Le droit à la bêtise ?

Plan


Corrigé

Introduction


Spontanément, la question qui nous est posée frappe par son caractère paradoxal. Comment peut-on envisager, en effet, un droit à la bêtise, alors que la bêtise est ce que, depuis tout petit, on nous interdit de faire ? « Ne fais pas de bêtise(s), sinon tu auras une fessée ! », « arrête de dire des bêtises », etc. : qui ne s’est jamais entendu dire ça ? La bêtise est, si on se réfère donc à l’usage le plus courant de ce mot, du côté de ce qu’il ne faut pas faire, à moins d’être réprimandé, puni. Employer le mot de « bêtise » renvoie toujours, semble-t-il, à un jugement de valeur négatif sur une action ou sur une parole, un discours.

Pourquoi alors poser la question de savoir s’il peut exister un « droit » à la bêtise ?

Dira-t-on peut-être que la bêtise, telle celle de l’enfant dont nous parlions tout d’abord, peut être tolérée, et peut-être après tout bénéfique ? On pensera alors à d’autres expressions du langage courant, du genre : « j’ai fait une grosse bêtise ». Ici, il ne s’agit plus à proprement parler de la bêtise commise par un enfant, mais par un adulte, certes ; mais il s’agit pratiquement de la même chose : il s’agit de quelque chose que l’on a fait ou dit par inadvertance, par ignorance, par manque de réflexion. Ne dira-t-on pas ici que si la bêtise est pratiquement la même chose que l’erreur, on nous demande alors si la bêtise peut être tolérée, parce que propre à l’homme ? (cf. l’expression : « l’erreur est humaine »)

Cette dernière phrase ne peut pourtant que nous choquer par le nouveau paradoxe qu’elle semble cacher. En effet, nous venons de dire que la bêtise serait propre à l’homme. Pourtant, en philosophie, ne disons-nous pas que c’est plutôt la raison qui est le propre de l’homme, qui le différencie des autres espèces animales ? La question qu’on nous pose nous pousse alors à interroger en profondeur la « nature humaine ». Ne parlons plus de l’enfant mais de l’adulte. N’est-il pas de son devoir de respecter ce qui fait de lui un homme, c’est-à-dire, sa raison, sa réflexion ? Si la bêtise revient à ne pas user de sa réflexion, de sa raison, alors, certes, on n’ira pas condamner cet homme et le mettre en prison (sauf si cette bêtise le pousse à commettre des actes ou à proférer des propos que la loi de l’Etat juge être un délit), mais n’est-ce pas hautement blâmable ? Ici, le sujet nous invite à interroger le « droit à la bêtise » comme on pourrait très bien réfléchir sur le « droit à la différence » : que doit-on faire face à des gens qui vivraient perpétuellement dans la bêtise, dans l’ignorance, dans la non réflexion ? Doit-on laisser faire, en arguant du fait que nul n’a le droit d’imposer à autrui un certain mode de vie, ou certaines valeurs ? Le relativisme moral peut-il être défendu jusqu’au bout ? Vivre dans la « non-raison », n’est-ce pas une atteinte grave à l’idée d’humanité ?

Nous essaierons de répondre à ces questions tout en prenant pour fil directeur le paradoxe de la bêtise, à la fois humaine et non humaine…

Première partie : La bêtise, comme l’erreur, est humaine, et semble même être nécessaire pour que l’homme devienne vraiment un homme… Il semble donc que parler d’un droit à la bêtise ne soit pas si choquant que cela : la bêtise doit être tolérée !


A- la bêtise de l’enfant : l’apprentissage théorique et pratique de la vie ; la distinction puissance et acte

1) définition première de la bêtise ; pourquoi est-elle « interdite » ?

Reprenons l’exemple dont nous sommes partis dans notre introduction, afin de donner une définition succincte de la bêtise, par l’usage le plus courant de ce mot. Qui n’a jamais entendu sa mère, son père, etc., nous dire, depuis que nous sommes tout petit : « attention, si tu continues à faire/ dire des bêtises, tu seras puni » ! Mais cet exemple est encore trop vague : c’est quoi, au juste, « faire/ dire des bêtises » ? Et bien, voici des exemples plus concrets : c’est fouiller dans les placards, c’est essayer d’escalader l’armoire du salon pour attraper les bonbons tout en haut de l’étagère, c’est mentir de façon exagérée, dire des gros mots, etc.

