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Thèmes : le temps, l'histoire, la mémoire
Corrigé
L’intitulé du sujet nous demande si le passé peut revivre : dès l’abord, on a envie de se demander si on n’aurait pas affaire ici à un énoncé auto contradictoire, dépourvu de sens. En effet, ce qui est passé, n’est-ce pas ce qui n’a plus d’être, ce qui n’est plus, et ne sera jamais plus ? Comment peut-on croire que le passé peut revivre, au sens où il pourrait être de nouveau ? Il semble que cela contredirait le fait, semble-t-il bien établi, que le temps est irréversible, contrairement à l’espace : que faire de la « flèche du temps », si on prend l’énoncé en toute rigueur ? Devant cette difficulté, on peut alors penser que ce que cet énoncé nous demande, c’est de chercher s’il n’y aurait pas un sens dans lequel on pourrait dire de façon valide que le passé peut revivre. Peut-être serons-nous alors amenés à dire, et là est le problème soulevé par le sujet, que le passé n’est pas, paradoxalement, ou plutôt, contrairement à l’évidence la plus immédiate, à penser comme « passé » au sens de révolu, de ce qui est à jamais perdu, bref, comme ce qui, par définition, ne pourrait jamais revivre. Le passé n’est-il pas, en fin de compte, bien plus « vivant » que le présent ?
I- IMPOSSIBILITE LOGIQUE ET ONTOLOGIQUE D’UNE SURVIVANCE DU PASSE
Nous avons dit, dans notre introduction, que l’énoncé nous paraissait être, au premier abord, auto contradictoire Il s’agit donc d’abord d’expliciter en quoi le passé ne peut pas revivre, du moins, si on prend l’énoncé, avons-nous dit, en toute rigueur. On aurait affaire ici à une impossibilité à la fois logique et ontologique, qui contredit profondément les conceptions que nous avons du temps et, par suite, du devenir historique.
La question que nous nous poserons ici sera celle de savoir s’il est possible d’avoir deux fois le même passé.
Précisons dès l’abord que le « passé » peut s’entendre, en un sens général, comme référant à l’ensemble de tout ce qui s’est passé, ou bien, en un sens plus restreint, comme référant à quelque chose du passé.
L’évidence la plus immédiate nous enjoint à dire qu’il est impossible que le passé puisse revivre : cela tient à la structure de la réalité.
D’abord, le cours du temps n’est pas, contrairement à l’espace, réversible. I.e., on peut aller à sa guise d’un point à un autre, avancer et reculer arbitrairement, que dans l’espace, où toutes les choses existent simultanément. Mais, quand il s’agit du temps, où tout existe sur le mode de la succession, on ne peut aller à sa guise d’un moment ou d’un événement à un autre dans n’importe quel ordre.
Dire que le passé peut revivre, ce serait alors contredire le principe de causalité, puisque ce serait dire que ce qui vient avant (le passé) peut venir après (i.e., dans le présent). Bergson dirait sans doute ici que dire que le passé peut revivre, c’est penser le temps, ou la durée, sur le modèle de l’espace.
On a envie de dire qu’il n’y a que dans les œuvres de science-fiction qu’on peut retourner à sa guise dans n’importe quel événement du passé, aller dans le passé comme on va au cinéma, i.e., comme on se dirige vers l’instant futur. Mais on nous dira ici que ce n’est pas vraiment de cela qu’il s’agit : on veut savoir, plutôt, s’il est possible que le passé se répète.
Prenons d’abord le terme de « passé » au sens fort, i.e., au sens où il se réfère à l’ensemble de tout ce qui a lieu. La question est alors: tout peut-il recommencer à nouveau ?
C’est ce que nombre de philosophes ont cru, notamment, dans l’Antiquité, les Stoïciens. Leur présupposé était que le temps, et le devenir historique par conséquent, est cyclique. Platon, dans le Politique, nous expose un mythe qui rend bien compte d’une telle conception. Dans ce mythe (qui, comme nous allons le voir, pourrait aujourd’hui paraître dans un roman de science-fiction), Platon dit que à un moment donné, il y aura un grand cataclysme (ce qui rappelle la « Grande Année » des Stoïciens), après lequel tout, dans une première étape, irait à l’envers. Les morts renaîtraient de leurs cendres, les vieillards redeviendraient jeunes, puis des bébés, puis des germes, etc. Et alors, tout recommencerait de nouveau. Bref, on peut dire qu’ici, le passé en tant que tel, l’ensemble de tout ce qui est arrivé jusqu’au cataclysme, revivrait, identique, toujours pareil à lui-même.
