Plan
Introduction
I- particularité des vérités logiques et mathématiques
A- Les mathématiques ne sont pas une connaissance empirique mais purement formelle, comme la logique
B- Logique et mathématiques ne sont pas des connaissances au sens strict
II- le statut ontologique des mathematiques
A- l’échec des programmes de reduction des mathematiques a la logique appelle à chercher un autre fondement que la logique pour penser les mathématiques
B- contrairement à la logique, les mathematiques semblent avoir un contenu
C- la physique mathématique
D- La réalité ne serait-elle pas de nature mathématique ? (Galilée)
E- Kant et le synthétique a priori
Conclusion
Annexe : faut-il interpréter la thèse de Galilée ontologiquement ?
Cours
Si cette question se pose, cest parce que les mathématiques sont considérées comme la connaissance la plus certaine, comme méritant le plus pleinement le titre de " science " et de " vérité ".
Ce quon ne met nullement en question, cest que les mathématiques soient une connaissance.
Or, quest-ce quest-ce qui caractérise une connaissance? Une connaissance se caractérise surtout par le fait davoir un objet, et elle doit nous apporter des informations sur cet objet (ses propriétés, etc.).
Les sciences naturelles (science physique, biologie, chimie, histoire, etc.) sont bien des connaissances (à tel point que, dun point de vue général, science et connaissance sont des termes synonymes) : dune façon générale, ce qui caractérise les sciences est quelles ont un objet, même si, en grande partie, ces objets sont constitués par des théories (par exemple, en physique, les atomes, électrons, champs de gravitation, en biologie, les cellules, les molécules, etc.). Elles nous parlent de quelque chose, et nous font connaître les caractéristiques de ces objets.
On pourrait répondre : des fonctions, des isomorphismes, des polynômes, des nombres complexes, etc.
Il semble toutefois que ces " objets " ne soient pas des objets au même sens que ceux des sciences, i.e., quils ne rendent possible aucune expérience et ne peuvent faire lobjet daucune expérience. Ainsi, on ne fait pas lexpérience dun nombre mais dun nombre donné de pommes, par exemple. Les mathématiques nauraient donc pas dobjets réels. Ne faut-il pas dire alors que le savoir le plus respecté, paradoxalement, ne porte sur rien ?
Mais peut-être peut-on dire, pour sauver les mathématiques, que ce qui fait quelles sont des vérités sûres et certaines, cest justement quelles nont pas dobjet ? Et quelles sont, dès lors, des vérités dun type particulier?
Mais seront-elles encore des connaissances à part entière? Pourront-elles encore nous permettre de connaître quoi que ce soit? Ne seront-elles pas stériles, envisagées du point de vue de la connaissance ? Ne serviront-elles pas à tout autre chose quà connaître quoi que ce soit ?
Pour répondre à notre question, nous devrons donc aussi répondre à la question de savoir si les mathématiques ont un objet ; nous devrons donc discuter des deux grandes positions sur ce point, qui sont les suivantes :
1)celle selon laquelle les math ont bien des objets (mais on ne voit pas de quelle nature ils peuvent être)
2)celle selon laquelle les math nont pas dobjet (mais on ne voit pas bien ce quelles nous permettent de connaître et surtout pourquoi elles sont considérées comme le domaine privilégié de la vérité)
Commençons par ce premier argument, puisque cest de là que nous sommes partis.