Analysons ces exemples, afin de chercher ce qui leur est commun à tous, comme le veut la méthode d’interrogation philosophique chère à Socrate. Ce qui frappe d’abord, dans ces exemples, c’est la notion de désagrément qui semble être inhérente à la notion de bêtise. Ce désagrément peut être plus ou moins grave. Pas trop grave : ainsi, l’enfant qui fouille dans les placards peut casser toute la vaisselle qui y est contenue… Plus grave : s’il tombe de l’armoire, il peut se blesser ou même mourir, s’il fouille dans les placards, il peut s’intoxiquer, etc. Qu’est-ce qui est commun à ces deux sortes de désagréments qui pourraient être occasionnés par la bêtise ? Si on se réfère au dernier exemple, « dire des gros mots », on pourra dire que si la bêtise est réprimandée, c’est parce que l’enfant qui fait/dit des bêtises est un être sans limites, qui n’a aucune notion de bien ou de mal, qui ne sait pas ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire pour vivre en société.

Si donc on interdit à l’enfant de faire des bêtises, ce n’est pas parce que ça nous embête nous les adultes, mais c’est parce qu’il ne connaît pas le monde et ses dangers (c’est ce que nous appelerons la « bêtise théorique ») mais aussi parce qu’il ne sait pas ce qui est bien ou ce qui est mal (c’est ce que nous appelerons la « bêtise pratique », pratique renvoyant ici non vraiment à l’action mais à la morale). Laisser un enfant faire des bêtises, c’est commettre une faute morale, car c’est risquer de lui faire croire que dans la vie, il pourra agir à sa guise, suivre ses désirs comme il l’entend… (On sait d’ailleurs où ça le mènerait : à la mort ? en prison ?)

2) Mais alors, on commence aussi à comprendre pourquoi on peut parler d’un droit à la bêtise. Ne dira-t-on pas en effet que l’enfant qui fait des bêtises, est un être en situation d’apprentissage ? Comment peut-il savoir ce qu’est le monde s’il ne peut le découvrir par lui-même ? Comment peut-il vraiment savoir quels en sont les dangers, s’il n’a jamais connu la peur occasionnée par les dangers ? Comment enfin peut-il savoir ce qui est bien et ce qui est mal, si on ne le lui dit pas ? Certes, on dira que c’est justement à travers l’interdiction et le blâme que le « petit d’homme » peut acquérir tout cela et s’adapter progressivement à son environnement comme à la société qui tous deux ont leurs exigences, mais on dira aussi que c’est dans le fait de commettre des bêtises que l’enfant saura faire ces acquisitions. Ainsi, la bêtise nous paraît être positive. Il faut certes la blâmer pour qu’elle puisse devenir une réelle acquisition (cf. les « leçons » de l’expérience), mais il ne faut peut-être pas nécessairement l’empêcher. Un enfant que l’on empêcherait tout le temps de faire des bêtises, ne pourrait peut-être pas devenir un homme digne de ce nom !

3) C’est que, en effet, l’homme n’est pas homme immédiatement. Que voulons-nous dire par là ? Prenons par exemple un nouveau-né. Le nouveau-né n’a pas encore l’usage de toutes ses facultés. On dira que c’est valable aussi pour les animaux, et que cela ne rend en rien l’homme exceptionnel (ou que ce n’est pas propre à l’homme) ! Ainsi le chiot ne sait pas immédiatement marcher, il ne voit pas immédiatement, etc. Mais ce que nous voulons dire ici, c’est que les facultés propres à l’homme, la raison, le langage, la conscience, etc., ne sont pas immédiatement « en acte », en exercice, à sa naissance. L’homme ne devient un homme qu’au cours du temps, sa raison n’est pas immédiatement apte à fonctionner, et sans doute devra-t-elle à la confrontation avec le réel le fait de se mettre à fonctionner (c’est d’ailleurs la thèse de Rousseau dans Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes).

