Bonheur et Politique Le bonheur est-il affaire de politique ?

Plan

Introduction

I- Aristote : le bonheur relève du et de la politique.

II- Dire que le bonheur est affaire de politique, n'est-ce pas confondre liberté et bonheur?

Conclusion : Le bonheur ne relève donc pas entièrement de la politique

ANNEXE : Aristote : le bonheur comme vie morale Bibliographie


Cours

Introduction

Bonheur : ce que tous recherchent (cf. cours sur l'Etat, Aristote Ethique à Nicomaque, I, 5). Etat de complétude, de satisfaction complète, dans lequel rien ne nous manque.

Politique : a)le politique, ce qui concerne la vie collective ou le gouvernement de la cité. b) la politique, science ou technique de gouvernement

 

Affaire de : relever de, dépendre de

Si je réponds que oui, ça donne les deux thèses suivantes :

a)je ne peux être heureux qu'au sein du politique, ie, de la vie en commun,

b)mon bonheur est quelque chose que la politique, entendue comme science ou technique du gouvernement de l'Etat, doit seule déterminer.

Ce qui a pour implications que:

A') Le bonheur n'est pas quelque chose de personnel (seul, je ne peux trouver le bonheur)

B') Le but de l'Etat, c'est de nous rendre heureux, de même que nous vivons de manière politique afin d'être heureux.

Si ces deux implications sont fausses, alors, il faudra répondre à la question par la négative.

Problème : est-ce une contradiction de penser la fin de l'Etat comme étant le bonheur ?

 

I- Aristote : le bonheur relève du et de la politique.

 

1) Le bonheur ne relève que du vivre-ensemble, du politique :

Pour lui, on ne peut être heureux hors de la cité. En effet,

(1) (Aristote, Ethique à Nicomaque, I, 5) le bonheur consiste dans un état de satisfaction totale, qui est la fin naturelle et ultime de l'homme, ce grâce à quoi il se réalise, s'épanouit (être heureux = réaliser son humanité)

(2) or, comme le montre le texte suivant d'Aristote :

Aristote, Politiques, I, 2

"Il est manifeste, à partir de cela, que la cité fait partie des choses naturelles, et que l'homme est par nature un animal politique, et que celui qui est hors cité (...) est soit un être dégradé soit un être surhumain (...). Car un tel homme est du même coup naturellement passionné de guerre, étant comme un pion isolé au jeu de trictrac.

C'est pourquoi il est évident que l'homme est un animal politique plus que n'importe quel animal grégaire. Car, comme nous le disons, la nature ne fait rien en vain; or seul parmi les animaux l'homme a un langage. Certes la voix est le signe du douloureux et de l'agréable, aussi la rencontre-t-on chez les animaux; leur nature en effet est parvenue jusqu'au point d'éprouver la sensation du douloureux et de l'agréable et de se les signifier mutuellement. Mais le langage existe en vue de manifester l'utile et le nuisible, et par suite aussi le juste et l'injuste. Il n'y a en effet qu'une chose qui soit propre aux hommes par rapport aux animaux : le fait que seuls ils ont la perception du bien et du mal, du juste et de l'injuste (...). Avoir de telles notions en commun, c'est ce qui fait une famille et une cité.

De plus une cité est par nature antérieure à une famille et à chacun de nous. Le tout, en effet, est nécessairement antérieur à la partie, car le corps entier une fois détruit, il n'y a plus ni main ni pied, sinon par homonymie, comme quand on parle d'une main de pierre, car toutes les choses se définissent par leur fonction (...), de sorte que quand elles ne les ont plus, il ne faut pas dire qu'elles sont les mêmes, mais qu'elles n'ont que le même nom. Que donc la cité soit à la fois par nature et antérieure à chacun de ses membres, c'est clair. S'il est vrai, en effet, que chacun pris séparément n'est pas autosuffisant, il sera dans la même situation que les autres parties vis-à-vis du tout, alors que celui qui n'est pas capable d'appartenir à une communauté ou qui n'en a pas besoin parce qu'il se suffit à lui-même n'est en rien une partie d'une cité, si bien que c'est soit une bête soit un dieu. C'est donc par nature qu'il y a chez les hommes une tendance vers une communauté de ce genre".

