciliée,
de l’esprit. Il a au contraire une intention corrosive.
Ainsi, s’il invoque Voltaire et Descartes, c’est à
titre polémique. Mais, face à la perversion de la
culture allemande, la culture française a au moins le mérite
d’exister.
Ce
procès de composition est reconnu aussi comme un acte psychologique.
Voltaire, pour Nietzsche, c’est déjà
Nietzsche lui-même, de même que dans la 4ème
Inactuelle, quand il écrit « Wagner »
c’est « Nietzsche»
qu’il faut lire. C’est un procédé de
substitution/ identification ; dans l’écriture, on
s’identifie à l’autre, et même, on identifie
l’autre à soi pour parvenir à sa propre identité.
Tout le travail de l’écriture se comprend comme un
mouvement vers soi.
Jamais
Hegel n’aurait pu prononcer de telles phrases
: sa subjectivité est à subordonner au concept.
Le problème de Hegel est l’identification à
l’époque : il réconcilie son temps dans la
pensée, et s’y identifie, au sens où il le
fait parvenir à sa réalité effective comme
réconciliation de l’être-là historique
et de la pensée de cet être-là. D’autre
part, il s’identifie lui-même comme penseur de son
temps, celui qui porte son temps à son accomplissement.
L’acte philosophique est lui-même activité
d’accomplissement. Pour Hegel, il y a une valorisation du
temps présent, vers lequel tout tend. Pour Nietzsche, la
notion d’esprit du temps est un nouveau
subterfuge. L’esprit du temps, c’est toujours l’esprit
allemand. Cf. Préface de Humain trop humain (ce
n’est pas un livre pour les allemands). L’esprit du
temps est seulement un esprit grégaire.
- Nietzsche,
un philosophe des Lumières ?
Considérée
à part, la référence à Voltaire
est trompeuse. En effet elle peut faire croire que Nietzsche adhère
à l’Aufklärung, que la liberté serait
libération par l’intellect. Or, nous savons aussi
que Voltaire n’est pas l’interlocuteur de Nietzsche
mais le symbole d’une certaine étape : celle de la
confiance en la vérité qui est d’abord un
doute à propos de tout ce que l’on a cru.
Nietzsche
est un Aufklärer au sens de Kant. Cf. Qu’est-ce
que les lumières ? Pour Nietzsche, cette libération
des ténèbres, toutefois, la raison est incapable
de l’opérer. La raison est froide, c'est-à-dire,
du côté du gel. La raison met les idéaux à
l’épreuve de la glaciation, du froid. La raison est
faible, en tant qu’elle est incapable de créer des
valeurs nouvelles (PBM 260) ; elle ne crée rien. L’Aufklärung
oublie ou masque la puissance qui est celle de Dionysos –qui
réapparaîtra dans les derniers textes mais qui est
ici absente (il n’y est que négativement).
Cf.
Dythirambes à D. (1888). L’Aufklärung
est opposée à la puissance de D.
Cf.
Aphorisme 638 : livre comme moment d’un voyage
qui ne tend pas vers un but dernier (car il n’y en a pas).
La part vagabonde = Dionysos ? Moment d’un voyage ; passage
de l’apologie de Wagner à l’affirmation. Pour
Nietzsche, en suivant la raison, nous avons l’assurance
de parvenir au terme du voyage. Nietzsche, lui, déclare
qu'il n'y a pas de terme au voyage. Ce qui manifeste le caractère
intermédiaire du livre. Ici, schème d’un parcours.
- La
genèse des sentiments moraux
Projet
: devenir un moraliste de son temps, un nouveau Pascal. Cette
entreprise renvoie à l’aphorisme 214 (T. II). A partir
de l’aphorisme 35, N. s’engage dans une interrogation
sur les sentiments moraux. La psychologie n’est pas une
science objective mais elle réfléchit sur les mœurs
dans le cadre d’une anthropologie. Propos : histoire des
sentiments moraux, généalogie. Le terme ne figure
pas toutefois, ou il n’est en tout cas pas fréquent.
Terme, ici, le plus topique. Reprise d’une tâche ancienne
: ce qu’il fait est ce que certains ont fait ou mal fait.
Pour N., manière de connaître le retour du même.
Ce n’est pas une entreprise neuve mais une reprise de celle
des moralistes. La Rochefoucauld est cité.
