Plan
Corrigé
Introduction
Il paraît au premier abord absurde de chercher à remettre en cause ce qui nous paraît bien être une évidence : que les théories scientifiques décrivent la réalité. Par exemple, si on pense à la théorie galiléenne du mouvement, qui recourt au concept dinertie, il paraît non douteux que cette théorie nous dit, mais de façon plus exacte que notre expérience quotidienne, comment se comportent réellement les corps dans le monde. Pourtant, ce que décrit réellement cette théorie, cest le mouvement des corps, certes mais de quels corps, puisque ce mouvement est celui qui aurait lieu dans les conditions idéales déterminées par la théorie ? Si la théorie du mouvement de Galilée ne prend pas en compte les obstacles quon rencontre dans lexpérience, alors, soit il faut dire que les théories scientifiques ne parlent pas du tout du monde, soit qu'elles cherchent à le décrire, certes, mais alors, il sagirait du monde réel, par opposition au monde des apparences.
Il nest donc pas évident que les théories scientifiques décrivent la réalité. On peut dailleurs noter que létymologie du terme " théorie " renvoie à une " vision intellectuelle ", et au domaine humain de la spéculation, par opposition à la pratique. On peut aussi préciser que les théories scientifiques, depuis Galilée, sexpriment en langage mathématique. Tout ceci nous invite à penser que peut-être les théories scientifiques ne nous parlent pas du monde, ou de la " réalité " : elles semblent nous parler, plutôt, de la créativité de lesprit humain. Dailleurs, on peut dire, à ce propos, quil y a longtemps quon sait, contre linductivisme naïf, que les théories scientifiques ne sont pas issues des faits, ou de lexpérience, mais quelles la précèdent : de sorte que, vraiment, nous pouvons tout compte fait avoir limpression que par elles, nous imposons nos " vues " à la réalité, plutôt que nous la décrivons.
Nous devons encore préciser, avant de commencer notre analyse, que le terme même de " réalité ", employé dans lénoncé, est problématique. Ce terme peut en effet signifier, soit ce qui est vrai, soit ce qui est hors de nous. Et cette dernière expression peut elle même signifier, soit lensemble des phénomènes observables, soit ce qui se trouve derrière ces phénomènes.
Lénoncé nous amène donc à nous poser de nombreuses questions : on peut se demander si les théories scientifiques décrivent les phénomènes, ou bien comment sont réellement les choses qui constituent la réalité. Mais avant de chercher quelle réalité décrivent les théories scientifiques, il convient évidemment de se demander si elles ont pour objet si elles ont pour objet de décrire la réalité. Enfin, il faudra se demander si elles réfèrent, tout simplement, à la réalité, ou à ce qui est hors de nous. Le problème étant cette fois de savoir si les théories scientifiques peuvent décrire la réalité de façon adéquate.
I- Les théories scientifiques ne peuvent avoir pour objet de décrire la réalité : le positivisme
Nous nous demanderons dabord à quelle conception des théories scientifiques soppose la thèse selon laquelle elles auraient pour objet de décrire la réalité.
Dans La théorie physique, son objet, sa structure (1906), P.Duhem commence par dire que lobjet des théories scientifiques nest pas dexpliquer la réalité, mais de la décrire. Pour lui, en effet, cest la seule manière de rendre la science physique autonome par rapport à lentreprise métaphysique. La métaphysique en effet est une entreprise spéculative, ne bénéficiant daucun consentement universel, visant à " expliquer " la réalité. Que veut dire ici " expliquer la réalité " ? Il importe de le préciser, car si Duhem dit que la science ne vise pas à expliquer la réalité, il ne dit certainement pas quelle ne vise pas à relier entre elles, de façon cohérente, systématique et invariable, les données observables (ou " phénomènes "). Bien au contraire. En fait, ce que veut dire Duhem par la thèse selon laquelle les théories scientifiques ne doivent pas expliquer la réalité, cest quelles ne cherchent pas, et ne doivent pas y prétendre, les raisons profondes des choses.