 

 

l'homme se définit par sa sociabilité. Il est naturellement sociable (un "animal politique"). En effet seul il possède la faculté de parler du bien et du mal, du juste et de l'injuste. Or, ce sont des valeurs appelant la discussion, le débat

(3) alors il a besoin de la cité, du vivre-ensemble, pour s'épanouir, car ce vivre-ensemble est ce grâce à quoi il va pouvoir réaliser son humanité (discuter du bien et du mal, etc.)

Deux conclusions s'imposent donc :

(4) le bonheur n'est pas quelque chose de personnel, de propre à chacun.

L'état de satisfaction complète, dans lequel rien ne nous manque, n'est pas un accomplissement de l'individu mais de notre humanité.

Et cet état n'est pas possible hors de la vie politique. Hors de la cité en effet, pas d'homme, mais soit une bête, soit un dieu, car nous ne pouvons y rencontrer les conditions qui réalisent l'humanité (mettre en commun nos idées de juste et d'injuste, de bien et de mal). Si nous ne vivons pas en cité, avec d'autres hommes, alors, nous manquons finalement de tout.

(5) enfin, le bonheur est la finalité propre du politique : si on vit ensemble ce n'est que pour cela.

 

2) C'est donc à la politique (sens b)) de nous rendre heureux :

Un accomplissement personnel n'est pensable que comme accomplissement collectif : le bien privé s'identifie avec le bien public.

C'est donc la science politique, en tant qu'elle s'occupe à déterminer le contenu de ce bien public, qui vous apprend quelles sont les conditions du bonheur, et vous l'apporte. De même le gouvernement est tout entier occupé à déterminer ce bien public, donc, s'occupe de réaliser le bonheur. Les lois qui sont faites et appliquées, sont faites en vue du bonheur.

Conclusion I : le bonheur est donc avant tout et seulement affaire de politique. Si vous voulez vous en abstraire, vous avez de fortes chances de vous tromper.

II- Dire que le bonheur est affaire de politique, n'est-ce pas confondre liberté et bonheur?

Deux grands questionnements s'imposent :

1) L'Etat doit-il vraiment s'occuper du bien privé ? Ie : le bien privé est-il vraiment la même chose que le bien public ?

2) Le bien public (qui est la fin de tout Etat normalement constitué) est-il vraiment le bonheur ? Par conséquent, le but de l'Etat est-il vraiment le bonheur ?

 

Introduction : l'Etat dans la philosophie politique moderne (Hobbes et Kant versus Aristote)

Pourquoi cette question ? Parce qu'on a vu avec Hobbes une autre conception de l'Etat que celle d'Aristote. Cette conception a le mérite de nous montrer que la thèse aristotélicienne selon laquelle le but de l'Etat est bien le bonheur, repose sur une prémisse elle aussi aristotélicienne : celle selon laquelle l'Etat est une réalité naturelle.

Quelle est, dans la perspective plus moderne qu'est celle de Hobbes, la fonction première de l'Etat ? Si l'Etat n'est pas une réalité naturelle, naturellement accordée à l'être humain, quelle est sa fonction, i.e., pourquoi l'a-t-on institué ?

Sa fonction consiste avant tout  à garantir la liberté de chacun par des lois. Limiter les libertés individuelles dans ce qu'elles peuvent avoir de gênant pour l'exercice de la liberté des autres. Le bien commun qu'il vise est donc avant tout la paix. Pour cela, il dispose d'un appareil de contraintes, des lois, des normes (" tu dois " et si tu ne le fais pas tu seras puni").

Tout cela, Aristote en fait abstraction, du fait de sa prémisse naturaliste. Ainsi peut-on dire qu'il rate une des dimensions essentielles du droit/ du politique.