Cette
tâche de généalogie est un art de l’analyse
et de la combinaison psychologique. Acte de déceler par
un travail herméneutique, un sens second sous le sens apparent
(recherche du lieu le plus profond). Histoire comme herméneutique
: chercher vers l’origine. Psychologie, également,
des caractères (tâche typologique).
Trois
significations de la généalogie
:
1) genèse, histoire (des origines)
2)
typologies, toujours duelles (haut/ bas, noble/ vil, fort/ faible).
Mais pas d’alternative ou d’exclusion : plutôt
des degrés de force et de faiblesse. Cadre d’évaluation,
avec une échelle
3)
critique : ce qui donne un critère (c’est l’origine
elle-même qui constitue l’élément critique
; pas besoin de finalité car la puissance est à
l’origine)
Doit
aider à décharger des fardeaux (cf. 3 métamorphoses
– la culture s’est chargée)
- La
référence à La Rochefoucauld
N.
invoque la figure de La Rochefoucauld face au
vide culturel de l’Allemagne. Il est présenté
comme philosophe artiste. Il présente sa pensée
avec art, parce qu’elle est un art, l’art d’écrire.
La philosophie comme art est quelque chose de pratique. Pour N.,
ce dont il faut se libérer, c’est d’abord de
la modernité. Dans cet aphorisme, appréciation positive
de L.R. , renforcée dans le 36 où N. invoque une
de ses sentences à propos de la vertu. Il est prédécesseur
de N., en tant que généalogiste de la morale.
Il
réfère aussi à P. Ré, psychologue
et ami de N.
Dans
l’aphorisme 36, N. met l’accent sur les dangers de
cette recherche. Dilemme entre vérité scientifique
et sécurité de la vie. L’erreur psychologique
est pourtant un élément de stabilité de la
société; la vérité, en étant
corrosive, comporte des dangers. Il considère que nous
entrons dans une ère de bouleversements dont il ne sait
si elle sera bénéfique pour l’humanité.
L’activité
de généalogiste doit être appliquée
à tous les sentiments moraux, de sorte qu’il n’y
a pas de science morale. Pour N., La Rochefoucauld est comme un
tireur qui a visé juste : il a vu qu’il fallait aller
aux sous-bassements, a vu le noir de la nature humaine.
Dans
Aurore, N. dira que L.R. n’est pas allé
assez loin (cF ; 103). C’est capital pour situer le point
de vue de N. sur la morale.
la
signification des fondements de la métaphysique des mœurs
est pour ce dernier à chercher le sens/ source de l’acte
moral dans la raison. Pour N., il faut chercher l’origine
du sentiment moral dans un jugement, un acte d’approbation.
Ce sont deux points de vue extrêmes au sens où la
différence est de genre. Il y a une autre position, moins
radicale, qui est interne au genre : recherche des genres de la
vie morale. Dans ce genre, auquel appartient L.R., il n’a
pas été radical. C’est bien, par rapport à
Kant, une attitude de corrosion de la moralité.
- Or,
dit N., il y a deux manières de nier la moralité
:
1)
timorée (on la nie sans vraiment la nier) ;
2) sceptique : on nie les motifs éthiques avancés,
on montre que la moralité n’est qu’une affaire
de mots en dévoilant ce qui se cache sous ces motifs prétendus
1)
la moralité est une façade ; travail d’élaboration
qui consiste à creuser, et à rendre acceptables,
vivables, des conduites qui pourraient rendre la vie invivable,
inacceptable. Mais ce n’est qu’un effet de surface.
Egalement, il est utile que ce moraliste classique démonte
le mécanisme. Mais sa faiblesse est de s’en tenir
là. Il porte bien un regard caustique sur l’expression
des sentiments moraux qui sont une duperie … mais, toutefois,
nécessaire. Il n’interroge pas sur l’origine
de ce sens.
2)
L.R. sert de marche sur son échelle d’analyse des
sentiments moraux. La différence est que l’analyse
ne porte plus sur les motifs présentés mais sur
des jugements. Les jugements éthiques ne sont pas les parures
des actions mais leur cause et ils reposent sur des erreurs. Une
erreur qui a comme conséquence certains jugements éthiques
qui eux-mêmes ont des résultats sur l’action.
Jugement erroné = à la racine des mœurs.
Inversion
de la direction de l’invetsigation. Nier la moralité,
c’est nier cette alchimie. Ce qu’il faut analyser,
ce sont les sentiments moraux. Dans toute conduite ressentie comme
morale ou immorale on trouve toujours un rapport à la vie.