Mais évidemment, on se demandera alors ce qu’est le temps, et l’histoire, si tout se répète sans cesse ! Cela revient justement à les nier, puisqu’on nie qu’il ne puisse jamais y avoir émergence du nouveau, de ce que Bergson appelle « l’imprévisible nouveauté ».
Mais cela tient-il, à l’analyse ? Le passé peut-il vraiment revivre au sens où il pourrait se répéter, revenir ? On se réfèrera ici au principe leibnizien des indiscernables pour y répondre par la négative.
En effet, selon ce principe, il est impossible que deux êtres numériquement distincts soient en tous points semblables (ou qualitativement identiques). Si nous appliquons ce principe au problème qui nous occupe ici, on peut dire qu’il n’est pas possible que le passé se répète en toue rigueur : en effet, si le passé se répète c’est que nécessairement on n’a pas affaire à un seul passé, mais à deux ; donc, s’il y en a deux, on ne peut avoir (exactement) le même passé, puisque pour cela, il faudrait qu’on ait affaire à un seul ensemble d’événements… On peut seulement dire qu’il y a une forte similitude entre deux événements, mais ce ne sera pas les mêmes. Ces deux passés ne seront pas les mêmes.
En vertu du même principe, il semble qu’il soit impossible de dire qu’un événement passé puisse « revivre » ou « avoir lieu de nouveau ». On ne peut pas avoir deux fois le même événement ; on a vu qu’en toute rigueur on ne peut parler que de forte ressemblance. Mais on doit garder en tête que ce sera une ressemblance et non une identité, si on ne veut pas occulter le fait que le temps est progrès et que le devenir historique se caractérise par l’émergence du nouveau.
C’est faute de mieux qu’on pourra par exemple parler de fascisme ou de totalitarisme aujourd’hui. L’historien est en effet obligé, quand un événement arrive, de le ranger sous des catégories générales, parce que c’est tout ce dont il dispose pour le moment, pour l’appréhender. Mais les conditions d’un événement ne pouvant jamais être les mêmes, il sait très bien que l’on ne peut assister au retour d’un même « événement » (ils ne sont les mêmes que de nom).
On serait d’accord, ici, avec Hegel, puisque ce dernier stipule que l’Esprit passant, pour se réaliser, par certaines étapes, on ne pourra jamais (en tant que ces étapes sont ce par quoi il se réalise) revenir en arrière. Bref, il ne pourra jamais se reproduire une étape qui a déjà eu lieu. Par exemple, l’horreur nazie, celle des camps de concentration, ne pourrait plus jamais, selon une telle lecture, avoir lieu, ou encore, l’Etat despotique ne devrait pas pouvoir « revivre » une seconde fois. Cette lecture s’oppose tout à fait à une lecture platonicienne comme celle qu’on peut voir dans la République : en effet, on y voit que Platon serait plutôt enclin à dire que certaines réalités, comme, par exemple, l’Etat, subissent toujours le même processus : ainsi, la démocratie doit toujours inéluctablement régresser en tyrannie, etc.
Toutefois, il nous semble qu’à toujours dire que l’histoire n’est pas réversible, on soit tentés par les mirages de l’utopie. C’est ce qui arrive à Fukuyama, qui écrit, dans La fin de l’histoire et le dernier homme, que l’on ne connaîtra plus jamais, une fois que partout on aura adopté les démocraties libérales, les horreurs vécues dans le passé. En effet, les démocraties libérales sont selon lui ce que l’humanité a fait de mieux, ce par quoi elle a réalisé l’idéal tant attendu de rationalité. En elles (du moins, dans leurs principes), il n’y a plus de contradictions, et on ne peut plus retourner en arrière, régresser…
II- Quel passé nous livre le souvenir ?