 

1) Le bonheur peut-il être le fondement du vivre-ensemble, et le but des lois est-il d'assurer le bonheur ?

 

Kant, Du rapport de la théorie et de la pratique dans le droit politique (Contre Hobbes).

S'il devait arriver qu'un peuple soumis à une législation présentement en vigueur vint à estimer que son bonheur va être très probablement compromis, que lui faut-il faire ? ne doit-il pas résister ? La réponse ne peut être que la suivante : il n'a rien d'autre à faire qu'à obéir. Car il n'est pas ici question du bonheur que le sujet peut attendre d'une institution ou d'un gouvernement de la république, mais avant tout du droit qui doit être garanti à chacun par ce moyen : c'est là le principe suprême d'où doivent découler toutes les maximes qui concernent une république, et aucun autre ne peut le limiter. Relativement au bonheur, aucun principe universellement valable ne peut être donné pour loi. Car aussi bien les circonstances que l'illusion pleine de contradictions et en outre sans cesse changeante où l'individu place son bonheur (personne ne peut lui prescrire où il doit le placer) font que tout principe ferme est impossible et en lui-même impropre à fonder une législation. La proposition : Salus publica suprema civitatis lex est, garde intacte sa valeur et son autorité, mais le salut public qu'il faut d'abord prendre en considération est précisément cette constitution légale qui garantit la liberté de chacun par des lois ; en quoi il demeure loisible à chacun de rechercher son bonheur dans la voie qui lui paraît la meilleure, pourvu seulement qu'il ne porte aucune atteinte à la liberté légale générale, par conséquent au droit des autres co-sujets.

Si le pouvoir suprême édicte des lois qui visent directement le bonheur (le bien-être des citoyens, la population, etc.), ce n'est pas à titre de fin de l'établissement d'une constitution civile, mais uniquement comme moyen pour garantir l'état juridique ; principalement contre les ennemis extérieurs du peuple. En ce domaine, il faut que le chef de l'Etat soit autorisé à juger lui-même, et lui seul, si de telles mesures sont nécessaires à la prospérité de la république, qui est indispensable à sa puissance et à sa solidité aussi bien à l'intérieur que contre les ennemis extérieurs ; mais ce n'est pas pour rendre le peuple pour ainsi dire heureux contre son gré, mais uniquement pour faire en sorte qu'il existe comme république. (...) le législateur (ne peut pas se tromper) lorsqu'il demande si la loi s'accorde ou non avec le principe du droit, car il dispose en ce cas, et même a priori, comme d'un étalon infaillible (...) (et il n'a pas besoin, comme dans le cas du principe du bonheur, d'attendre des expériences qu'elles lui apprennent tout d'abord si ses mesures sont efficaces). Car pourvu qu'il n'y ait pas de contradiction à ce que tout un peuple accorde unanimement son suffrage à une telle loi, si pénible soit-elle pour lui à accepter, cette loi est conforme au droit. (...)

Le (principe du bonheur peut donc faire beaucoup de mal), même dans le droit civil, (à proprement parler, on ne peut assigner au bonheur aucun principe déterminé) (...) Le souverain veut rendre le peuple heureux selon l'idée qu'il s'en fait, et il devient despote ; le peuple veut ne pas se laisser frustrer de la prétention au bonheur commune à tous les hommes et il devient rebelle

 

Répondez aux questions suivantes, afin de réfuter la thèse d'Aristote :

1) le bonheur est-il quelque chose de collectif, ou de personnel? (L'idée de bonheur collectif veut-elle dire quelque chose?)

Réponse : le bonheur a à voir avec la vision du monde de chacun, il est personnel. Chacun met le bonheur où il veut ; il est donc différent selon chaque individu.

Ailleurs, Kant exprime cette idée en disant que le bonheur est un "idéal de l'imagination" : il n'est pas universalisable.