Ainsi, si au début l’expression de « droit à la bêtise » nous paraissait choquante, elle nous paraît au contraire maintenant tout à fait louable : elle signifie que l’on devrait tolérer la bêtise, car la bêtise est ce qui nous permet d’acquérir la raison, cette raison qui fait de nous des hommes ! La bêtise nous humanise, nous rend moraux et capables de comprendre le monde qui nous y entoure…

B- la bêtise de l’adulte : renvoie à une certaine faiblesse humaine, signifie que nous ne sommes pas des êtres doués seulement de raison ; faut-il vraiment s’en affliger ? non seulement on la pardonnera mais on peut même l’apprécier par désir de se divertir !

1) La bêtise de l’adulte, intolérable ?

Si nous allons plus loin, nous pouvons alors dire que la bêtise doit être tolérée à la fois chez l’enfant et chez l’adulte. On nous dira ici que cette thèse n’est pas vraiment soutenable, si nous reprenons la distinction acte/ puissance dont nous venons de nous servir. En effet, ne venons-nous pas de dire que si la bêtise pouvait être tolérée chez l’enfant, c’est parce que l’enfant n’est pas encore rationnel ? Cela signifierait alors que l’adulte, lui, est l’homme accompli, celui qui fait usage « en acte » de sa raison. Dès lors, on devrait être amené à dire que la bêtise ne doit être tolérée que jusqu’à un certain âge : au-delà, elle serait blâmable (à moins que cet être adulte ne soit justement pas capable de l’exercer, à cause d’une déficience mentale…).

2) la bêtise renvoie au côté passionnel de l’homme : elle signifie que l’homme n’est pas entièrement rationnel, on doit donc la tolérer, l’excuser… et pourquoi pas même la louer ?

Pourtant, essayons de trouver maintenant des exemples de bêtises commises par un adulte. « J’ai fait une grosse bêtise », ça peut bien sûr renvoyer à la faute morale, du genre : commettre l’adultère, voler dans un magasin, mais ça peut aussi renvoyer à ces choses que l’on fait par inadvertance, ou dans le feu de l’action : ainsi, renverser tout le dîner, casser la voiture de papa (ou la sienne !), dépenser toute sa paie en vêtements dès le jour de sa réception, etc. Qui n’a jamais commis de telles « bêtises » ? C’est-à-dire, qui peut se vanter de n’avoir jamais agi de la sorte ? Si les premiers exemples sont à proprement parler des délits, la bêtise en soi est-elle un délit ? Non : la bêtise, c’est ce qui est à l’origine de ceux-ci. Que peut bien désigner la bêtise ici ? A quelle partie de nous renverrait-elle ? Si on se concentre sur les exemples ne renvoyant pas à l’idée de délit mais à celle de désagrément, on se rend compte que ce qui nous « fait » faire des bêtises, ce n’est pas tout à fait, comme chez l’enfant, l’ignorance, mais le manque de réflexion. Nous avons plutôt « obéi », dans tous ces cas, à nos instincts, à nos pulsions, à nos passions, qu’à notre raison. Certes, cela paraît au premier abord être criticable, mais pourtant, pouvons-nous exercer notre raison sans arrêt ? Cela ne serait-il pas le propre des dieux, des anges ? Si nous n’étions que raison, si nous n’avions pas de passions, serions-nous vraiment encore des hommes dignes de ce nom ? Comme le dit Descartes dans son Traité des passions de l’âme, les passions ne sont pas mauvaises en soi : il préfère d’ailleurs parler de « sentiments », afin de bien marquer le fait que les passions sont ce qui nous permet d’avoir un rapport au monde, de lui donner un sens. Nous ne pourrions vivre sans passions, elles sont tout autant vitales que les sensations le sont ! La bêtise étant due à notre côté passionnel, elle peut donc être tolérée et même pourquoi pas louée…

Bilan : la bêtise peut donc être considérée comme un « droit », autant chez l’enfant que chez l’adulte. La bêtise est en effet la conséquence de l’ignorance, du manque de réflexion, des passions. Or, nous l’avons vu, l’homme n’est pas « immédiatement » capable d’exercer sa raison, ni même, une fois capable de l’exercer, uniquement (ou toujours !) rationnel. Le droit à la bêtise serait donc fondé sur la faiblesse humaine, faiblesse dont, nous l’avons vu, il n’est peut-être pas pertinent de s’affliger…


Seconde partie : le droit à la bêtise, dès lors, un paradoxe : peut-on vraiment accepter le droit de vivre dans l’ignorance, dans la non réflexion ?