Pourtant, s’il nous est apparu évident que le passé ne peut pas revivre, au sens où ce qui est arrivé une fois ne pourra jamais se reproduire, du fait que les conditions de réalisation ne pourront jamais être en tout point semblables, il faut tout de même préciser qu’il y a un sens, certes banal, mais pourtant important pour l’être humain, dans lequel on peut dire que le passé peut revivre.
Nous devons ici nous arrêter sur certaines activités, ou plutôt, certaines facultés, qui paraissent réussir à faire revivre le passé. Ainsi, tout le monde a déjà fait l’expérience de la remémoration de quelque chose de passé. Je me rappelle par exemple une mélodie, ou une personne qui m’est chère, mais qui vient de mourir. Tout cela, c’est du passé : cette mélodie dont je me souviens, je ne l’écoute pas actuellement, cette personne dont je me souviens, n’est pas là en ce moment, et je ne pourrai plus jamais la voir, puisqu’elle est morte. Pourtant, comment dire que c’est du passé à proprement parler, puisque, en ce moment même, dans le moment du présent, j’en suis tout à fait conscient, et peut-être cela m’est-il même bien plus présent que la présence des choses et des gens autour de moi ?
Ainsi, il semble que la faculté de mémoire ait tout à fait le pouvoir de faire revivre le passé, de le rendre présent à ma conscience. Selon Hume, les idées de la mémoire se distinguent de celles de l’imagination en ce qu’elles sont plus vives, qu’elles nous frappent plus –presque autant que les impressions des sens. Bref, par la mémoire, le passé revit pour moi, dans mon présent; elle peut ainsi nous donner l’impression que le passé n’est pas enfoui et à jamais perdu.
Pourtant, Hume nous rappelle ce que nous disions plus haut, à savoir, que ce que la mémoire nous livre, ce n’est pas le passé lui-même : il dit en effet que le passé s’est toujours affaibli, i.e., qu’il y a un écart inévitable entre ce que nous livre notre souvenir d’un événement passé, et cet événement lui-même. Pour Hume, le passé est « moins réel » que le présent, il a moins de teneur. Bref, il semble que nous soyons de nouveau amenés à dire que jamais on ne pourra retrouver dans le présent, le passé comme tel.
Non seulement le passé qu’on fait revivre par le souvenir sera toujours atténué, mais encore, il changera toujours, du fait même qu’on se le rappelle, de signification : le passé, d’abord, subit lui-même des modifications à travers le temps, et du fait qu’il y a eu d’autres événements (qu’ils me soient arrivés à moi ou non) à venir après, on leur donnera toujours, sans vraiment en être conscient, une nouvelle signification. Ainsi, dans l’expérience du souvenir, ce n’est pas au passé tel quel ou en soi que l’on réfère, mais à un passé qui lui aussi a subi des transformations (il s’altère, il subit la flèche du temps).
Le passé qui revit sur le mode du souvenir ne revit-il pas à proprement parler ? Mais alors à quoi sert l’activité de l’historien ? Et les commémorations ? Quel sens donner à l’expression « je te garderai toujours dans mon cœur » ? Peut-être que pour faire revivre le passé, il suffit d’y être attentif, de vouloir s’en souvenir, justement pour que, pendant quelques instants, il reprenne vie. Il semble bien que la seule façon, pour nous, de faire revivre le passé, soit d’avoir recours à la mémoire. Car on ne peut nier que par le souvenir, le passé est presque présent, et « toujours là »…
III- PEUT-ETRE FAUT-IL, TOUT SIMPLEMENT, ABANDONNER LA DICHOTOMIE PASSE/ PRESENT ?
Ainsi, on se demandera, pour finir, si le passé ne serait pas toujours là. Il ne meurt peut-être jamais. Alors que le fait de demander si le passé peut revivre, présuppose qu’il est mort…
On peut donc se demander, tout simplement, comment il serait possible d’accomplir une action quelconque, si le passé n’était pas présent. Rien autour de moi n’aurait plus de sens, je n’aurais pas appris par exemple que si je me rends à un arrêt de bus, dans quelques instants, un bus devrait passer, et m’emmener là où je veux me rendre. Notre présent ne fait donc sens que sur fond de passé.
