Rousseau Du contrat social, IV, ii

Texte

Résumé: Si le thème général du texte est celui du droit du citoyen à l’opposition, le problème soulevé par l’auteur est, au-delà de la question explicite du texte, celui de savoir comment être sûr que les décisions exprimées par un vote sont toujours l’expression du véritable intérêt général. Il s’agit donc des conditions de possibilité de la démocratie ; Rousseau répond en quelque sorte aux critiques traditionnelles de ce régime.

Il n’y a qu’une seule loi qui par sa nature, exige un consentement unanime. C’est le pacte social : car l’association civile est l’acte du monde le plus volontaire ; tout homme étant né libre et maître de lui-même, nul ne peut, sous quelques prétexte que ce puisse être, l’assujettir sans son aveu. Décider que le fils d’un esclave naît esclave, c’est décider qu’il ne naît pas homme.
Si donc, lors du pacte social, il s’y trouve des opposants, leur opposition n’invalide pas le contrat, elle empêche seulement qu’ils n’y soient compris ; ce sont des étrangers parmi les Citoyens. Quand l’Etat est institué le consentement est dans la résidence ; habiter le territoire c’est se soumettre à la souveraineté.
Hors ce contrat primitif, la voix du plus grand nombre oblige toujours les autres ; c’est une suite du contrat même. Mais on demande comment un homme peut être libre, et forcé de se conformer à des volontés qui ne sont pas les siennes. Comment les opposants sont-ils libres et soumis à des lois auxquelles ils n’ont pas consenti ?
Je réponds que la question est mal posée. Le Citoyen consent à toutes les lois, même à celles qu’on passe malgré lui, et même à celles qui le punissent quand il ose en violer quelqu’une. La volonté constante de tous les membres de l’Etat est la volonté générale ; c’est par elle qu’ils sont citoyens libres. Quand on propose une loi dans l’assemblée du peuple, ce qu’on leur demande n’est pas précisément s’ils approuvent la proposition ou s’ils la rejettent, mais si elle est conforme ou non à la volonté générale qui est la leur ; chacun en donnant son suffrage dit son avis là-dessus, et du calcul des voix se tire la déclaration de la volonté générale. Quand donc l'avis contraire au mien l'emporte, cela ne prouve autre chose sinon que je m’étais trompé, et que ce que j’estimais être la volonté générale ne l’était pas. Si mon avis particulier l’eût emporté, j’aurais fait autre chose que ce que j’avais voulu, c’est alors que je n’aurais pas été libre.


Corrigé

Introduction


C’est dans le chapitre 2 du livre IV du Contrat social, intitulé « Des suffrages », que se trouvent ces lignes de Rousseau. Dans cet ouvrage, l’auteur s’interroge sur les conditions de la légitimité du système social : il s’agit de rechercher les principes d’une société juste. Le fil directeur de l’ouvrage est, comme notre texte l’illustre, de savoir comment la loi peut être compatible avec la liberté.

Si le thème général du texte est celui du droit du citoyen à l’opposition, le problème soulevé par l’auteur est, au-delà de la question explicite du texte, celui de savoir comment être sûr que les décisions exprimées par un vote sont toujours l’expression du véritable intérêt général. Il s’agit donc des conditions de possibilité de la démocratie ; Rousseau répond en quelque sorte aux critiques traditionnelles de ce régime.

Quant à l’idée directrice, elle peut être ainsi résumée : la liberté véritable de l’homme est issue de la volonté qu’il a en tant que citoyen, c’est-à-dire, en tant qu’elle est, nous dit Rousseau, « générale » -on peut d’ailleurs d’ores et déjà noter que c’est là le concept central de notre texte.

Dans un premier temps, Rousseau s’attache à montrer que la société exige un accord unanime de tous ses membres. Il s’agit de faire comprendre au lecteur que l’unanimité ne peut, au sein des votes ou des suffrages, se rencontrer qu’une seule fois –ce qui permettra à l’auteur de montrer, dans un second temps (« Hors…libre »), que cela n’invalide pas pour autant les votes qu’on peut qualifier de « secondaires » (puisque, nous dira l’auteur, au fondement de ceux-ci, il y a eu un tel consentement).

Première partie


Attachons-nous pour le moment à la première partie du texte, qui comprend une thèse (« il n’y a … pacte social ») , ensuite, l’explicitation de celle-ci (« car…homme »), et enfin, la conséquence de celle-ci (« si donc… souveraineté »).