I- particularité des vérités logiques et mathématiques
A- Les mathématiques ne sont pas une connaissance empirique mais purement formelle, comme la logique
1) Hume : les vérités analytiques et synthétiques
Hume, Enquête sur lentendement humain, IV, 1, § § 1 et 2 Tous les objets de la raison humaine ou de nos recherches peuvent naturellement se diviser en deux genres, à savoir les relations didées et les faits. Du premier genre sont les sciences de la géométrie, de lalgèbre et de larithmétique et, en bref, toute affirmation qui est intuitivement ou démonstrativement certaine. Le carré de lhypothénuse est égal au carré des deux côtés, cette proposition exprime une relation entre ces figures. Trois fois cinq est égal à la moitié de trente, exprime une relation entre ces nombres. Les propositions de ce genre, on peut les découvrir par la seule opération de la pensée, sans dépendre de rien de ce qui existe dans lunivers. Même sil ny avait jamais eu de cerce ou de triangle dans la nature, les vérités démontrées par Euclide conserveraient pour toujours leur certitude et leur évidence. Les faits, qui sont les seconds objets de la raison humaine, on ne les établit pas de la même manière ; et lévidence de leur vérité, aussi grande quelle soit, nest pas dune nature semblable à la précédente. Le contraire dun fait quelconque est toujours possible, car il nimplique pas contradiction et lesprit le conçoit aussi facilement et aussi distinctement que sil concordait pleinement avec la réalité. Le soleil ne se lèvera pas demain, cette proposition nest pas moins intelligible et elle nimplique pas plus contradiction que laffirmation : il se lèvera. Nous tenterions donc en vain den démontrer la fausseté. Si elle était démonstrativement fausse, elle impliquerait contradiction et lesprit ne pourrait jamais la concevoir distinctement. |
Commentaire
Hume distingue ici deux genres de connaissances humaines, et deux statuts correspondant de vérités.
Dun côté, il y a les connaissances qui portent sur le monde, sur la réalité concrète. On peut y ranger les connaissances empiriques, les sciences de la nature, etc. De lautre, il y a les connnaissances logiques et mathématiques, qui elles ne portent pas sur le monde, ni par conséquent sur des entités réellement existantes, mais sur les idées de notre esprit et leur mise en relation.
Conséquence :
a) les premières connaissance sont des vérités synthétiques
Exemples de vérités synthétiques : " le soleil se lèvera demain " ; " la lune tourne autour de la terre ".
Deux caractéristiques majeures :
- Portant sur le monde, elles sont variables, car le monde peut toujours changer. Il peut très bien y avoir une catastrophe nucléaire, si bien que le soleil ne se lèvera pas demain ; ibido pour la lune Ces vérités peuvent donc devenir, de vraies quelles étaient, fausses.
- Elles sont a posteriori, i.e., on a besoin, pour les vérifier, de recourir à lexpérience. On ne peut pas savoir que la lune tourne autour de la terre, si on ne la pas observé. Ibido pour le soleil.
b) Les secondes connaissances sont appelées vérités analytiques
Hume en donne deux exemples, qui sont exclusivement de nature mathématique :
(1) le carré de lhypothénuse est égal au carré des deux côtés
(2) trois fois cinq est égal à la moitié de trente
Caractéristiques majeures, par rapport aux vérités synthétiques :
- Ne portant pas sur le monde, elles ne sont pas sujettes à changement, elles ne peuvent savérer fausses demain. Elles sont toujours, i.e., nécessairement, vraies. Vérités éternelles.
- On na nullement besoin, pour les connaître, de recourir à lobservation du monde extérieur. Elles sont a priori.
Bien sûr, on peut donner des exemples non mathématiques de ces vérités :
(3) la licorne na quune corne sur la tête
(4) les célibataires ne sont pas mariés
(5) une chose (a) ne peut être en même temps elle-même et son contraire (non a)
Toutes ces vérités sont analytiques en ce que, pour les vérifier, on na nullement besoin de recourir à lexpérience, mais on peut se contenter de développer la signification du premier terme, ; on obtient alors, par déduction, le second terme.
2) Les mathématiques sont donc de nature logique
Cela paraît aller de soi, cf.fait que dans le programme de Terminale, on met ensemble logique et mathématiques : on présuppose bien quil y a une raison fondamentale de les mettre ensemble, et que parler de lune, cest parler de lautre.
