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Introduction
I-Le travail ne serait-il pas activité humaine par excellence ?
A- un animal ne travaille pas et le travail va contre la nature, la nie : il est bien ce qui nous extrait du règne naturel, ce qui nous différencie de l’animal..
1) Le mythe de Prométhée (Platon, Protagoras, 320c-321c) : quelle est l’origine des techniques (et du travail lui-même) ?
2) Marx, Le capital, : le travail est l’essence de l’homme
B- De plus, ne serait-ce pas l’activité par laquelle on est (devient) un homme ?
1) Rousseau, De l’origine de l’inégalité parmi les hommes : l’humanité se construit au cours du temps, n’est pas quelque chose de tout fait.
2) Kant, Idée d’une histoire universelle, 4e proposition : la paresse contre la réalisation de l’homme.
3) N’est-ce pas alors par le travail que l’homme peut réaliser son humanité ? (Hegel, Phénoménologie de l’esprit, la dialectique du maître et de l’esclave).
II- Et si c’était une mystification ?
A-Marx, Manuscrits de 1844 : tout travail n’est pas humanisant.
1) Le travail tel qu’il existe dans la société capitaliste n’aliène-t-il pas le sujet de ce travail, l’ouvrier ?
2) Or, cela revient à dire que cette forme moderne du travail déshumanise l’homme
3) Tout travail n’est donc pas réalisation de l’humanité (le travail et l’œuvre)
B- Peut-être que ça réalise l’humanité, mais moi, je suis certes un homme, mais aussi une personne, un individu. Peut-être que mon bonheur ne se rencontre pas dans ce qui réalise la nature humaine.
III- Réhabilitation du loisir : Aristote, Ethique à Nicomaque,Livre X : le loisir philosophique.
1) Le travail contre la réalisation de l’esprit.
2) Les deux sortes de loisir.
3) Objections.
Bibliographie
Cours
1) Définitions sommaires :
-travail : a) sens général : activité par laquelle lhomme produit des biens et des services qui assurent la satisfaction de ses besoins naturels mais aussi sociaux (en transformant la nature) ;
b) sens économique : activité rémunérée, obligatoire et souvent pénible (fatigante, etc.)
-loisir : activité non rémunérée, qui se définit négativement par rapport au travail ; cest le " temps libre ", le temps passé hors du travail ;
-étymologie = " licere " = " être permis " ;
-sens grec = " scholè " = temps libre quun homme libre consacre en particulier à létude, hors de toute préoccupation de réussite sociale ou defficacité pragmatique (à lorigine du mot " école ", lieu détude et denseignement cf.Théétète, 172c-176a)
-aujourd'hui = temps qui nest consacré à aucun travail professionnel et dont on peut disposer pour se reposer ou se livrer à diverses activités de son choix (cf.Encyclopédie universelle, article " loisir ")
-Humanité : homme en général. Ce qui nous différencie de lanimal. On peut préciser quen général, on distingue lhomme de lanimal par tout ce qui nous paraît être le signe de la culture et de lesprit : la conscience, le langage, mais aussi, la liberté.
Elle nest pas naturelle mais construite (cf.Rousseau), du fait même quelle nest pas naturelle avant tout, mais culturelle. On acquiert lhumanité, on naît humain en puissance mais on la en acte en allant contre la nature. Cest bien ce que présuppose dailleurs lexpression, centrale dans le sujet, de " réaliser son humanité ".
On pouvait bien sûr parler du bonheur, mais à condition de se placer dans une perspective aristotélicienne (Politiques, I, 1 et 2 et Ethique à Nicomaque, notamment, I, 5), et de refaire son raisonnement. Sinon, on ne traite pas le sujet (à la fois parce quon lui en substitue un autre : " est-ce dans que lhomme est heureux ; et surtout parce que si vous ne réussissez pas à reprendre le point de vue dAristote cf.partie I du cours bonheur et politique-, vous dites alors que nous ne nous sentons plus heureux à travers le loisir quà travers le travail : la question est celle, bien moderne, de lépanouissement personnel ; ce nest ni la question ou la thèse dAristote, ni celle du sujet. Ici, on sinterroge sur lhumanité, pas sur la personnalité ou lindividualité ; que vous souffriez au travail nimplique nullement que le travail ne soit pas ce qui réalise lhumanité !