Cf. Kant, CRPratique, I, i, 1, scolie II

"ce en quoi chacun doit placer son bonheur dépend du sentiment particulier de plaisir et de peine que chacun éprouve; bien plus, dans un seul et même sujet, ce choix dépend de la diversité des besoins suivant les variations de ce sentiment".

 

Dans ce texte, le bonheur est de l'ordre du sentiment de plaisir et de peine ; il est donc variable suivant les individus et même dans l'individu :

Le bonheur ne réside jamais dans la même chose selon les individus. Ainsi l'un peut trouver que le bonheur consiste à avoir beaucoup d'argent, l'autre, de belles femmes, l'autre la renommée ; il ne peut donc y avoir unanimité quant à ce qu'on doit considérer comme objet du sentiment de plaisir et de peine.

Il peut même arriver qu'au cours de la vie d'un individu particulier, le bonheur consiste dans des choses différentes. Souvent à la suite d'expériences malheureuses, qui nous ont appris que le bonheur ne résidait pas là où nous le pensions (imaginions !). Ici, le bonheur ne fait même pas l'objet d'un accord sur son contenu, au sein de chaque individu.

Le bonheur est ainsi indéterminé, non conceptualisable : c'est cela que signifie l'expression du" idéal de l'imagination ". Malgré le désir qu'a tout homme d'arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et veut. On ne sait donc pas de façon sûre ce qui pourrait favoriser le bonheur d'un être (ça change sans arrêt).

2) la fin de l'Etat (le bien public) est-elle vraiment le bonheur? Pour y répondre, répondez d'abord aux questions suivantes :

a) rappelez quel est le but de l'Etat à partir du moment où on dit qu'il n'est pas naturel et que l'homme n'est pas naturellement sociable.

C'est de limiter les libertés individuelles, mais seulement dans ce qu'elles peuvent avoir de gênant pour les autres libertés individuelles. I.e., pour un but bien précis : la paix (Cf. de nouveau, Hobbes). L'Etat accorde donc ces libertés par un appareil de contraintes, des lois ( " tu dois " et si tu ne le fais pas, alors, tu seras puni).

b) à partir des réponses aux questions 1) et 2a), demandez-vous si le bonheur peut être le fondement du vivre-ensemble, de l'accord des hommes entre eux. (Peut-il faire l'unanimité? Peut-il être l'objet des lois?)

Le bonheur ne peut faire l'unanimité car il change selon les individus et même au cours de la vie des individus eux-mêmes. Comme nous l'avons vu ci-dessus, le contenu du bonheur est non conceptualisable, i.e., nul ne peut dire de façon précise où est le bonheur, sinon Dieu. Donc, une loi visant le bonheur est absurde, car elle devrait satisfaire tout le monde ; or, nul accord des satisfactions et désirs individuels ne peut par définition  exister!

Cf. Rousseau : une loi ne peut par définition porter sur le bien-être de chacun ou sur la somme de ceux-ci.

c) Quel risque majeur encourt l'Etat si les citoyens veulent que les lois les rendent heureux?

Sa destruction, car le bonheur est fluctuant ; Elle pourra être en accord aujourd'hui avec nos désirs, et ne plus l'être demain.Ainsi, dès qu'une loi sera contraire à nos désirs, on s'y opposera.

d) A quelles conditions une loi est-elle recevable?

Si elle ne fait pas d'exceptions, i.e., si elle est universelle, et permet ou suppose l'accord de tout le monde sur la question. L'injustice n'a donc rien à voir avec le malheur. Une loi disant qu'il faut payer des impôts n'est injuste que si elle exonère sans aucune raison valable une classe de la population. Elle ne l'est pas si je trouve que je pourrais m'acheter davantage de biens de consommation si je n'en payais pas, et que je serais alors plus " heureux ".

e) Kant donne dans ce texte la véritable fin de l'Etat et/ou du droit civil, qui seule peut être susceptible d'accord : quelle est-elle?

C'est, comme chez Hobbes, la liberté. Le droit, c'est la garantie, pour chacun, de sa sûreté. C'est le seul principe sûr de la politique, dont le législateur peut s'occuper.