Selon Duhem, les théories scientifiques, si elles ne versent pas dans la métaphysique, ne doivent pas chercher à spéculer sur la nature véritable du réel, ou sur ce quon appelle, dans toute spéculation métaphysique, " la structure véritable des choses ", " le fond du réel ". Les théories scientifiques ne doivent pas viser ce qui est de lordre de lultime, comme les " causes premières " ou " génératrices " des phénomènes. Déjà Leibniz, quelques siècles auparavant, disait à peu près la même chose que Duhem. Comme on peut notamment le constater dans le § 10 de son Discours de métaphysique, il a le mérite davoir bien séparé métaphysique et science. En effet, il nous dit bien quà la métaphysique appartient lexplication générale des choses, faisant appel aux causes ultimes, et spéculant sur la nature de la réalité ; et à la science, il appartient seulement, puisquon se situe ici au niveau du " détail des phénomènes ", de chercher à relier entre eux ces phénomènes, à laide de la seule trilogie mécaniste mouvement-grandeur-figure. Ainsi Leibniz tient-il à dire que quand il rappelle les formes substantielles des Anciens pour spéculer sur la nature du réel (les entités qui sont causes des apparences sont semblables à des âmes, etc.), cest seulement en tant que métaphysicien quil se donne le droit de les valider. Au niveau des phénomènes (observables), où on na nullement affaire à cette " réalité ultime ", on na ni besoin, ni le droit, de recourir à ces formes substantielles. Cela reviendrait à recourir à locculte, et on naurait alors pas une véritable théorie scientifique.
Bref, les théories scientifiques, contrairement à la métaphysique, ne se préoccupent pas vraisemblablement pas, que ce soit chez Duhem ou che Leibniz, de la réalité dernière des phénomènes, qui se situe par définition derrière les phénomènes, et est donc inaccessible à toute observation. Si les théories scientifiques peuvent par conséquent être dites décrire la réalité, on se gardera de croire que nous sommes daccord avec la théorie réaliste qui dit cela même. Car ce quelle veut dire par là, cest exactement la même chose que la métaphysique : à savoir, que les théories scientifiques visent à décrire comment est le monde réellement ce qui nous smble revenir à postuler un " arrière-monde ".
Nous sommes pour le moment convaincus par la thèse de Duhem et de Leibniz : les théories scientifiques soccupent du comment, la métaphysique soccupe du pourquoi. Mais nous avons présupposé ici que la seule thèse opposée à celle de la fonction descriptive des théories scientifiques serait celle selon laquelle leur fonctione st dexpliquer en un sens tout métaphysique. Il convient de se demander maintenant si la conception descriptive des théories scientifiques naurait pas une autre adversaire.
II- Les théories scientifiques réfèrent-elles à quelque chose dextérieur ? Instrumentalisme et realisme
Est-il vraiment si évident que les théories scientifiques décrivent la réalité, au sens où il serait évident quelles ont bien une signification empirique, dénuée de toute ambiguïté ? En tant que théories, ne sont-elles pas par définition fermées au réel ? Il convient donc de nous demander maintenant si les théories scientifiques réfèrent ou non à quelque chose dextérieur.
Revenons à la thèse de Duhem. Nous avons vu que, pour lui, les théories scientifiques ont pour objet, non pas dexpliquer, mais de décrire. Et nous avons précisé que " décrire " ne veut pas dire décrire comment est véritablement la réalité : car on a beau recourir ici au terme " décrire ", cela rentre dans la catégorie " expliquer " (en métaphysicien). Il importe maintenant de recourir à la définition précise que donne Duhem (op. cit.) des théories scientifiques. Pour lui, elles sont " des systèmes de propositions mathématiques, déduites dun petit nombre de principes, qui ont pour but de représenter aussi simplement, aussi complètement, et aussi adéquatement que possible, un ensemble de lois expérimentales ". Nous pouvons, pour les besoins de lanalyse, indiquer quelle est la conséquence de cette définition des théories scientifiques, à propos de la relation quelles entretiennent avec la réalité : " ainsi, une théorie vraie, ce nest pas une théorie qui donne, des apparences physiques, une explication conforme à la réalité ; cest une théorie qui représente dune manière satisfaisante un ensemble de lois expérimentales ".
Pour Duhem, les théories scientifiques sont, avant tout, des constructions de lesprit humain. Sa thèse réfère à la conception instrumentaliste des théories scientifiques qui est la grande adversaire de la conception réaliste. Cette conception stipule que la composante théorique de la science na aucune fonction (ou compétence) de description. Le fond de son argumentpeut en quelque sorte être qualifié de " berkeleyien " : en effet, selon cette conception, les termes théoriques, donc la théorie, ne peuvent par définition renvoyer à quelque chose dobservable : ce sont seulement des fictions. Tout ce que la science ou la théorie scientifique peut être dite décrire, comme on la déjà dit ci-dessus, ce sont les elations entre les données observables ou le monde quotidien. Les termes abstraits employés par la théorie ne présupposent donc rien quant à la réalité : elles ce ne sont que des fictions commodes. Les théories scientifiques ne renvoient à rien dans la réalité, elles ne sont que des instruments commodes destinés à effectuer des calculs, et des prédictions. Ainsi cette conception interdit-elle de considérer que les mots de " force ", d " atome ", de " champ électro-magnétique " correspondent à quoi que ce soit dans la réalité. Bref, quand nous employons ces mots, nous ne prétendons pas dire que la réalité est telle ou telle, mais nous trouvons ça utile .