Afin de voir quels sont leurs caractères communs, nous allons étudier rapidement chacune de ces deux disciplines.
a) Quest-ce que la logique formelle ?
a1) Une science du raisonnement valide
La logique formelle est une science qui détermine quelles sont les formes correctes de raisonnement (" propositions "). Elle sintéresse à leur validité, et celle-ci se détermine en considérant la forme de ce raisonnement, non sa matière (contenu). Pour ce faire, on va donc symboliser les propositions.
a2) Eléments de la logique formelle aristotélicienne
Chez Aristote, linventeur de la logique (cf. Premiers et seconds analytiques), une proposition se décompose en sujet (ce de quoi on affirme), prédicat (ce qui est affirmé), copule (qui lie les deux). NB : seuls le sujet et le prédicat sont symbolisés (par S et P).
Une proposition a une quantité (universelle ou particulière) et une qualité (affirmative ou négative), ce qui, par combinaison, donne pour les mêmes termes 4 propositions (carré logique) :
(1) tout S est P
(2) nul S nest P
(3) quelque S est P
(4) quelque S nest pas P
On peut relier les valeurs de vérité de ces propositions opposées :
- les deux universelles ne peuvent être vraies ensemble ( mais elles peuvent être fausses ensemble)
- si une universelle est vraie, la particulière de même qualité lest, et la vérité dune proposition entraîne la fausseté de celle qui possède une quantité et une qualité opposée.
Aristote appelle le raisonnement logiquement valide, un syllogisme. Caractéristiques majeures du syllogisme :
- une suite de trois propositions telle quune fois les deux premières (prémisses) accordées, la troisième (conclusion) ne peut être refusée.
- il repose sur trois termes : la conclusion seffectue parce quun terme commun aux deux prémisses permet de relier les autres termes.
- suivant la disposition de ce moyen terme (M), on a différentes figures : MA, MB, BA (première figure) ; AM, BM, BA (deuxième figure) ; MA, MB, BA (troisième figure) ; AM, MB, BA (quatrième figure)
- les figures donnent lieu à différents modes selon la quantité et la qualité de leurs propositions (exemple : tout M est A, tout B est M, donc tout B est A, mode de la première figure)
La syllogistique sefforce de démontrer sur ces schémas quels sont les modes valides, i.e., ceux pour lesquels, les prémisses étant vraies, la conclusion lest. Pour être valide, un syllogisme doit être conforme au schéma dun mode valide ; la validité dun raisonnement quelconque dépend uniquement de sa forme.
Donc : la logique est une science autonome, qui a un objet propre, les formes de démonstration. Mais cet objet na pas de contenu. La logique ne nous apporte pas dinformations, ne décrit rien
a3) Eléments de logique contemporaine
La logique aristotélicienne sera plus tard " améliorée " ; elle a en effet des limites, comme par exemple de symboliser seulement les individus (Socrate), les espèces (lhomme), les concepts (mortel), quelle met en relation, et dont elle analyse leurs relations.
Aujourdhui, cest lensemble des trois éléments aristotéliciens qui est lélément (proposition élémentaire), et est donc lélément mis en relation avec dautres (propositions élémentaires).
On symbolise ces propositions élémentaires par p, q, r. Elles sont reliées par des opérateurs propositionnels : ou, et, non, si alors, ssi, eux-mêmes représentés par des symboles. On peut les qualifier seulement de vraies ou fausses.
Exemple :
(1) je suis au pôle nord = p
(2) il fait froid = q
(3) si je suis au pôle nord alors il fait froid = p.q
a4) Stérilité de la logique : la validité logique na rien à voir avec la vérité matérielle
La déduction ou le syllogisme est un raisonnement seulement formel, i.e., qui na rien à voir avec le réel. Ce que ne permet aucunement de savoir la déduction, cest si les prémisses sont vraies ou non. Tout ce quelle nous permet de dire, cest que si elles sont vraies, alors, la conclusion lest aussi (i.e., de déduire des énoncés à partir dautres énoncés).
Exemple :
(1)tous les chats ont cinq pattes
(2)Gromatou est mon chat
(3)Gromatou a cinq pattes
Est un raisonnement valide, car si (1) et (2) sont vraies, alors, (3) lest aussi. Mais bien entendu il est faux matériellement.