Que dire encore du pianiste ? Chez lui, il semble que le passé soit bien présent, sous forme de « mémoire-habitude », comme le montre bien Bergson dans Matière et mémoire. Bergson est d’ailleurs bien celui qui a montré que le passé était toujours présent, et qu’il avait une très grande influence sur notre présent –il agit dans notre présent. Tout est toujours là, seulement, on ne s’en rend plus compte ; dans l’action ne surgit que ce qui, de ce passé, intéresse directement l’action (le présent). Comme le dit Bergson, « le passé fait toujours boule de neige avec le présent ». Si la durée est substantielle, alors, il n’y a pas à séparer abruptement le passé et le présent. Pour lui, c’est le passé qui fait la réalité du présent, ou du moins, son épaisseur : le présent « pur » est une non réalité, un cas limite, qui sert seulement à l’analyse du philosophe.
Il semble donc maintenant évident de dire que tout le présent subit l’influence du passé. Mais, par là, n’en vient-on pas justement à nier la liberté de l’homme, tout comme dans notre première partie nous disions que si le passé peut se répéter, alors, cela revient à nier la réalité du temps et du devenir historique ?
Ainsi Freud nous dit que notre enfance (notre passé) pèse très fort sur notre présent (cf. « l’enfant est le père de l’homme »), sur notre personnalité, qu’elle nous détermine littéralement –seulement, nous en sommes inconscients. A chaque geste que je peux faire, le passé revit en moi. Cf. les lapsus révélateurs. Je crois agir par moi-même, et en connaissance de cause, mais en moi il y a un système, l’inconscient, qui est l’acteur réel de mes actions (ce système englobe la société, mes parents, etc.). Si le passé est ici bien vivant, il l’est même trop, puisque je le subis, j’en pâtis, et qu’il m’empêche de m’épanouir, de me réaliser. Afin de ne plus être prisonnier de ce passé qui m’influence et me détermine sans cesse, il me faut, selon Freud, faire revivre explicitement ce passé, et l’accepter.
Seulement, encore une fois, nous sommes renvoyés à la question de savoir si c’est possible, puisque, comme on sait, on a souvent dit à Freud que ce soi-disant passé qui revenait à la conscience du patient, subissait l’influence du psychanalyste ! I.e., ce passé n’est pas le passé en soi, réel, mais le passé reconstruit, réinterprété, imaginé, etc.
Ce que la thèse de Freud, comme celle de Bergson, ont le mérite de nous montrer, c’est qu’il est impossible de dire où commencent et où s’arrêtent le passé et le présent. Et il nous paraît vain d’essayer de les démarquer, ou de croire qu’ils sont rigoureusement démarqués. Peut-être alors faut-il dire, comme on le dit de la chronologie historique, que ce ne sont là que des catégories artificielles, forgées par l’homme, utiles afin de s’orienter dans le temps, mais qu’elles ne correspondent à rien dans la réalité. Le seul problème est que, comme l’a bien montré Bergson, il est très difficile d’abandonner les habitudes de penser que nous avons prises afin d’agir (sur les choses), et on a vite fait de croire que ces catégories subjectives sont la réalité ou y correspondent adéquatement.
Ce qui s’impose à l’issue de notre analyse, c’est au la durée est une et qu’il ne faut pas croire que le passé ne serait pas présent. Rien ne se perd… Le passé est bien plus consistant que le présent. Point n’est donc besoin de le faire revivre, puisqu’il n’a jamais cessé de vivre.
Conclusion
Si nous répondons donc à la question qui nous est posée qu’il n’est pas besoin de demander si le passé peut ou non revivre, c’est parce que le passé est toujours vivant, et que la question présuppose que le passé est mort. Pourtant, il est vrai qu’il ne peut nullement revivre si on se permet d’entendre par là qu’il pourrait revenir, identique (en tous points), bref, se répéter. Et il est tout aussi vrai qu’il est légitime de se demander si nous pouvons, nous, en tant qu’êtres pour lesquels le passé ne peut revivre que par la conscience ou la mémoire, réussir à faire revivre le passé, que ce soit pour en guérir et ne plus en être prisonnier, ou bien pour en avoir une connaissance adéquate. Mais ici, les questions que nous posons semblent, inéluctablement, retomber dans le présupposé (qui est alors une « illusion transcendantale », comme le dirait Kant, i.e., tenant à la constitution de notre raison) selon lequel le passé serait différent du présent, et moins que le présent, au sens de plus lointain que le présent…
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