En affirmant qu’une seule loi a la caractéristique essentielle d’exiger un consentement unanime, Rousseau sous-entend que toutes les autres lois n’ont pas besoin, afin d’obliger réellement, d’un tel consentement. On peut d’ores et déjà noter que la thèse énoncée dans le troisième paragraphe, selon laquelle « hors de ce contrat primitif, la voix du plus grand nombre oblige toujours les autres », est donc en germe dès le début du texte –elle est contenue implicitement ici. Mais quelle peut bien être cette loi qui, ayant le privilège de l’universalité, surpasse toutes les autres ? Rousseau nous dit qu’elle n’est rien d’autre que le pacte social, c’est-à-dire, comme on sait, l’acte primitif par lequel un peuple est un peuple. En utilisant d’abord l’expression de « pacte social », plutôt que celle de « contrat primitif », Rousseau montre sa volonté qui est ici de viser une certaine conception du pacte social qui a prévalu du moyen-âge jusqu’au seixième siècle environ.


Mais avant de voir ce point, il convient de noter que l’assimilation des termes « pacte social » et « loi » nous semble être assez inhabituelle. Le vocabulaire utilisé par Rousseau nous fait cependant comprendre ce que cette assimilation signifie : c’est que pour lui, la loi est un « acte », le fruit d’un accord entre des partis. Elle a rapport à la liberté, à la volonté de l’homme –dans laquelle elle semble bien alors avoir sa source. Bref, la loi a bien tous les caractères de ce qui chez Rousseau qualifiera le pacte social.

C’est à la nature de ce pacte social qu’il convient maintenant, après cette (), de s’attarder. Il s’agit de reprendre à son compte une idée qui n’est pas si nouvelle que ça, mais en montrant que l’interprétation qu’il en fait est seule à même d’en faire une notion pourvue de sens. En effet, à l’origine, l’expression de contrat ou de pacte social signifiait que l’autorité politique repose sur un contrat entre le peuple et ceux qui gouvernent. Rousseau fait bien voir ici que cette conception du pacte social revient à dire qu’il est un pacte de soumission, une sorte de « contrat d’esclavage », ce qui est, selon lui, absurde. En effet, il parle, quant à lui, indifféremment (et ce, bien entendu, intentionnellement) de « pacte social », d’ »association civile », et même, dans le deuxième §, de « contrat ». Ce qui montre bien que pour lui le pacte social est tout autre chose qu’un pacte de soumission, qu’il ne s’agit pas du tout de la promesse d’obéissance de certains envers un gouvernement ou un maître. Le terme de contrat est tout simplement pris par Rousseau au plein sens du terme : il s’agit en effet d’un accord réciproque, et non pas, comme le laissaient faussement entendre les théories jusqu’alors en vigueur, unilatéral, entre des partis.

Ainsi, dire qu’au fondement de la société, il y a eu un tel contrat social, c’est dire que c’est un accord entre des volontés libres qui constitue la société. C’est dire aussi que liberté et loi ne sont pas, dans une telle société, en désaccord, puisque c’est librement que les cocontractants décident d’obéir à la loi. Cependant, il nous faut préciser que ce pacte social, ce contrat primitif dont nous parle Rousseau, n’a sans doute jamais existé. C’est qu’il s’agit pour l’auteur de réfléchir sur les fondements de la société, et de voir, comme nous l’avons déjà dit dans notre introduction, quels sont les principes qui peuvent en faire un ordre légitime, conforme au droit. Ainsi, force est de reconnaître que le propos de Rousseau se situe ici au niveau du théorique. Ce sont les exigences du droit, ou même, de la raison, qui vaudront preuve contre les théories antérieures du pacte social, et pour la thèse de Rousseau. Démontrer, dans l’idéal, l’absurdité de la thèse adverse de la sienne, sera suffisant pour valider sa thèse, montrer son évidence.