2) Problématisation :
On demande quelle est, des deux activités centrales dans la vie de lhomme, le travail et le loisir, celle qui déshumaniserait lhomme, quelle est au contraire celle qui lhumanise. Ce qui est à interroger, cest soit notre valorisation excessive du travail soit notre dévalorisation excessive au contraire. On doit donc principalement se demander si le travail a une valeur en soi, pas seulement sociale mais au sens où il serait ce qui nous rendrait plus humain ou humain tout court. Le travail est-il pour lhomme, non pas seulement un moyen en vue dune fin extérieure (survivre, manger) mais aussi et surtout une fin en soi ? Fait-il partie des phénomènes culturels/ spirituels ?
NB : bien sûr, on devra peut-être aussi remettre en question lopposition tranchée " travail contre loisir " ; mais à condition que cette remise en question soit réellement amenée par un problème rencontré au cours du développement.
I-Le travail ne serait-il pas activité humaine par excellence ?
"Il fut jadis un temps où les dieux existaient, mais non les espèces mortelles. Quand le temps que le destin avait assigné à leur création fut venu, les dieux les façonnèrent dans les entrailles de la terre d'un mélange de terre et de feu et des éléments qui s'allient au feu et à la terre. Quand le moment de les amener à la lumière approcha, ils chargèrent Prométhée et Epiméthée de les pourvoir et d'attribuer à chacun des qualités appropriées. Mais Epiméthée demanda à Prométhée de lui laisser faire seul le partage. "Quand je l'aurai fini, dit-il, tu viendras l'examiner". Sa demande accordée, il fit le partage, et, en le faisant, il attribua aux uns la force sans la vitesse, aux autres la vitesse sans la force; il donna des armes à ceux-ci, les refusa à ceux-là, mais il imagina pour eux d'autres moyens de conservation; car à ceux d'entre eux qu'ils logeaient dans un corps de petite taille, il donna des ailes pour fuir ou un refuge souterrain; pour ceux qui avaient l'avantage d'une grande taille, leur grandeur suffit à les conserver, et il appliqua ce procédé de compensation à tous les animaux. Ces mesures de précaution étaient destinées à prévenir la disparition des races. Mais quand il leur eut fourni les moyens d'échapper à une destruction mutuelle, il voulut les aider à supporter les saisons de Zeus; il imagina pour cela de les revêtir de poils épais et de peaux serrées, suffisantes pour les garantir du froid, capables aussi de les protéger contre la chaleur et destinées enfin à servir, pour le temps du sommeil, de couvertures naturelles, propres à chacun d'eux; il leur donna en outre comme chaussures, soit des sabots de corne, soit des peaux calleuses et dépourvues de sang,; ensuite il leur fournit des aliments variés suivant les espèces, et aux uns l'herbe du sol, aux autres les fruits des arbres, aux autres des racines; à quelques-uns mêmes, il donna d'autres animaux à manger; mais il limita leur fécondité et multiplia celle de leurs victimes, pour assurer le salut de la race. Cependant Epiméthée, qui n'était pas très réfléchi, avait, sans y prendre garde, dépensé pour les animaux toutes les facultés dont il disposait et il lui restait la race humaine à pourvoir, et il ne savait que faire. Dans cet embarras, Prométhée vient pour examiner le partage; il voit les animaux bien pourvus, mais l'homme nu, sans chaussures, ni couvertures, ni armes, et le jour fixé approchait où il fallait l'amener du sein de la terre à la lumière. Alors Prométhée, ne sachant qu'imaginer pour donner à l'homme le moyen de se conserver, vole à Héphaistos et à Athéna la connaissance des arts avec le feu; car, sans le feu, la connaissance des arts et était impossible et inutile; et il en fait présent à l'homme. L'homme eut ainsi la science propre à conserver sa vie ( )". Platon, Protagoras, 320c-321c, Folio 1967, Trad.E.Chambry, Le mythe de Prométhée, ou l'origine de la technique. |
Le mythe raconte que deux dieux, nommés Epiméthée et Prométhée, avaient eu pour tâche de doter toutes les espèces dattributs nécessaires à leur survie. Or, arrivé à la fin, il resta à Epiméthée, qui avait tout voulu faire seul, lhomme; or, il avait déjà donné tous les attributs dont il disposait. Lhomme était donc initialement nu, sans armes, sans couvertures, alors que lanimal, lui, était doté naturellement de tout ce quil lui fallait pour satisfaire tous ses besoins (instinct, griffes, poils, etc.).