On peut toujours dire, en quelque sorte, que les entités fictives et théoriques employées dans nos théories permettent de décrire la réalité, ou de se la représenter comme étant telle ou telle, mais évidemment, cette affirmation a un sens bien différent de celui quaccepterait un réaliste.Le but quon se propose étant lefficacité dune théorie par rapport à une autre, on se propose seulement différentes manières de se représenter la réalité, qui satisfont (ou pas ) lesprit humain. Par exemple, on préfère, intuitivement, les théories scientifiques les plus simples. Mais cette préférence est plus ou moins arbitraire : on pourrait, on peut même, se représenter la réalité ( ) tout autrement. Mais, répétons-le, il ne sagit vraiment pas de chercher la vérité : on cherche plutôt à se représenter la réalité le plus tilement possible. Ainsi, par exemple, ce qui fait quon préferera la théorie dEinstein à celle de Newton, cest que celle dEinstein nous débarrasse dune entité dite maintenant superflue, à savoir, la gravitation universelle. Ce nest pas du tout parce que la théorie de Newton serait fausse. Cest ici quon dira dailleurs que l instrumentalisme est plus satisfaisant que le réalisme. En effet, ce dernier ne peut pas rendre compte du fait que deux théories scientifiques décrivant une même réalité de deux manières différentes puissent pourtant être équivalentes empiriquement : pour le réaliste, il faut nécessairement, puisque les théories scientifiques ont pour but de décrire comment est réellement le monde, quune des deux soit fausse
Les théories scientifiques semblent donc finalement nêtre que des constructions " subjectives ", quil ne faut nullement douer dune existence objective, ou " ontologiser ". En toute rigueur, les conséquences de ce que Hume stigmatiserait ici comme étant " la propension de lesprit humain à se répandre sur les choses ", aurait, et a eu dailleurs, de fâcheuses conséquences ; cela mène tout droit au type derreur appelé aujourd "hui " de catégorie " : comme par exemple de dire que si les théories sont simples, alors, le réel est simple ; ou encore, dire comme Galilée que le réel est écrit en langage mathématique. Alors quil aurait été si simple de se souvenir de ces mots de Spinoza : " le concept de cercle nest pas rond "
III- Mais, vraiment, les théories scientifiques ne renvoient-elles quà lesprit humain ? pour un linstrumentalisme consequent
Si nous avons pu interpréter ci dessus la théorie de Duhem en termes instrumentalistes, il semble en fait que Duhem naccepterait pas entièrement notre assimilation. En effet, il est bien celui qui revient, notamment dans La valeur de la théorie physique, à lantique conception de la science : cest-à-dire que pour lui, comme pour les Anciens, la science na pas seulement une visée pratique (les théories ne sont pas seulement des " recettes efficaces "), mais aussi, de connaissance du monde. En ceci, il se distingue bien de la conception instrumentaliste ! Evidemment, on nous demandera comment il peut bien faire pour renouer avec cette conception plus réaliste des théories scientifiques, étant donné quil a défini celles-ci comme étant des classifications abstraites et résumées (=simples) des phénomènes ? Dans la Théorie physique (op. cit., II, 4), Duhem explique que, finalement, les théories ne sauraient être seulement idéales et abstraites : elles sont quand même, du moins ellestendent à lêtre, le reflet dun " ordre réel ". Elles tendent, nous dit-il, à " devenir des classifications naturelles ". Duhem, pour rendre compte de ce quil lui est finalement impossible de nier, est obligé de recourir à une justification en termes de " croyance naturelle ", de foi, du scientifique. Cest-à-dire, à quelque chose dont on ne peut rendre compte, qui est inexplicable. Ainsi dit-il que le physicien " a beau se pénétrer de cette idée que ses théories nont aucun pouvoir pour saisir la réalité,quelles servent uniquement à donner des lois expérimentales une représentation résumée et classée ; il ne peut se forcer à croire quun système capable dordonner si simplement et si aisément un nombre immense de lois, de prime abord si disparates, soit un système purement artificiel : par une intuition, il affirme sa foi en un ordre réel dont ses théories soit une image, de jour en jour plus claire et plus fidèle ".