Mais sur quoi se fonde Rousseau pour démontrer l’évidence de sa thèse selon laquelle la loi qu’est le pacte social exige, et elle seule, un consentement unanime ? –Rousseau va s’appuyer (« car…homme ») sur la liberté de l’homme, afin de faire voir à quel point penser le pacte social sur le mode d’un pacte de soumission constitue une absurdité. On retrouve ici une thèse souvent réitérée par Rousseau, et qui aura durant la Révolution française la fortune que l’on sait, puisqu’elle fait partie, dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, des droits les plus fondamentaux, selon laquelle la renonciation à la liberté est incompatible avec la nature de l’homme. Dire en effet que « l’homme est né libre », c’est dire que la liberté est son essence spécifique. On notera que cette thèse est commune à Rousseau et à Kant : pour eux, c’est elle, non la raison ou le langage, qui distingue spécifiquement l’homme de l’animal ; c’est elle qui fait la dignité de l’homme. On notera également que Rousseau semble bien reconnaître ici l’existence d’un droit antérieur à l’instauration de la société, et qui est par là une limite à tout pouvoir politique.

Comment Rousseau caractérise-t-il cette liberté ? Il la définit comme étant la libre disposition de soi-même : être libre va de pair avec « être maître de soi-même ». Par exemple, pour reprendre une thèse forte des philo du contrat social (on la retrouve en effet chez Hobbes ou chez Spinoza), je suis mon propre juge quant aux moyens utiles à ma conservation, nul n’a le droit de me priver de cet usage de ma liberté. J’ai le droit, et la capacité, de juger ce qui est bon pour moi. Personne n’a le droit d’en juger à ma place. La liberté qui selon Rousseau qualifie l’homme en tant qu’homme, semble bien s’apparenter ici à l’absence totale de contraintes extérieures. Chacun est par nature libre de faire ce qu’il veut, d’agir et de penser à sa guise.


On comprend ici à la fois pourquoi « l’acte d’association civil est l’acte le plus volontaire » qui soit, et pourquoi « nul, sous quelque prétexte que ce soit, ne peut l’assujettir sans son aveu ». En effet, quand on décide de s’associer avec ses semblables afin de former une société, on ne peut qu'accepter librement de ne plus faire ce que l’on veut, et cela, par définition. Car si quelqu’un voulait nous faire devenir membres de la société sans qu’on l’ait nous-même décidé, alors, on aura affaire à un pacte de soumission. Ce qui revient bien à nier la liberté de l’homme, bref, dit Rousseau quelques lignes plus loin, à « décider qu’il ne naît pas homme ». Manière d’affirmer que la société doit avoir son fondement dans la nature de l’homme. Elle doit, pour être légitime, respecter son droit le plus sacré. Ainsi Rousseau peut-il invalider les théories qui fondent en nature l’autorité d’un homme sur un autre, c’est-à-dire, qui admettent des « privilèges »,,, : nul titre avancé pour justifier l’assujettissement d’un homme, que ce soit l’intelligence, la force, ou la naissance, ne peut être légitime. On ne naît point roi ou esclave, contrairement à ce qu’on a pu affirmer chez les grecs de l’antiquité notamment. La dernière phrase du premier § dénonce cette thèse en en montrant l’absurdité : l’homme n’a nullement le pouvoir de décider que la nature humaine puisse être autre que ce qu’elle est ; cela est hors du domaine de nos décisions, de notre volonté, on n’y peut rien changer. Ainsi « décider que le fils d’un esclave naît esclave » est une décision qui place l’auteur de celle-ci hors du bon sens. Il n’y a, il ne peut y avoir, de contrat d’esclavage : l’assemblage de ces deux mots est absurde.

On voit donc que selon Rousseau, si le pacte social n’était pas basé sur un consentement unanime, il serait « contre-nature » ; le contraire reviendrait en effet à enlever à l’homme l’exercice de sa volonté libre ; or nul ne peut sans son consentement être privé de ce droit qu’il tient de sa nature.