Conclusion a) : la logique est donc purement formelle, elle napporte pas de connaissance sur le monde, elle na pas vraiment dobjet propre. Et elle est stérile, au sens où elle ne peut nous apporter de connaissances.
b) Nature du raisonnement mathématique
Dans le texte de Hume étudié ci-dessus, nous avons vu que le raisonnement mathématique consiste à établir des relations entre certains "objets" ou "définitions" (hypoténuse, triangle, cinq, etc.) : ainsi disait-il :
"Le carré de lhypothénuse est égal au carré des deux côtés, cette proposition exprime une relation entre ces figures. Trois fois cinq est égal à la moitié de trente, exprime une relation entre ces nombres."
Mais comment opère-t-on cette mise en relation ? Par des procédés logiques, ie, par une "démonstration" : cf. ce texte célèbre de Platon, qui résume bien la méthode mathématique :
Platon, La république, VI, 510, c, d Ceux qui travaillent sur la géométrie, sur les calculs ( ), une fois qu'ils ont posé par hypothèse l'existence de l'impair et du pair, celle des figures, celle des trois espèces d'angles ( ), procèdent à l'égard de ces notions comme à l'égard des choses qu'ils savent ; les maniant pour leur usage comme des hypothèses, ils n'estiment plus avoir à en rendre nullement raison, ni à eux-mêmes, ni à autrui, comme si elles étaient claires pour tout le monde ; puis, les prenant pour point de départ, parcourant dès lors le reste du chemin, ils finissent par atteindre, en restant d'accord avec eux-mêmes, la proposition à l'examen de laquelle ils ont bien pu s'attaquer en partant. |
Ce qui est essentiel : le respect du principe de non-contradiction, règle essentielle de la logique. C'est la logique qui guide donc le raisonnement mathématique. Toutes les propositions quénonce les mathématiques peuvent se tirer les unes des autres par les règles de la logique formelle.
C'est bien ce que fait la géométrie d'Euclide : quand on énonce quelque chose sur les objets de la géométrie (plans, lignes, points) et leurs relations appartenir, être situé entre, être congru) on le fait par déduction, en veillant à ce que cet énoncé soit une conséquence logique de ce qu'on a posé au départ (système d'axiomes qui les régit). Premier système hypothético-déductif
Si le raisonnement mathématique est déductif, alors, il est de nature logique. Il respecte la logique, et il est formel. De plus, on ne peut pas dire quil nous apporte une connaissance sur le monde (du moins, cela paraît bizarre quil puisse le faire ; mais cest ce qui sera discuté plus tard).
c) Points communs de la logique et des mathématiques
Logique et mathématiques sont donc purement formelles, elles ne portent pas sur le monde empirique, et nont aucun contenu; dans les deux cas, on manipule des symboles formels, abstraits, en les mettant en relation par des relations de type " logique ", elles aussi abstraites; par conséquent, on ne parlera pas strictement à leur égard de vérité mais de validité
Une telle thèse a inspiré dailleurs des programmes de réduction des mathématiques à la logique. On insiste alors fortement sur le côté abstrait des mathématiques. Ce sont :
- le logicisme (Russell et Whitehead, Frege, mais aussi Leibniz) : cherche à construire déductivement les mathématiques à partir dun langage logique élémentaire.
- le formalisme (Hilbert, mais aussi Pascal) : la " pensée " mathématique na dexistence que dans les systèmes décriture qui la manifestent (i.e., sur le papier) ; tout est rédutible à des symboles logiques, dépourvus de contenu ; et les mathématiques sont entièrement démontrables, non contradictoires (i.e., conformes à norme logique suprême)
NB : Je ne mattarde pas sur ces deux programmes, car ma question nest pas de savoir si les mathématiques sont ou non réductibles à la logique. Et puis, le cours serait encore plus long quil ne lest déjà !