1) problème posé par I : le « droit à la bêtise » et le relativisme

Si nous poursuivons l’analyse effectuée dans notre première partie, nous pourrions donc dire que nous avons le droit à la bêtise, comme nous avons le « droit à la différence », pour reprendre une expression très à la mode dans notre société (qui est, pouvons-nous remarquer, « relativiste » : nous avons tous tendance à dire que chacun a le droit de vivre ou d’être comme il l’entend…). Or, nous le savons, le « droit à la différence » est une revendication : c’est une demande (légitime d’ailleurs, du moins au premier abord) à se voir respecté par les autres, malgré ou au-delà, plutôt, de nos différences. Que nous soyions riche, pauvre, catholique, musulman, etc., on nous doit le respect parce que nous sommes des hommes… c’est-à-dire, pour reprendre l’impératif catégorique de Kant, des êtres doués de valeur, et donc dignes de respect, parce que doués de raison . Ici, un nouveau paradoxe apparaît, beaucoup plus difficile à démêler, apparemment, que le premier ! En effet, si nous continuons le parallèle entre les deux expressions évoquées (le droit à la bêtise et le droit à la différence), on devrait alors dire que l’on pourrait très bien revendiquer le droit à la bêtise : ce serait le droit de vivre comme on l’entend, plus précisément, le droit de vivre « dans la bêtise »… Pourtant, la bêtise n’est-elle pas l’opposé de ce qui nous permet de fonder le droit à la différence, c’est-à-dire la raison ? Ne devrait-on pas ici mesurer le propos par lequel nous avons clos notre première partie ?

2) La bêtise nous déshumanise…

On le voit, la question a maintenant changé de sens : ce qu’on nous demande, finalement, c’est de répondre à la question de savoir si un homme digne de ce nom a le droit de vivre dans la bêtise, ou de la revendiquer comme un droit. Comme si vivre dans la bêtise, être bête, n’était rien de « grave ». Vivre dans la bêtise, ce serait vivre en ne réfléchissant pas ou en réfléchissant le moins possible, donc, en exerçant le moins possible sa raison… Nous avons vu tout à l’heure, certes, que nous ne pouvons vivre tout le temps en suivant notre raison, mais la nature nous dicte-t-elle nos devoirs ? Est-ce parce que quelque chose existe, est « naturel », que c’est bien ? A ce compte, il faudrait dire que la femme célibataire qui ne fait pas d’enfants commet des délits, car elle agit « contre-nature » ! L’argument selon lequel on pourrait accepter la bêtise parce qu’elle est en quelque sorte naturelle à l’homme, ou parce que l’homme n’exerce pas toujours sa raison, n’est donc pas si pertinent que ça. Ne serait-ce pas une certaine forme de lâcheté ?