Mais alors que faire, s’il se trouve, lors de ce contrat social, des opposants ?
Il y a un réel problème ici, puisque normalement, si ce pacte social exige, comme nous l’a dit Rousseau, un consentement unanime, alors, s’il y a ne serait-ce qu’un seul opposant, un seul avis contraire, il devrait s’ensuivre que le contrat s’écroule, qu’il n’est plus valide. Bref, que la société, soit n’est plus possible, soit est mise à mal dans ses fondements . En fait, le problème se résoud de lui-même. C’est justement parce que cette loi qu’est le pacte social exige un consentement unanime, qu’il n’est pas invalidé par là : Rousseau nous présente sa thèse, dans le second §, comme étant la conclusion logique du premier §. L’unanimité en question n’est pas mise à mal par l’existence d’un opposant ou même de plusieurs, seulement, nous dit-il, ce sont plutôt ceux-ci qui ne font pas partie du contrat. En effet, qu’est-ce qu’un opposant ? C’est quelqu’un, ici, qui refuse de s’associer, qui se met hors de l’association civile, de la société. Ce n’est donc effectivement pas la légitimité de la loi qui est alors en jeu, mais c’est l’individu « réfractaire » qui est considéré comme ne faisant pas partie de cette association. (On notera que cela s’explique aussi par ce qui a été dit dans le premier §, à savoir, qu’on ne forcera pas, au nom de sa liberté, l’individu à entrer en société contre son gré).

Rousseau fait ici usage, pour la première fois dans ce texte, du terme de « citoyen ». On peut dire qu’est citoyen, selon lui, celui qui accepte d’être membre du contrat social. Celui qui n’accepte pas le contrat n’est qu’un étranger.

La dernière phrase de ce second §, où figure ce terme, semble constituer, de la part de Rousseau, un premier passage au fait. En effet, la phrase « quand l’Etat est institué » signifie bien, semble-t-il, que nous ne sommes plus au niveau du pacte originel qui avait pour charge d’instituer une société (et non à proprement parler, il faut le noter, un Etat, puisque chez Rousseau l’acte fondateur d’un Etat est un acte différent de l’acte primitif par lequel un peuple est un peuple). Ici, le consentement unanime est, certes, toujours présent, mais sous une forme implicite : Rousseau dit en effet que quand j’habite un territoire délimité par tel état, c’est que, implicitement, je donne mon accord à la loi ou au pacte social. En d’autres mots : j’accepte les règles du jeu social. Evidemment, on ne peut que préciser que ce que dit Rousseau ne vaut que des Etats libres, démocratiques –en effet, il y a bien des Etats dans lesquels le silence ne peut être considéré comme consentement !- Mais il ne faut pas oublier que Rousseau ne parle que des principes d’une société juste et légitime, et que son propos n’est donc pas naïf.

Mais on pourra se demander comment il se fait que Rousseau parle de liberté, et dise pourtant que le citoyen est « soumis à la souveraineté » -même s’il y a acceptation, on trouve ici une certaine difficulté. Difficulté qui s’évanouit si on regarde le voca de Rousseau de plus près : en effet, d’abord, les termes de « citoyen » et de « peuple » sont en majuscule ; et ensuite, Rousseau sous-entend dans la dernière partie du texte (qui englobe les deux derniers §) que c’est le peuple assemblé qui fait la loi, c’est-à-dire, qui est souverain, qui commande. Ainsi on peut dire que se soumettre à la souveraineté ne signifie rien d’autre que se soumettre à soi-même (comme citoyen) ; la soumission n’est donc pas réelle.

Seconde partie

Ce que nous venons de dire à propos de la souveraineté commande la suite du texte, c’est-à-dire, la conclusion de Rousseau. Mais de quoi s’agit-il exactement ? On doit déjà dire que Rousseau semble ici passer de la théorie au réel (à la pratique). Il ne s’agit en effet plus du pacte social ou contrat primitif, mais des lois votées au sein de la société instituée. A ce niveau, va dire l’auteur, ce n’est plus l’unanimité qui est exigée, mais seulement la « voix du plus grand nombre ». Toute la difficulté va être de faire voir alors comment on évite l’assujettissement des minorités à la majorité.