La question n’est pas de changer les conduites, qui sont
perverses, mais la perversion = au niveau des sentiments moraux.
Nous devons travailler à changer notre façon de
sentir. L’aphorisme qui suit est capital car il rejoint
la thèse selon laquelle tout est appréciation.
Naturalisation
de la morale : toutes les conduites, tous les types de jugements,
sont en fin de compte à rapporter à la nature, à
la vie. On peut aussi bien dire qu’il y a une moralisation
de la nature, que toute vie est de l’ordre des valeurs.
Cette moralisation devient donc une esthétisation. Ultimement,
la valeur est de l’ordre du jeu (cf. musique et danse).
Cf. réduction de la morale à l’esthétique.
Mais le concept de valeur est pluriel. Il est tout de même
le concept de jeu.
- Aphorisme
39 : généalogie de la liberté morale
Généa-critique,
i.e., décomposition d’une pratique. Exemple tout
à fait paradigmatique de la pratique nietzschéenne.
Analyse d’un enchaînement de dérivation. Comment
la vie morale, identifiée à la conduite responsable,
a-t-elle pu supposer la liberté comme pratique ?
N.
analyse les 5 étapes qui jalonnent cette mutation.
(1)
phénomène de langage : les termes bon et mauvais
qualifient des attitudes originaires mais on les dévie
de leur sens premier (nuisible et utile) = première subversion/
déplacement
(2)
confusion origine et conséquence : on abstrait une qualité
du phénomène où il se réalise et on
l’abstrait de son support. Bon = « le » bon
(désigne non un effet mais la réalité de
l’acte). Ce qui était une qualité devient
un substantif admis comme le support.
(3)
la cause passe dans le motif des actes : les racines sont désignées
comme bonnes/ mauvaises ; la subversion est presque complète
(4)
la cause est généralisée : ce n’est
pas un acte ou un motif qui sont bons, mais l’être
qui les pose. La responsabilité vise les effets, les conséquences,
et rétrospectivement les actions qui les ont provoqués
; puis les motifs ; puis, les individus qui ont porté ces
motifs. Le fait que nous ayions les notions d’un bon/ mauvais
comme tels s’explique par une telle mutation
(5)
l’illusion se dévoile : qu’est-ce que cet être
substantiel soi-disant totalement responsable ? Le résultat
de l’enchevêtrement de tous les phénomènes
du passé. Ici, dénonciation du sujet-substance.
On reconnaît que cette substantialisation du sujet n’est
que le fruit de ces déplacements. C’est la liberté
et la responsabilité qui apparaissent comme illusoires.
Aphorisme
42 : la morale comme estimation de la vie
Deux
points distincts :
1)
thème banal des variations en morale
2) qui fait de la morale une estimation première
Dans
une philosophie de ce type qui est dite herméneutique,
on se donne toujours raison. A la limite, plus de débats
philosophiques, car chaque philosophie se voit renvoyée
à elle-même.
Toute
morale est estimation de la vie. Elle ne fait que prendre acte
des valeurs d’une époque. La morale n’est pas
première pour un peuple. En toute société
il y a une certaine manière d’évaluer, de
se rapporter à la vie. La morale d’une société
est une hiérarchie, celle d’après laquelle
un peuple vit. En deça des doctrines morales, quelquechose
renvoie à la vie même (VP). Elle exprime l’égoïsme
comme morale établie sur les préférences
de chacun. Chacun a sa propre manière d’apprécier.
Or, cet égoïsme se présente comme tout autre
: il se donne comme visant les valeurs les plus hautes. Derrière
cette justice, raisonnable les instincts de chacun s’affirment
…La pluralité des formes d’appréciation
renvoie à un schéma actuel. L’immoral est
arriéré car il continue à estimer comme on
estimait dans une société révolue. C’est
le dépassé, aux yeux de cette société.
Mais qu’en est-il de la valeur de cette appréciation
? Et si le progrès de l’histoire était seulement
une perversion ? Cf. thème du nihilisme : critique, comme
déconstruction, refus, de la modernité. Entre morale
et immoralité, tout n’est affaire que de degré
: tous deux sont des évaluations selon le bien et le mal.
Mais, relation de continuité. La qualification de la pensée
de N. sur l’éthique est d’essence biologique.