C’est ce que nous montre bien Platon dans sa célèbre allégorie de la caverne (République, livre VII). Dans celle-ci, en effet, il nous montre quelle est la condition de l’humanité, à travers une allégorie. Nous serions comme des prisonniers qui depuis leur enfance sont enchaînés par le cou et les jambes dans une caverne. Ces prisonniers seraient condamnés à ne voir que la paroi de la caverne en face d’eux. Qu’y verraient-ils exactement ? Platon nous explique que ces hommes ne verraient que des ombres, or, ces ombres sont causées par des « montreurs de marionnettes » qui se cachent à l’entrée de la caverne, et qui manipulent donc des marionnettes pour nous faire croire que ce que nous voyons est la réalité. Pourquoi ? Sans doute parce que c’est utile que seuls certains soient détenteurs du savoir… Mais ce qui nous intéresse dans cette « histoire » n’est pas là : ce que se demande Platon, ensuite, c’est : que se passerait-il si l’on détachait l’un de ces prisonniers, pour lui révéler la vérité ? Il serait d’abord très récalcitrant, mais imaginons qu’il parvienne tout de même à quitter la caverne et voir par lui-même la vérité : s’il revenait ensuite dans la caverne pour « instruire » les autres, que feraient les prisonniers ? Ils le montreraient du doigts puis finiraient par le tuer, nous dit Platon (nous figurant par là le procès dont a été victime Socrate). Qu’est-ce que cela signifie pour notre propos ? Les prisonniers représentent ceux qui vivent dans la bêtise, c’est-à-dire, sans jamais réfléchir, sans jamais exercer leur raison. Ils vivent, plus précisément, dans l’ « opinion », se laissant aller à croire tout ce qu’ils voient, tout ce qu’ils entendent... Or, si ces prisonniers qui vivent dans la bêtise mettent à mort celui qui les interroge et les pousse à sortir de leur torpeur, c’est au bout du compte par lâcheté, par peur d’abandonner le confort des apparences, par paresse intellectuelle… Car la raison, la réflexion, on le voit dans cette allégorie, n’est certainement pas chose facile !

Les gens qui réclameraient le droit de vivre dans la bêtise, c’est-à-dire le droit, finalement, de vivre sans réfléchir, sans exercer sa raison, réclameraient donc de vivre dans la caverne nous parle de Platon… Doit-on laisser un homme se rendre prisonnier lui-même ? Doit-on accepter son comportement ? N’a-t-on pas le droit de le juger, de le blâmer, sans commettre d’infraction « morale » ?

3) la raison, une norme universelle ; respecter la raison, en soi comme chez les autres, est un devoir pour l’homme…

C’est en fait le relativisme absolu que nous avons ici à dénoncer. Comment faire, si on ne veut pas ici être accusé d’être ethnocentriste, c’est-à-dire, d’imposer ses propres normes à quelqu’un ? Qui nous dit que la raison est bien un idéal à poursuivre pour l’homme ? Reprenons l’impératif catégorique kantien dont nous avons parlé au début de cette seconde partie : un homme digne de ce nom est un homme qui « s’occupe » de sa raison plus que tout au monde. Qu’est-ce qui nous distingue, en effet, des animaux ? C’est le fait de ne pas suivre tout le temps ses instincts, ses pulsions, ses désirs… Et de pouvoir poursuivre des fins morales, ne pas agir seulement de manière égoïste. Or, ce qui nous rend capables d’agir de la sorte, c’est, justement, notre raison. Cette définition de la raison met l’homme au rang d’être digne de respect. Ce qui signifie que la découverte de ce qui fait de l’homme un homme, sa raison, est en même temps la découverte du devoir suprême de l’homme, en même temps envers autrui et envers soi-même. C’est l’impératif catégorique, qui stipule que (…). Cela signifie, pour notre propos, que nous avons le devoir de faire usage de notre raison, et qu’un homme n’en faisant pas usage, sera blâmé. C’est bien d’ailleurs ce que fait Platon dans le dialogue intitulé Gorgias. On y voit Socrate en train de débattre avec Calliclès à propos de la question de savoir s’il faut vivre en cherchant à satisfaire tous ses désirs, en ne réfléchissant jamais, en n’utilisant pas sa raison. Nous pouvons reformuler la question en demandant : « faut-il vivre dans la bêtise ou selon la raison ? ». Socrate, bien entendu, défend ici une vie selon la raison, et Calliclès, une vie selon la bêtise. Socrate montre à Calliclès que l’idéal de vie qu’il défend n’es t pas défendable, notamment en lui montrant que ce serait une vie dans laquelle on serait condamné à essayer de remplir d’eau une passoire : l’eau ressortirait aussitôt… Ce serait donc une vie dans laquelle on ne pourrait rien construire, ni une vie, ni une personnalité, ni son bonheur…

Bilan de II :

En tout cas, une chose est sûre : vivre dans la bêtise n’est pas acceptable et doit être blâmé car c’est avant tout un manque de respect pour l’humanité. C’est une sorte de crime contre l’humanité ! On peut d’ailleurs ici remarquer que quand on parle de « bêtise », on fait implicitement un parallèle : on compare alors l’homme qui commet la bêtise à un animal, à une « bête »…

Troisième partie : remise en question du présupposé de la question : la bêtise ferait de nous des bêtes ? Elle serait donc notre côté non humain ?