« Hors ce contrat primitif, commence par dire Rousseau, la voix du plus grand nombre oblige toujours les autres ». Cette thèse est présentée explicitement comme étant « une suite du contrat même ». Mais comment se fait-il que ce soit une suite du contrat social ? Car, en effet, ce que la théorie du contrat inciterait plutôt à penser, n’est-ce pas, d’abord, que la majorité n’a pas le droit d’opprimer la minorité ? Car quel autre prétexte que, justement, le plus grand nombre, pourrait-elle invoquer contre cette minorité? O u ne serait-ce pas, ensuite, que tout simplement, ces minorités devraient être considérées comme exclues du contrat ? Comment comprendre que ce principe n’invalide pas le contrat ? La résolution de ce problème se trouvant tout d’abord dans la phrase « c’est une suite du contrat même », et ensuite, dans la théorie de la volonté générale, abordée dans le dernier §, nous devons faire appel, pour expliquer notre phrase (puisque Rousseau n’est pas du tout explicite, ici, sur ce point), à un autre passage du Contrat social, qui se trouve au livre I, chapitre 5. En effet, que nous dit, ici, Rousseau ? Que l’obligation pour le petit nombre de se soumettre au grand, est une institution du contrat social,, et qu’elle est fondée en ce que, au début, et à la base, il y a eu un consentement unanime (« la loi de la pluralité des suffrages est un établissement de convention, et suppose au moins une fois l’unanimité »). Comme il se trouvera toujours quelque citoyen pour n’être pas d’accord sur une loi proposée, on a convenu de tenir pour loi la volonté de la majorité. Donc : en acceptant le contrat social, j’ai aussi accepté ses conséquences, qui sont que je devrai faire miens, quoiqu’il arrive, le jugement et la volonté de la majorité.
Pourtant, on a vraiment du mal à ne pas comprendre par là une certaine oppression de la minorité par la masse du peuple. Rousseau est d’ailleurs bien conscience du risque de contradiction qui apparaît ici. En effet, il a défini, au début du texte, « être libre » par le fait d’ »être maître de soi-même », et il a montré que la société ne pouvait faire obstacle à la liberté de l’homme, à moins d’être illégitime. Or ce qu’il dit ici revient pourtant à dire que les institutions du contrat social autorisent, ou font passer en « loi », l’assujettissement de certains sans leur aveu, pour reprendre l’expression du premier §, bref, que l’individu minoritaire n’est plus, de par l’institution de la loi de la pluralité des suffrages, maître de lui-même. On notera à l’appui de cette lecture, qui pour le moment nous semble bien s’imposer au lecteur, que si dans le premier § Rousseau appuyait sa thèse sur le fait de la liberté, il lui faut au contraire montrer ici que cette liberté n’est pas, par là, invalidée : la liberté apparaît donc, en ce troisième §, à l’état de problème. Il s’agit de savoir comment elle sera, si bien sûr elle l’est, conservée au sein de cette société louée par Rousseau. L’antinomie de la loi et de la liberté est-elle irréductible ? C’est bien ce qui sera en question dans la suite du texte, comme nous le montrent les deux questions, formulées différemment, que pose Rousseau à la fin du troisième §. Rousseau y insiste bien sur l’opposition libre/ forcé qui apparaît au premier abord.


La question de savoir si le modèle de démocratie directe, valorisé par Rousseau, ne cache pas une « tyrannie de la majorité », comme par exemple le soupçonnait il y a longtemps, Platon, est donc pour le moment en suspens. La première lecture qu’on est spontanément tenté de faire de ce premier §, repose en effet sur une assimilation entre la « voix du plus grand nombre » et l’opinion générale. Si cette voix n’est autre qu’une somme de volontés particulières (ce que Rousseau appelle « volonté de tous ») alors il faut bien reconnaître que la proposition qui gagnera le plus de suffrages n’obligera les autres qu’en ce qu’elle les forcera (à « se conformer à des volontés qui ne sont pas les (leurs) », pour reprendre une phrase du texte), bref : cela reviendrait à les priver de leur liberté, pour les forcer à obéir à leurs volontés particulières.


Rousseau va répondre à ces questions en montrant (dans les quatrième et dernier §§) que le problème soulevé est un faux problème, c’est-à-dire, qu’il n’a pas lieu d’être. Il vient en effet d’une mauvaise compréhension de

ce qui est, dans un vote, en question, et, plus généralement, de ce qu’est la vraie liberté.
Afin de montrer que, si la voix du plus grand nombre oblige toujours, dans la pratique, les voix minoritaires, cela n’invalide pas pour autant le contrat social (au sens où ça ne le rend pas illégitime), il va donc falloir faire, du principe et des termes du troisième §, une autre lecture. L’argument de Rousseau consiste ici à dire que par « voix du plus grand nombre », il fallait entendre « volonté générale ». Ce qui fera le lien, le passage de l’une à l’autre, va être une redéfinition de la liberté.