B- Logique et mathématiques ne sont pas des connaissances au sens strict
Problème : logique et mathématiques ne sont pas des connaissances à part entière, puisquelles nont pas de caractère informatif. Elles nont à voir quavec les règles de lesprit ; elles ne parlent donc que de lesprit, et nont pas dobjet. Ce sont soit :
- des conventions, des normes pour penser correctement,
- ou bien des lois naturelles de la pensée (mais la nature peut-elle être source de normes ? il semble quon puisse parler de lois naturelles de la pensée en recourant à la sélection naturelle, cf. cours religion, partie sur Darwin).
Mathématiques et logique servent alors seulement à savoir raisonner, à penser correctement. Ce nest que de façon indirecte quelles servent la connaissance : elles nous montrent comment utiliser notre esprit pour connaître la réalité. (Aristote appelait sa logique un " organon " = instrument).
Ce sont seulement des auxilliaires pour la connaissance.
1) la logique, auxilliaire de la connaissance
Voici quelques textes :
Guillaume dOccam, Prolégomènes du Commentaire sur les livres de lart logique, trad. française R. Galibois, Publications du Centre dEtudes de la Renaissance, Université de Sherbrooke (Québec), 1978, pp. 54-55 : Troisièmement, il faut traiter de lutilité de cette science. Il faut savoir à ce sujet que cette science sert à de multiples fins, dont lune est la facilité de discerner entre le vrai et le faux. Car si on possède parfaitement cette science, on juge facilement de ce qui est vrai et de ce qui est faux, lorsquil sagit de ce que lon peut savoir par le moyen des propositions connues de soi. Comme il nest nécessaire, en effet, en de pareilles matières, que de procéder avec ordre, en allant des propositions connues de soi à ce qui en découle finalement, et comme la logique enseigne semblable processus discursif, il en résulte que, grâce à elle, on écouvre facilement le vrai en de pareilles matières et que, pour la même raison, on discerne facilement le vrai du faux. La logique est encore utile en ce quelle permet de répondre promptement. Car cette science enseigne à discerner ce qui est incompatible avec la chose proposée, ce qui en est le conséquent, ce qui en est lantécédent ; une fois connues ces trois choses, cest en toute facilité quon nie lincompatible, quon concède le conséquent et quon répond que lantécédent est non pertinent, en raison de sa nature. Cet art enseigne aussi la solution de tous les arguments qui pèchent dans la forme ; et il nest pas possible, en quelque science que ce soit, dinférer sophistiquement à partir de propositions vraies quelque chose de faux, sans que, grâce aux règles certaines quenseigne la logique, on ne décèle facilement pareille défaillance, ce qui est impossible sans la logique ou sans son emploi ; et par conséquent, ceux qui ignorent cette science prennent de nombreuses démonstrations pour des sophismes, et, inversement, accueillent à titre de démonstrations bien des sophismes, faute de savoir distinguer entre le syllogisme sophistique et le démonstratif. La logique sert encore à rendre facile de percevoir la valeur des mots et la façon propre de parler. Car grâce à cet art, on sait facilement ce que disent les auteurs au sens littéral du discours, ce quils disent, non en un sens littéral, mais selon la façon courante de parler ou daprès leur intention particulière, ce que lon dit proprement, ce que lon dit métaphoriquement ; et cela est surtout nécessaire à tous ceux qui sappliquent à comprendre les paroles dautrui ; car ceux qui interprètent toujors au sens littéral et propre tous les propos des auteurs, tombent dans de nombreuses erreurs et dinextricables difficultés. |
Lectures conseillées : Arnauld et Nicole, La logique de Port Royal ; Descartes, Regulae (Règles pour la direction de lesprit)
2) les mathématiques, auxilliaires de la connaissance
Cf. Platon, République : celui qui prend lhabitude de faire des raisonnements mathématiques prend lhabitude de se détacher des sens, du monde sensible. Or, pour lui, lêtre véritable nest pas sensible mais intelligible. Les mathématiques nous permettent donc daccéder au monde intelligible, à la science de lêtre.