1) Problème posé par II : est-il légitime de parler de bêtise animale ?

Nous venons de dire que la bêtise serait en quelque sorte le propre de l’animal, ou en tout cas, nous rendrait semblables à des bêtes. Or, peut-on dire de l’animal qu’il fait des bêtises ? Certes, on peut leur attribuer des bêtises. Par exemple, votre chien vous saute au cou le soir quand vous rentrez du travail, et dans son agitation, vous casse vos lunettes… Ou encore, le chiot déchire la tapisserie quand vous n’êtes pas là, mange des chaussures, etc. On pourrait dire : comme le « petit d’homme » ! Mais on ne parlera pas de bêtise à son propos comme on le ferait à propos de l’homme, parce que l’animal n’est pas censé vivre en communauté, et suivre des règles morales. Certes, il devra « apprendre » qu’il ne faut pas agir de la sorte, mais ce sera du dressage. De toute façon, ce que nous voulons dire, c’est que si on définit la bêtise comme une sorte de refus d’utiliser sa raison, alors, la bêtise ne peut être considérée comme le propre des bêtes plutôt que de l’homme. Les bêtes ne sont paradoxalement jamais bêtes car elles ne peuvent jamais aller contre la raison : elles n’en ont pas !

2) Nous serions donc plutôt enclins à dire que la bêtise est le propre de l’homme.

Nous revenons ici à ce que nous disions à la fin de notre première partie : l’homme est faible, il n’est pas entièrement raison, la raison est pour lui quelque chose de difficile… et donc, il est enclin à faire des bêtises, mais aussi à vivre dans la bêtise… Ne nous y trompons pas cependant : nous ne sommes nullement en train de défendre le droit de vivre dans la bêtise ! Mais nous disons que la bêtise est, hélas, humaine, et que finalement, comparer celui qui fait des bêtises mais surtout vit dans la bêtise, à un animal, revient à faire une comparaison potentiellement dangereuse : par là, on tend à excuser la bêtise, on tend à déresponsabiliser l’homme. L’être humain refuserait en fait à se voir véritablement tel qu’il est : un être paradoxal, à la fois raison et passion, et plus facilement à l’écoute des secondes que de la première…

Ce n’est donc pas finalement l’expression de « droit à la bêtise » qui serait un paradoxe, mais la notion de bêtise elle-même… Ou bien même, la « nature » humaine elle-même ?

Conclusion

Ce sujet nous a donc permis de voir, dans un premier temps, que la bêtise n’est pas quelque chose de négatif en soi, notamment chez les enfants, chez qui elle peut permettre d’acquérir ce qui fera de lui un homme, mais aussi chez l’adulte, chez qui elle participe de son côté « passionnel » ; on a donc d’abord dit que l’on pouvait la tolérer puisqu’elle est inhérente à l’homme, et parce qu’elle est due à ses faiblesses. Pourtant, nous avons ensuite vu que l’on ne pouvait accepter, sous le prétexte de la première partie, qu’un homme vivre dans la bêtise. Un homme digne de ce nom doit cultiver sa raison, car c’est ce qui fait de lui un homme. Mais, finalement, nous avons tout de même remis en question le présupposé de cette dernière thèse, à savoir, celui selon lequel la bêtise ne serait pas humaine (puisque parler de bêtise suppose la comparaison implicite avec la bête). Il ne faut pas oublier son caractère humain, afin qu'elle nous rende modestes vis-à-vis de nous-mêmes, et que nous ne voulions au bout du compte nous débarrasser de notre côté passionnel. Mais que cela ne nous empêche pas d’essayer, autant que faire ce peut, de nous conduire comme un être humain digne de ce nom. Non, dès lors, à une vie « selon la bêtise », mais oui à la bêtise ponctuelle, qui peut toujours, même quand elle ne se voulait pas divertissante, faire « rire » après-coup !


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