Pour que lhomme puisse survivre, Prométhée, le deuxième dieu, vola le feu aux dieux.
Par la suite, du feu naquirent les techniques , par lesquelles lhomme compensa son inadaptation au milieu. Ainsi, Prométhée, en offrant aux hommes le feu, et les techniques, leur offrit le travail, puisque les techniques ne valent que dans le cadre du travail. Si lhomme travaille, cest parce que nous ne pouvons nous procurer ce dont nous avons besoin pour vivre quen le fabriquant. Par le travail, lhomme adapte la nature à ses besoins, la transforme, agit sur elle, etc.
NB : cela revient à voir le travail comme une punition (= c'est un châtiment de Zeus que Prométhée a trompé), mais en même temps, comme le propre de lhomme ; que nous, en tant quindividus, vivions le travail de façon pénible, ne veut rien dire quand à la signification réelle du travail par rapport à lhumanité elle-même
2) Marx, Le capital, : le travail est lessence de lhomme
Mais en quoi plus précisément le travail est-il spécifiquement humain ? Car si on se contente de dire que si lhomme est lêtre qui travaille (" homo laborans "), cest parce quil doit créer lui-même ses conditions dexistence,on na pas de caractère suffisant pour vraiment différencier par lui lhomme de lanimal. Voici ce que répond Marx à cette question :
"Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l'homme et la nature. L'homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d'une puissance naturelle. Les forces dont son corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement, afin de s'assimiler des matières en leur donnant une forme utile à sa vie. En même temps qu'il agit par ce mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature, et développe les facultés qui y sommeillent. Nous ne nous arrêterons pas à cet état primordial du travail où il n'a pas encore dépouillé son mode purement instinctif. Notre point de départ c'est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l'homme. Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l'abeille confond par la structure de ses cellules de cire l'habileté de plus d'un architecte. Mais ce qui distingue dès l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit, préexiste idéalement dans l'imagination du travailleur. Ce n'est pas qu'il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d'action, et auquel il doit subordonner sa volonté." Marx, Le Capital(1867), traduction de j. Roy, Éd. Sociales, 1950. |
Explication rapide : Marx distingue le travail de la nature; puis de l'activité de l'animal. Ce qui fait que l'animal ne peut être dit "travailler", c'est qu'il ne réalise pas dans la matière une idée préconçue, le résultat () n'est pas le fruit d'une activité de pensée. Ce que l'araignée ou l'abeille font, et de manière plus parfaite que l'homme, relève de l'instinct, alors que ce que l'homme a fait relève de l'esprit. (L'animal n'est pas conscient de ce qu'il fait).
Non seulement le travail définit lhomme, ou lui est propre, mais encore, lhomme se réalise en travaillant
1) Rousseau, De lorigine de linégalité parmi les hommes : lhumanité se construit au cours du temps, nest pas quelque chose de tout fait.