En effet, qu’est-ce qui, selon Rousseau, fait la liberté du citoyen ? La réponse de l’auteur est que c’est la «volonté générale ». Cette thèse lui permet de montrer que le paradoxe soumis/ libre n’est qu’apparent, puisque, grâce à cette notion, l’assujettissement à la loi pourra être pensé autrement que comme une privation de liberté. En effet, la possession d’une telle volonté implique que c’est librement que le citoyen consent à ce qui est dans l’intérêt de tous. Ainsi, il est dans l’intérêt de tous que je sois puni si je viole une loi, pour reprendre l’exemple de Rousseau. Est-ce à dire pour autant que je consens à cette punition ? On peut dire que oui, non seulement du fait que la volonté générale qu’on a en tant que citoyen est « constante », c’est-à-dire, comme le dit Rousseau dans un passage du chapitre 3 du livre II du Contrat social, essentiel pour comprendre ce que dit ici l’auteur, qu’elle est ce qui, en chaque citoyen, tend toujours au bien (de tous) : « elle est toujours droite et tend toujours à l’intérêt public ». On peut d’ores et déjà dire que la volonté générale, ou la liberté, du citoyen, est la capacité qu’il a de faire abstraction des circonstances particulières : quand il consent à une loi il consent à un objet abstrait et général, qui n’a aucun rapport à des circonstances concrètes, ou un contenu particulier.

Une fois posée l’existence de cette volonté générale, Rousseau peut s’appuyer sur elle pour affirmer que le vote ne doit pas, loin de là, être compris comme étant une affaire de préférence personnelle. Il est un acte de volonté générale, et, en tant que tel, il s’adresse au citoyen, non à l’individu particulier ; et il a pour charge d’exprimer cette volonté. C’est ce que veut dire Rousseau quand il dit que « quand on propose une loi dans l’assemblée du peuple, ce qu’on leur demande n’est pas précisément s’ils approuvent la proposition ou s’ils la rejettent, mais si elle est conforme ou non à la volonté générale qui est la leur ». Ainsi par exemple je peux bien en tant qu’individu particulier trouver désagréable l’idée de payer des impôts, tout en sachant bien, en tant que citoyen, que cette idée est conforme à la « volonté générale » qui, il faut le noter, est ici la propriété du peuple assemblé (de l’ensemble des citoyens). La thèse de Rousseau permet bien de comprendre que la « voix du plus grand nombre » n’est pas la somme des volontés particulières, bref, qu’elle n’est pas la « volonté de tous » (qui n’est autre qu’un intérêt privé). Rousseau estime que le vote ne revient pas vraiment à faire une synthèse des avis particuliers portant sur un objet lui-même particulier, mais que, ce qu’il synthétise, ce sont des avis éclairés par la raison. Cet acte de volonté générale dont il est ici question, semble bien en effet faire appel à notre capacité de réfléchir sur un objet abstrait, et ce, dans le silence des passions. L’homme, en tant que citoyen, a la capacité de légiférer sur le général sans écouter ses penchants. Bref, on peut reconnaître dans l’obéissance à la volonté générale l’obéissance à la raison.

On a toutefois du mal à voir comment Rousseau peut être si sûr de lui quant à l’assimilation du résultat du vote avec la « déclaration de la volonté générale ». Selon lui, le moyen pour le connaître est d’additionner toutes les voix (« du calcul des voix se tire la déclaration de la volonté générale », puisque « chacun, en donnant son suffrage, dit son avis » sur ce qu’est la volonté générale). Nous sommes une fois de plus obligés de recourir à un autre passage de l’œuvre de Rousseau, toujours situé dans le chapitre 3 du livre II, afin de comprendre ce que veut dire ici l’auteur. Il y montre en effet que la volonté de tous devient volonté générale du seul fait qu’on ne tient pas compte, dans le calcul, des volontés minoritaires –puisqu’elles sont omises dans le résultat : les extrêmes s’annulent réciproquement, et la moyenne obtenue n’est autre que la volonté générale. Le problème nous semble être toutefois que si la volonté générale résulte des volontés particulières, alors, on a du mal à voir comment on peut vraiment avoir affaire à autre chose qu’à l’intérêt du plus grand nombre. Chacun, en effet, n’a-t-il pas donné son avis, même si, évidemment, cet avis porte sur l’intérêt général ? En fait le problème est tout simplement que la nature de cette volonté générale nous paraît difficile à définir. Est-elle une nouvelle entité, créée par la synthèse des volontés particulières ? C’est-à-dire, existe-t-elle hors des individus ? (Alors Rousseau ferait intervenir en politique une entité métaphysique, n’ayant aucune existence certaine, et la résolution du problème serait caduque). Ou bien est-elle seulement ce qu’il y a de commun à chaque volonté ? Si on regarde notre texte de plus près, nous pouvons dire que si, au premier abord, la volonté générale est présentée comme étant l’attribut du citoyen (« la leur »), elle semble ensuite être plutôt la propriété du peupleassemblé (on ne doit pas oublier que pour Rousseau c’est elle qui fonde la souveraineté du peuple).