 

Conclusion

Si le bonheur est plutôt ce qui dissocie les hommes, car son contenu est variable selon les individus (il est ce qu'il y a plus de personnel) alors on ne voit pas comment il pourrait y avoir un bonheur commun/collectif, qui puisse s'appliquer à tous. N'est-ce pas la meilleur manière de rendre quelqu'un malheureux que de lui imposer sa propre vision du bonheur ? Peut-on recevoir de quelqu'un d'autre le contenu du bonheur ?

 

2) La thèse de Kant évite le risque du totalitarisme.

N'est-ce pas en effet dans un Etat totalitaire que le bonheur est affaire de politique?

En effet, la définition de l'Etat totalitaire est la suivante : c'est un Etat qui cherche à régenter tous les domaines de la vie. Il veut s'immiscer dans la vie privée des gens, la régenter.

Exemples : il voudra déterminer le nombre d'enfants par foyer, définir les activités " épanouissantes ", le nombre d'heures à y passer, etc.

Or, nous allons montrer que la tâche qui consiste à déterminer le bonheur des gens est hors des possibilités de la politique.

      a) L'Etat totalitaire oublie que le bonheur ne peut être l'objet de prescriptions

En effet, qu'est-ce qu'être l'objet de prescriptions ? C'est être une norme et être assuré par des sanctions.

Cf. L'injonction " sois heureux ! " et "sois heureux de telle manière, ie, de la manière conforme à celle édictée par l'Etat" (et si tu ne l'es pas, alors, tu seras puni) : n'est-elle pas une contradiction dans les termes ?

a1) D'abord parce que quelque chose que l'on cherche tous naturellement, n'a pas à être commandé.

C'est inutile. Qu'on nous l'impose ou pas, on le fera (c'est en quelque sorte une nécessité physique : c'est aussi inéluctable qu'un bâillement). Nécessité naturelle = ne nécessite pas de commandement ni de sanction. (Kant : "on n'ordonne jamais à quelqu'un ce qu'il veut déjà inévitablement de lui-même"). Nous ne sommes pas libres de vouloir le bonheur!

NB : le devoir, qu'il soit moral ou non, doit plutôt sans cesse lutter contre le principe (subjectif) du bonheur (amour de soi). Le bonheur ne peut être un devoir que dans un sens large, en tant que celui qui n'est pas heureux, qui a plein de soucis, peut y trouver une tentation et une raison d'enfreindre le devoir (se tuer, voler).

a2) Ensuite parce qu'on ne peut être heureux malgré soi 

Exemple : imaginez que l'Etat vous prescrive de chercher le bonheur dans la lecture, dans la méditation. "Pour être heureux il faut que tu lises". C'est la condition absolue, nécessaire et suffisante du bonheur.

Si moi je ne supporte pas de lire, si cela ne m'apporte aucune satisfaction, l'Etat aura beau faire, je ne me sentirai pas heureux mais malheureux.

C'est de l'ordre de l'impossibilité physique : personne ne peut vous imposer un état d'âme.

Autre exemple : si on vous impose de croire en Dieu, vous pouvez certes faire semblant d'y croire mais au fond de vous, vous ne pouvez même pas faire semblant.

Tout ce qui est de cet ordre ne relève pas du commandement, et l'Etat aurait tort de vouloir se donner pour fin quelque chose qui relève de l'impossible. Il ne peut aller voir ce que vous pensez...

Bref : le bonheur ne peut être rendu obligatoire et obtenu par la contrainte. N'est donc pas affaire de politique.

Exception bien sûr : la société de consommation; la pub. Facile ici de vous montrer ce qui est susceptible de vous apporter le bonheur, tout en ne vous commandant rien explicitement mais en vous influençant secrètement. Tyrannie douce mais encore pire peut-être que la tyrannie violente et voyante, qui va pouvoir mener à la révolte. Contre l'autre, on ne peut pas faire grand-chose, même en étant éclairé ...

a3) De plus, le gouvernement c'est un ou des hommes qui eux aussi auront leur propre vision de la vie, de la satisfaction totale, etc. : pourquoi saurait-il mieux que nous en quoi réside le bonheur? Ce sera toujours le bonheur selon lui !