Cf. cours sur lEtat, description de létat de nature : tout ce qui est humain est acquis au cours du temps, est historique. Lhumanité de lhomme est bien innée, mais au sens de " virtuelle ". Elle existe en puissance mais nexiste effectivement (Aristote dirait " en acte "), nest en " exercice " quaprès coup. Exemple : lenfant est humain, est un être doué de raison ; mais il nest pas immédiatement raisonnable.
Confusion à éviter sur ce passage : certes, le travail dénature lhomme, mais ce faisant, il lhumanise (en le socialisant) !
2) Kant, Idée dune histoire universelle, 4e proposition : la paresse contre la réalisation de lhomme.
Kant reprend cette idée dune humanité qui nexiste pas immédiatement en acte. Cf. cours sur lhistoire, II, le raisonnement par lequel il démontre que si la nature a donné à lhomme la raison, cest quelle a voulu quil travaille parce que cette raison nest pas immédiatement en exercice et demande des efforts, etc.
Dès lors, pour reprendre lexemple de Kant dans Idée dune histoire universelle, 4e Proposition, une société de bergers dArcadie qui se satisferait dans le repos, ne pourrait évoluer. Rien ne distinguerait les bergers des animaux. (dire que lon définit ici le loisir par le repos, le délassement total, par " ne rien faire ", " se reposer ") ; amorcer alors une critique du loisir. Lhomme resterait toujours dans létat naturel, ne progresserait pas.
" ( ) tous les talents resteraient à jamais enfouis en germe, au milieu d'une existence de bergers d'Arcadie, dans une concorde, une satisfaction, et un amour mutuel parfaits; les hommes, doux comme les agneaux qu'ils font paître, ne donneraient à l'existence guère plus de valeur qu'en leur troupeau domestique ( ) toutes les dispositions naturelles excellentes de l'humanité seraient étouffées dans un éternel sommeil. (L'homme) veut vivre commodément et à son aise,; mais la nature veut qu'il soit obligé de sortir de son inertie et de sa satisfaction passive, de se jeter dans le travail et dans la peine pour trouver en retour les moyens de s'en libérer sagement". Kant, Idée dune histoire universelle au point de vue cosmopolitique, extraits de la 4e proposition |
3) Nest-ce pas alors par le travail que lhomme peut réaliser son humanité ? (Hegel, Phénoménologie de lesprit, la dialectique du maître et de lesclave).
En effet, le travail nest-il pas, cf.Prométhée, une activité de transformation de ce qui est donné/naturel ? Nest-ce pas dès lors ce par quoi on parvient à dépasser la nature et donc à se faire homme ? Nest-ce pas plus précisément par là quémerge lesprit, faculté caractéristique des hommes par rapport aux animaux, si lon en croit Descartes, Méditations métaphysiques, ou, si on refuse son dualisme trop tranché, la liberté ?
Cest ce que nous montre Hegel dans la dialectique du maître et de lesclave, où il a pour but de montrer comment lanimal devient homme.
Commentaire de la dialectique du maître et de l'esclave par Hegel.