Quelle est la conséquence de l’existence de cette volonté générale, quant à la nature de la volonté minoritaire ? C’est ce à quoi répond la suite (et la fin) du texte (« quand donc…libre »). Selon Rousseau, la volonté minoritaire est une volonté qui se trompe sur sa véritable liberté. La thèse de Rousseau, qu’il présente comme une conséquence de l’explicitation de ce qui est, dans un vote, en question, est que après le résultat du vote, si la volonté particulière y est contraire, elle doit se tenir pour une simple illusion subjective. On voit ici que la théorie rousseauiste de la volonté générale l’entraîne nécessairement à penser l’adversaire politique sur le modèle de l’ennemi à la patrie. Il confond, exprès ou non, son intérêt propre avec la volonté générale, il a, donc, soit commis une erreur de jugement, soit cherché à attenter au bien du peuple entier; et c es deux excès sont, après tout, du même ordre. Quand l’avis contraire au mien l’emporte, je n’ai donc aucun droit à l’opposition ; mais la privation de ce droit, loin de faire obstacle à ma liberté, me libère. Je ne peux donc quand cela arrive, arguer de ma liberté contre l’Etat, en disant que la majorité m’opprime, ne respecte pas celle-ci. C’est bien plutôt l’Etat qui dans ce cas me révèle à quel point je ne suis (n’étais) pas libre. Ce que montre bien la fin du texte, c’est donc que la vraie liberté n’est que dans l’obéissance à la loi, c’est-à-dire, dans la conformité avec la volonté générale. On n’a plus vraiment affaire à la liberté « civile », limitée par la loi ou la volonté générale, et ceci, au bénéfice même de ma liberté. C’est la volonté générale qui me montre où est mon vrai bien, ce que je dois vouloir. Par définition, comme on le voit dans la dernière phrase du texte, l’avis minoritaire est esclave de lui-même car il ne sait pas reconnaître ce qu’il veut vraiment. Mon bien se trouve là où est le bien de tous.

On avait donc bien, dans le troisième §, affaire à un faux problème, puisque les seules volontés auxquelles je suis assujetti ne sont en fait autres que la mienne seule.

Conclusion

Le texte de Rousseau nous permet donc, à la fois, de définir ce qu’est la vraie liberté (elle est « civile »), et de mettre en évidence que si c’est le peuple qui fait la loi (dans la société juste dont il est question dans le Contrat Social), on n’a pas pour autant une tyrannie de la majorité –ou, comme le dirait Platon, de l’incompétence.
Les points faibles du texte nous semblent être que, d’abord, comme nous avons déjà dû y faire allusion au cours de notre analyse, rien ne nous assure que l’institution du vote soit vraiment légitime, bien fondée, c’est-à-dire, que la masse n’opprime pas les minorités. Mais peut-être cette difficulté vient-elle d’une mauvaise lecture de la théorie de la volonté générale ? Et, ensuite, on semble avoir ici affaire à un modèle totalitaire ; en effet, les minorités n’ont plus, dans une telle société, aucun droit (par définition, elles ont toujours tort). Il n’y a qu’une seule bonne voie (la volonté générale seule est droite) et c’est, nous dit Rousseau, en s’y conformant qu’on est libre (il justifie cela par la totale identification de l’individu à la volonté générale de la collectivité, mais tout de même…). Cela ne revient-il pas à nier tout pluralisme des valeurs, des opinions ? –Notons qu’il nous a paru excessif et dangereux de traiter les minorités comme des criminels ! Toutefois rappelons pour finir qu’il serait sans doute erroné de croire qu’en niant le droit des minorités à l’opposition, le texte de Rousseau soit contre la liberté d’opinion : car on ne doit pas oublier qu’il ne s’agit pas du tout, ici, d’opinion !


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