Ce que lon peut tirer de cette affirmation, cest que le problème que rencontre inéluctablement toute conception instrumentaliste des théories scientifiques, cest quelle ne peut rendre compte que par quelque chose de lordre du mystère, de la foi, ou même du hasard, du fait que souvent et même très souvent, les théories scientifiques, soi-disant purement artificielles, se révèlent décrire le comportement des choses, ou correspondre à quelque chose dans la réalité. On peut donner pour exemple le cas des atomes qui pendant longtemps ont donné lieu à des débats acharnés au sujet de savoir si oui ou non on cherchait à travers eux à décrire la nature ultime de la matière, ou sils nétaient que des fictions commodes : lhistoire semble avoir donné raison aux premiers. Quel miracle, alors, que des entités théoriques savèrent être des entités réelles !
Ce que dira à ce propos Popper, dans son article intitulé Trois conceptions de la connaissance, in Conjectures et réfutations, cest que linstrumentalisme ne peut rendre compte que des prédictions portant sur des évènements dont la nature nous est connue. Mais surtout, cette conception a des conséquences vraiment très néfastes pour lactivité (recherche) scientifique. En effet, en toute rigueur, pour que linstrumentaliste soit conséquent avec lui-même, il doit sinterdire de chercher à réfuter sa théorie -ce qui, on le sait, est pour Popper la définition même de ce quil nomme " pseudo-science ", et qui relève de la mythologie - : il nen a normalement pas besoin, puisquil a décrété que sa théorie ne correspond à rien de réel. Linstrumentalisme mène donc à freiner le progrès scientifique, puisquil empêche toute découverte. Toutefois, précisons quil ne peut être soutenu jusquau bout, puisquil y a des découvertes !
Si donc linstrumentalisme ne nous satisfait pas, faut-il pour autant en revenir à ce réalisme qui ne nous paraissait pas plus satisfaisant dans notre première partie ? Faut-il dire que les théories scientifiques décrivent la réalité ? Oui, mais quelle réalité ? On doit rappeller ici que pour le réaliste, qui était en cela proche du métaphysicien, le monde est indépendant de notre présence en tant que détenteurs de savoirs : son mode dexistence est indépendant de la connaissance théorique que nous en avons. Et les théories scientifiques vraies doivent décrire correctement (cest-à-dire adéquatement et objectivement) cette réalité. Or, on peut objecter au réalisme quil semble difficile de pouvoir vraiment décrire " la réalité telle quelle est vraiment ", cest-à-dire, sans nous. On pourrait croire que nous faisons ici référence, implictement, à Kant. Mais il nen est rien. Nous faisons plutôt état de ce que les scientifques contemporains eux-mêmes ont découvert. Commençons par le plus banal : les " faits " ne nous sont pas accessibles, et on ne peut pas en parler, sans référence à une théorie pré-existante ; nous faisons toujours appel, pour tester une théorie, à des systèmes de mesure qui dépendent de cette théorie : bref, ce nest pas le réel objectif des réalistes (qui sont ici empiristes), mais des faits construits portant la marque irréductible de la théorie. Ce quon teste, précisons-le, ce sont des conséquences vérifiables de la théorie, non le réel en soi. Précisons de plus que lon ne sait jamais si une expérience vérifie une théorie ; tout au plus peut-on dire quelle la réfute, et encore, on ne sait même pas, étant donné que lhypothèse " mère " est accompagnée de nombreuses hypothèses dites " auxilliaires ", comprenant notamment les informations sur le système de mesure, ce que, dans la théorie, réfute exactement une expérience. Bref, les théories scientifiques ne décrivent pas la réalité, au sens où on ne peut jamais savoir si la réalité est telle quelles le disent. Enfin, il convient de dire, pour finir, que ce quont découvert les scientifiques avec lobjet quantique, remet tout à fait en cause le réalisme : il est vain de vouloir se débarrasser du sujet connaissant ; les théories ne décrivent plus la Nature en soi, mais linteraction sujet-monde ou théorie-réalité.
Nous avons ici affaire, en quelque sorte, à un nouveau réalisme, ou à ce quon peut appeler " la nouvelle alliance " (I.Stengers). Les théories scientifiques décrivent bien la réalité, ou du moins, cest ce quelles cherchent, mais nous savons aujourdhui que cette réalité doit tenir compte de notre présence.
Conclusion
Il nous a donc semblé inévitable daffirmer que les théories scientifiques décrivent la réalité. Cette réalité nest toutefois pas ce qui est sous-jacent aux phénomènes. Pourtant, il serait absurde de dire quelles se contentent de décrire ce qui est observable, car alors, la science ne servirait pas à grand-chose. Les théories scientifiques visent à avoir une représentation la plus conforme possible de la réalité, i.e., du monde où nous vivons. Elles ne visent pas seulement à agir sur les choses
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