Le Maître force l'Esclave à travailler. Et en travaillant, l'Esclave devient maître de la Nature. Or; il n'est devenu l'Esclave du Maître que parce que - au prime abord - il était esclave de la Nature, en se solidarisant avec elle et en se subor-donnant à ses lois par l'acceptation de l'instinct de conservation. En devenant par le travail maître de la Nature, l'Esclave se libère donc de sa propre nature, de son propre instinct qui le liait à la Nature et qui faisait de lui l'Esclave du Maître. En libérant l'Esclave de la Nature, le travail le libère donc aussi de lui- même, de sa nature d'Esclave: il le libère du Maître. Dans le Monde naturel, donné, brut, l'Esclave est esclave du Maître. Dans le Monde technique, trans-formé par son travail, il règne ou, du moins, régnera un jour en Maître absolu. Et cette Maîtrise qui naît du travail, de la transformation progressive du Monde donné et de l'homme donné dans ce Monde, sera tout autre chose que la Maîtrise "immédiate" du Maître. L'avenir et l'Histoire appartiennent donc non pas au Maître guerrier, qui ou bien meurt ou bien se maintient indé-finiment dans l'identité avec soi-même, mais à l'Esclave travailleur. Celui-ci, en transformant le Monde donné par son travail, transcende le donné et ce qui est déterminé en lui-même par ce donné; il se dépasse donc, en dépassant aussi le Maître qui est lié au donné qu'il laisse - ne travaillant pas - intact. Si l'angoisse de la mort incarnée pour l'Esclave dans la personne du Maître guerrier est la condition sine qua non du progrès historique, c'est uniquement le travail de l'Esclave qui le réalise et le parfait. A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Éd. Gallimard, 1947, p. 29. |
Voici la thèse de Hegel : lhomme lui-même est le résultat de son propre travail, car, en travaillant, il. transforme la nature et, par là, se transforme lui-même. Cest par le travail que lhomme acquière un attribut éminemment humain : la conscience. Celui qui ne travaille pas, et qui se croit plus libre que celui qui travaille (le " maître "), qui a une vie de loisir (sous-entendu =doisiveté) est reste trop proche de la nature, car il ne fait rien pour se distinguer delle, il ny pense même pas, puisque, passant son temps à jouir de lui-même, il ne sait même pas que la nature est problème. Lesclave, lui, se rend bien compte que la nature lui résiste, et lutte contre elle. Au bout du compte, il va sen distinguer. Le travail nest donc abêtissant et déshumanisant, parce quil ne soppose pas à ce qui est le plus proprement humain : lintellect.
Conclusion : lhomme se réalise donc bien dans le travail, il y trouve tout ce quil lui faut pour réaliser lhumanité. Le travail nest pas seulement une nécessité sociale contingente, nayant lieu dêtre que pour assurer nos besoins et nexistant par exemple que parce que la nature nest pas abondante ou pas pourvue dobjets pré-construits. Si la nature a besoin dêtre travaillée, cest afin que lhomme se fasse lui-même. (cest comme si la nature avait voulu que lhomme travaille, elle a fait exprès de nêtre pas immédiatement adaptée à nos besoins, comme ça, on shumanise, on " devient ce quon est ")
II- Et si cétait une mystification ?
Ce texte répond à deux questions :
1) Le travail tel quil existe dans la société capitaliste naliène-t-il pas le sujet de ce travail, louvrier ?
(aliéner : être étranger à ; soi-même ou au résultat de son travail ;ne plus s'appartenir ; ne plus être libre)
Réponse : le travail moderne, lié à lémergence du capitalisme, est avant tout le travail à la chaîne, la division du travail (cf;le taylorisme); or, cette forme de travail est aliénante, au sens où elle dépossède lhomme de lui-même, et a pour conséquence quil ne sappartient plus. En effet :
-dabord, louvrier qui travaille à la chaîne ne se reconnaît pas dans ce quil fait (si tant est quil a fait quelque chose : il na pas fait quelque chose, mais un bout de chose) ; la chose lui est complètement extérieure, il ne peut se reconnaître ni sépanouir dans son travail, qui nen est pas un ; il " travaille " seulement pour subsister
-ensuite, louvrier nest quune marchandise pour son patron ; en tout cas, il vend sa force de travail (marchandise) contre de largent (le salaire), afin dacheter des marchandises (nourriture, chaussures, livres, voyages, etc.) dont il fera usage pour produire sa vie ; et quelquun dautre que lui va en tirer profit ( on dit que cette force de travail possède une valeur déchange = ); donc, au bout du compte, on peut dire quil se vend lui-même, et quil est considéré comme une marchandise (voire même quil se considère lui-même comme une marchandise !).
2) Or, cela revient à dire que cette forme moderne du travail déshumanise lhomme
On peut se référer, pour le montrer :
Ainsi Marx définit-il le système capitaliste comme étant " le système dexploitation de lhomme par lhomme ".