Conclusion : ériger le principe du bonheur en fin ou fondement de la politique, est très dangeureux, et cela peut faire beaucoup de mal : "le souverain veut rendre le peuple heureux selon l'idée qu'il s'en fait, et il devient despote; le peuple ne veut pas se laisser frustrer dans la prétention au bonheur commune à tous les hommes, et il devient rebelle" (Kant, Contre Hobbes).

 

Toutefois, il est intéressant de montrer que le totalitarisme, dans son ambition de vouloir faire le bonheur des gens, et au bout du compte, de les rendre malheureux et infantiles, est encore présent aujourd'hui, au sein même de nos démocraties. C'est la thèse de Tocqueville dans De la démocratie en Amérique.

 

3) Tocqueville, De la démocratie en Amérique, la démocratie moderne = nouvelle forme de totalitarisme (aliénation par revendication du bonheur que nous devrait l'Etat).

 

Introduction

      a) projet initial de Tocqueville

      b) Définir l'expression de "Sociétés démocratiques"

= correspond aux mœurs, comportements, mentalité, coutumes, etc., d'un peuple vivant sous une constitution donnée. Chaque forme (nature) de gouvernement (question du régime politique) correspond à un certain principe, pour reprendre la distinction de Montesquieu (De l'esprit des lois).

 

Thèse et démonstration :

(1) l'individualisme spécifique des temps modernes et plus précisément de la société démocratique moderne, comprend la liberté et l'amour du bien-être

(a) la liberté = Tocqueville la définit comme le "droit égal et imprescriptible, pour chaque individu, à vivre indépendant de ses semblables en tout ce qui n'a rapport qu'à lui-même et à régler comme il l'entend sa propre destinée" (cf. liberté d'entreprendre); caractéristique majeure : elle est individuelle; l'Etat ne doit pas se mêler de nos affaires (idée libéraliste). Tocqueville oppose cette liberté à celle des Anciens, pour lesquels la liberté était éminemment politique (être libre, c'était le droit pour un citoyen de participer à la souveraineté). Nous, nous revendiquons la liberté hors de l'Etat, presque contre finalement.

(b) naissance de la vie privée = va avec un goût prononcé pour son bien-être, pour la prospérité matérielle

Cette liberté va inéluctablement s'auto-détruire :

(c) finalement, on va vouloir laisser à l'Etat, à un petit nombre de représentants, la tâche de régler les affaires publiques, afin de jouir en paix et en privé des biens matériels et des activités épanouissantes (cf. émergence de clubs de gym, souci du corps, être beau, etc.); ce qui mène à une perte de responsabilité et à l'anéantissement de la démocratie car ces représentants peuvent faire ce qu'ils veulent, "on s'en fout" -en tout cas il est trop tard de se plaindre une fois que le mal est fait (que notamment, on constate les dérives des politiques au pouvoir). Plus personne ne s'occupant de politique, il n'y a plus de pouvoirs intermédiaires et le pouvoir devient un pouvoir unique et central (on va laisser l'Etat s'occuper du bien public, des affaires politiques, à notre place). Plus rien de démocratique.

(2) Le goût pour le bien être matériel, pour le "petit bonheur bourgeois", mène d'un autre côté à une demande sans cesse croissante pour que l'Etat satisfasse notre bien-être.

Cela vient de notre désir de sécurité ; on va vouloir que l'Etat utilise sa fonction pour protéger notre personne et nos biens. Au bout du compte, on demande donc à l'Etat qu'il s'occupe de ce bonheur privé, qui devait être notre seule affaire...

 

D'où la naissance de ce que Tocqueville appelle le despotisme des temps modernes :

Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1840, Ed. Gallimard, 1968

Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas; il les touche et ne les sent point; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et, s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie.

Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, prévoyant, régulier et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril; mais il ne cherche, au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance; il aime que les citoyens se réjouissent pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur; mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre?

 

 

Etat tutélaire, qui se charge de tout ce dont nous devrions être responsables, même de ce bonheur que pourtant, en bonne logique individualiste, nous devrions prendre nous-mêmes en charge. Despotisme, non pas directement tyrannique, mais avilissant. L'Etat intervient jusque dans les moindres détails de l'activité humaine. Dégrade notre humanité. En effet, nous ne pensons plus, il pense à notre place, etc.

4) Le " droit au bonheur ".

Qu'entendre alors par " droit au bonheur " ?

Chacun a le droit, non au bonheur, mais à une organisation collective qui ne mette pas d'obstacles à sa poursuite. De même nous ne pouvons prétendre au " droit à la santé " car la santé dépend de nombre de facteurs sur lesquels la société n'a pas de prise. Par contre nous pouvons exiger le " droit aux soins " qui ne dépend que du bon vouloir collectif.

Noter que ces conditions du bonheur ne sont pas des biens matériels (car société pas Etat : sa fonction n'est pas de rendre possibles la production et la consommation ; et société de masse n'empêche pas l'aliénation). Il lui appartient de lutter contre les obstacles objectifs au bonheur : l'inculture, qui conduit à l'ignorance de soi ; l'instrumentalisation de la personne ; l'aliénation aux besoins. Ici et ici seulement, l'Etat vise un bien qui est commun à chacun et à tous ; la possibilité d'une vie qui ne se limite pas à la vie biologique. Dès lors, Aristote avait raison, mais seulement sur ce point.

 

Conclusion : Le bonheur ne relève donc pas entièrement de la politique.

Il est une affaire privée, non publique. Par contre, ce que peut et doit nous apporter la politique, ce sont les conditions du bonheur, ce sans quoi il est impossible. Je terminerai sur ces mots de B.Constant (De la liberté...) : " prions l'autorité de rester dans ses limites ; qu'elle se borne à être juste. Nous nous chargerons d'être heureux ".

 

ANNEXE : Aristote : le bonheur comme vie morale.

Etre heureux = fin ultime de l'homme. Donc, si on veut savoir ce qui est susceptible de nous apporter le bonheur, il faut aussi savoir ce qui est propre à l'homme (question qui pour Aristote revient à savoir quelle est la fonction propre de l'homme). Cf. EN, I, 6 et 13 :

(1) le bonheur est la fin ultime de l'homme, qui est fin ayant une valeur absolue et parfaite (état dans lequel l'homme ne manque de rien)

(2) or, ce qui est propre à l'homme par rapport aux autres animaux, ce n'est ni la reproduction, ni la croissance/vie en général, ni la sensation, mais l'intellect.

(3) donc le bonheur consiste dans une vie conforme à la raison, qui est le propre de l'homme

(4) cette vie conforme à la raison (état dans lequel la raison est parfaite) consiste dans la vie morale et dans la vie théorique (car raison à la fois théorique et pratique : raison théorique parfaite = philosopher, réfléchir ; raison pratique = faire des actes bons)

(5) si vivre en cité peut nous apporter le bonheur c'est donc avant tout parce que les lois nous donnent l'habitude de bien agir (et que pour bien agir il faut penser, exercer sa raison) : si la fin de la politique est le bonheur, c'est parce qu'elle met son principal soin à faire que les citoyens soient des citoyens honnêtes

Bibliographie

Aristote, Ethique à Nicomaque

Kant,Du rapport de la théorie et de la pratique dans le droit politique (Contre Hobbes)

Tocqueville, De la démocratie en Amérique

Et pour approfondir :

J.S. Mill, De la liberté

La doctrine de l'utilitarisme (notion de "bonheur collectif", qui ne peut s'exercer qu'au détriment des libertés fondamentales) et sa critique par J. Rawls, in Théorie de la justice


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