3) Tout travail nest donc pas réalisation de lhumanité (le travail et luvre)
- La forme de travail à travers laquelle lhomme shumanise : créer une uvre dart, écrire des romans, etc. Or, et ce nest sans doute pas pour rien : nous, contemporains, nommons plutôt ces activités des loisirs. Pourquoi ? Parce que nous les vivons comme agréables, nous nous épanouissons à travers eux. Or, ce sont bien des activités rentrant dans le genre " travail ". Seul bémol : si nous les nommons loisirs, cest parce que aujourdhui, un travail se pense par rapport au gain. Si nous faisons quelque chose sans penser au gain, alors, pour nous, ce nest pas un travail.
-on peut critiquer les philosophes qui ont glorifié le travail comme étant ce qui humanise lhomme au plus haut point (Locke, Hegel, Marx lui-même dans sa jeunesse) en disant que cette glorification repose sur une confusion : celle entre " travail " proprement dit et " uvre ".
Cest ce sur quoi insiste H.Arendt dans son chapitre sur le travail in La condition de lhomme moderne.
Cf.distinction présente dans le langage : en anglais : " labor " / " work " ; en allemand : " arbeiten " et " werken " : " labor " a une connotation, comme le latin " tripalium ", de la peine, de malheur, de souffrance ; " arbeiten ", à peu près pareil mais plus précisément, désigne les travaux des champs exécutés par les serfs ; alors que " work " et " werken " renvoient à lartisan, et à luvre.
Dans cette distinction certes dabord étymologique mais aussi conceptuelle, le " travail " est déprécié parce quil est mis au rang des activités difficiles, qui déforment le corps (ce sont donc surtout les cultivateurs et les sculpteurs qui " travaillent ")
Conclusion : on peut peut-être soupçonner que la thèse selon laquelle le travail humanise lhomme, réalise son humanité, est une croyance utile à la société ou bien une illusion " capitaliste ". Cf. sur ce point, le fait que la valorisation du travail est datée historiquement (révolution industrielle, émergence du salariat) ; cf. économistes tels A.Smith, qui a écrit La richesse des nations : peut-être a-t-on cru que le travail avait pour lhomme une valeur en soi, parce que lon a su démontrer que le travail est source de toute valeur (cf.valeur dusage, et valeur déchange : utilité d'un objet quelconque et faculté de celui qui le possède d'acheter d'autres marchandises). Mais, après tout, pourquoi lhomme ne se réaliserait-il pas ailleurs ?
Le travail mapparaît souvent comme une souffrance, une aliénation. Je ne le choisis pas, cest difficile, etc. Je ne mépanouis pas dans le travail sauf exception et sauf sil est pour moi vécu comme un loisir.
-ici, on peut donc faire une place au fait que le travail nest pas vécu comme ce par quoi je parviens au bonheur, je me réalise, mépanouis, etc. ; mais en prenant bien la précaution de préciser que lindividu peut souffrir pour le bien de lespèce, du groupe, etc.
-ça peut être utile pour passer à la troisième partie louant une vie de loisir plutôt quune vie de travail Ainsi, on vient de montrer, en A), que tout travail nest pas humanisant, peut-être même, avec H.Arendt, le travail en tant que tel, si tant est bien sûr quon puisse parler dune " nature " du travail ; puis, en B), que le travail me rend, moi, individu, malheureux ; ne peut-on pas dès lors soupçonner que cest plutôt par le loisir que lhomme réalise son humanité ?
Le loisir est-il nécessairement lopposé du travail entendu comme uvre ? Et nest-il pas plus enrichissant que le travail entendu comme labeur ? III- Réhabilitation du loisir : Aristote, Ethique à Nicomaque,Livre X : le loisir philosophique.
1) Le travail contre la réalisation de lesprit.
Cf. textes issus dAristote, Ethique à Nicomaque, Livre X : §6, " Bonheur, activité et jeu " (extraits) : " sont désirables en elles-mêmes les activités qui ne recherchent rien en dehors de leur pur exercice. Telles apparaissent être les actions conformes à la vertu, car accomplir de nobles et honnêtes actions est lune de ces choses désirables en elles-mêmes. Mais parmi les jeux, ceux qui sont agréables font aussi partie des choses désirables en soi : nous ne les choisissons pas en vue dautres choses, car ils sont pour nous plus nuisibles quutiles, nous faisant négliger le soin de notre corps et de nos biens ( ) Ce nest donc pas dans le jeu que consiste le bonheur. Il serait en effet étrange que la fin de lhomme fût le jeu, et quon dût se donner du tracas et du mal pendant toute sa vie afin de pouvoir samuser ! ( ) au contraire, samuser en vue dexercer une activité sérieuse, voilà la règle à suivre. Le jeu est, en effet, une sorte de délassement , du fait que nous sommes incapables de travailler dune façon ininterrompue et que nous avons besoin de relâche. Le délassement nest donc pas une fin, car il na lieu quen vue de lactivité. Et la vie heureuse semble être celle qui est conforme à la vertu ; or, une vie vertueuse ne va pas sans un effort sérieux et ne consiste pas dans un simple jeu. Et nous affirmons, à la fois, que les choses sérieuses sont moralement supérieures à celles qui font rire ou saccompagnent damusement, et que lactivité la plus sérieuse est toujours celle de la partie la meilleure de nous-mêmes ou celle de lhomme dune moralité plus élevée. Par suite, lactivité de ce qui est le meilleur est elle-même supérieure et plus apte à procurer le bonheur. De plus, le premier venu, fût-ce un esclave, peut jouir des plaisirs du corps, tout autant que lhomme de plus haute classe, alors que personne nadmet la participation dun esclave au bonheur, à moins de lui attribuer aussi une existence humaine. " §7, " La vie contemplative ou théorétique " : " ce qui est propre à chaque chose est par nature ce quil y a de plus excellent et de plus agréable pour cette chose. Et pour lhomme, par suite, ce sera la vie selon lintellect, sil est vrai que lintellect est au plus haut degré lhomme même. Cette vie-là est donc aussi la plus heureuse ". NB : dans ce texte (célèbre) Aristote démontre que la vie où lon peut consacrer tout son temps/loisir à méditer, à philosopher, est la vie la meilleure possible pour lhomme car il développe alors ce qui lui est propre (lintellect = esprit). Cf. suite : " Et cette activité paraît être la seule à être aimée pour elle-même : elle ne produit en effet rien en dehors de lacte même de contempler " ; cette suffisance à soi de la vie contemplative mène Aristote à la nommer " vie de loisir ", but dernier de toute activité en général (quelle soit technique, i.e., visant à produire quelque chose, ou pratique, i.e., nayant pas pour but la fabrication sont pratiques au plus haut point les actions morales). Aristote utilise donc de deux manières le terme de " loisir " (négativement, et positivement). |
Pour Aristote, qui est grec, ce qui fait de lhomme un homme, cest lintellect, lesprit. Rien de nouveau par rapport à notre analyse. Seulement, il inverse le rapport travail/ esprit : si lhomme est avant tout un esprit et est homme par cet esprit, il doit le cultiver. Et cela, il ne peut le faire que sil ne travaille pas. Pour cultiver librement son humanité, son esprit, on doit pouvoir méditer à notre aise, réfléchir, bref, faire de la philo ; pour ce faire, il faut être délivré du souci des contraintes matérielles. Comment penser tranquillement si on doit perdre son temps à faire le repas, à nettoyer la maison, à travailler toute la journée pour se procurer du pain ?
Conséquence : le travail nous asservit à la nécessité, aux besoins du corps, il est donc "vile" et nous rend esclaves du besoin et de la nature; au bout du compte, il nous rend semblable à un animal ou à la pire des brutes. Bref le travail n'humanise pas, car il a rapport avec ce que nous partageons avec les autres animaux.
2) Les deux sortes de loisir.
a) Or, ce temps libre et de méditation qui se définit en totale opposition par rapport au travail, Aristote lappelle " loisir " (skholè).
b) Il ne dit pas du tout que cest à travers le loisir au sens de divertissement ou de jeu ayant pour seule fin de nous procurer des plaisirs, que lhomme peut réaliser son humanité. Ca, cest le loisir habituel des hommes, mais cest le loisir au sens négatif.
Cf. Cours " Le bonheur consiste-t-il à faire tout ce qui nous fait plaisir ? ", où Platon, dans le Gorgias, montre bien que sadonner à tous les plaisirs et tous les divertissements (qui peuvent être la chasse, le jeu, la boisson, la multiplication des amants, etc.), mène à la perte de soi-même, et nous rend animal.
Cf.aussi, toujours dans le cours sur le bonheur et le plaisir, la définition pascalienne du divertissement = se perdre soi-même, sortir de soi pour se disperser dans des activités qui font oublier notre triste condition humaine.
Aristote oppose encore le loisir (skholè) proprement dit à la paresse (er ) ou l'oisiveté; alors que nous, nous leur donnons le même sens.
3) Objections.
Deux problèmes se posent toutefois :
a) ce quAristote entend par " loisir ", nest-ce pas une forme de " travail " ?
Un travail, certes, abstrait de son côté économique et financier, mais noublions pas que le travail na pas toujours été tel ; il est avant tout une transformation de la nature, une opposition, même, à la nature. Si bien que le loisir philosophique aristotélicien est un ou est le travail au sens propre du terme. Il consiste à se former soi-même en opposition à la naturalité ou lanimalité puisque ce qui est à réaliser, cest ce qui fait de nous des hommes, à savoir, lesprit, la raison.
(cf.distinction entre travail qui assure la subsistance, et travail sur soi qui a lui une signification et une dignité spirituelle)
b) le loisir par lequel lhomme réalise au plus haut point son humanité, repose sur lesclavage.
Il nest possible quà condition quil y ait des esclaves, qui, eux, travaillent, pour satisfaire les besoins de la maisonnée, et du maître. Ce nest donc pas possible aujourd'hui de revenir à une telle manière de vivre et de réaliser son humanité, car nous sommes à l'ère des droits de l'homme, donc, du caractère universel et abstrait de l'humanité
A nous dinventer et de trouver des loisirs formateurs et réellement humanisants ; ou bien, comme on est en train dessayer de le faire, de réinventer le travail !
H.Arendt, Condition de lhomme moderne (parle beaucoup de la conception du travail dans la Grèce antique).
Aristote, Ethique à Nicomaque, Livre X ( le loisir philosophique)
La Genèse
Hegel, Phénoménologie de lEsprit, chapitre " la conscience de soi ", La dialectique du maître et de lesclave (Commentaire utile dans A.Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Tel Gallimard)
Kant, Idée dune histoire universelle au point de vue cosmopolitique, 1ères à 4èeme proposition (le travail humanise car sans lui lhomme ne progresserait pas)
Marx, Le capital, I, 3,7 (le travail est-il une activité naturelle ?)
Manuscrits de 1844 ( le travail aliéné et déshumanisant)
Rousseau, Discours sur lorigine de linégalité (lhumanité est acquise)
Taylor, Principes de la direction scientifique du travail (1911) (rationalisation du travail = division des tâches ; le travail na pas de valeur en soi : il est un simple moyen de gagner sa vie dans la société de consommation)
Max Weber, Léthique protestante et lesprit du capitalisme, Presses Pocket
Filmographie :
Chaplin, Les temps modernes (critique du taylorisme, i.e., dune société entièrement mécanisée et complètement déshumanisée ; cf. Chaplin employé dans une chaîne de montages, qui doit suivre la cadence, qui rêve de boulons ; à la fin, il fuit cette cité des machines avec sa compagne)
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