II- le statut ontologique des mathematiques
Mais les mathématiques ne sont-elles que jeu de lesprit, ou lois naturelles de la pensée ? Sont-elles vraiment de même nature que la logique ?
Enjeu : si on découvre que non, alors, on pourra alors dire quelles sont bien une connaissance à part entière.
Plusieurs raisons fondamentales nous inclinent à croire que les mathématiques ne sont pas strictement réductibles à la logique. On en relève principalement trois.
1) Léchec du formalisme : le théorème de Gödel
1931 : Gödel établit lexistence, à lintérieur de tout système formel, comme celui de Hilbert) qui suppose larithmétique élémentaire, et même à lintérieur du système formalisé de larithmétique, dune proposition vraie mais non démontrable (i.e., non déductible des axiomes). Les mathématiques ne sont pas entièrement formalisables, et donc sans doute pas de nature logique.
Impossibilité de démontrer la non-contradiction dun système formel à laide des seules ressources quil contient lui-même.
Cela mène à penser que les mathématiques, contrairement à la logique, ont quelque chose de non formel.
2) Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future qui voudra se présenter comme science, I, § 2, c, ii : le jugement mathématique nest pas analytique mais synthétique, car il nécessite le recours à lintuition
Kant, Prolégomènes, I, § 2,c, ii Les jugements mathématiques sont tous synthétiques. Cest là une proposition qui semble avoir à ce jour complètement échappé aux remarques des analystes de la raison humaine, qui semble même aller contre toutes leurs attentes, bien quelle soit incontestablement certaine et lourde de conséquences. Car comme on trouvait que les raisonnements des mathématiciens seffectuaient tous selon le principe de contradiction (la nature de toute certitude apodictique lexige), on se persuadait que les principes des mathématiques, eux aussi, étaient connus à partir du principe de contradiction ; grave erreur, car sil est bien vrai quune proposition synthétique peut être comprise selon le principe de contradiction, ce nest jamais en elle-même, mais seulement à la condition de supposer une autre proposition synthétique dont elle peut être déduite. Il faut tout dabord remarquer que les propositions proprement mathématiques sont toujours des jugements a priori et non pas empiriques, puisquelles comportent une nécessité qui ne saurait être tirée de lexpérience. Si lon ne consent pas à maccorder cela, eh bien je restreins ma thèse à la mathématique pure, dont le concept implique déjà que que ce nest pas une connaissance empirique quelle contient, mais uniquement une pure connaissance a priori. Au premier abord, on pourrait bien penser que la proposition : 7 + 5 = 12 est une proposition simplement analytique, qui découle du concept dune somme de sept et cinq selon le principe de contradiction. Mais quand on y regarde de plus près, on trouve que le concept de la somme de sept et cinq ne contient rien de plus que la conjonction de deux nombres en un nombre unique, sans que par là soit aucunement pensé quel est ce nombre unique qui les englobe tous deux. Le concept de douze nest en aucune façon déjà pensé par le fait de penser simplement la conjonction de sept et de cinq, et je peux bien mobstiner à analyser mon concept dune telle somme possible, je ny rencontrerai pas le douze. Il faut sortir de ce concept et le dépasser en recourant à lintuition qui correspond à lun des deux nombres, par exemple les cinq doigts de sa main, ou cinq points ( ) et en ajoutant au concept de sept lune après lautre les unités de cinq, données dans lintuition. On élargit donc réellement son concept en par cette proposition 7 + 5 = 12, et au premier concept on en ajoute un nouveau, quon ne pensait pas du tout dans le premier ; cest-à-dire que la proposition arithmétique est toujours synthétique, ce dont on est dautant plus distinctement conscient quon prend des nombres plus élevés ; car cela fait apparaître clairement que nous pourrions tourner et retourner tant quon voudra notre concept sans recourir à lintuition, nous ne pourrions jamais trouver la somme. Un principe quelconque de géométrie pure nest pas davantage analytique. Que la ligne droite entre deux points soit la plus courte, cest une proposition synthétique. Car mon concept de " droit " ne contient nullement la grandeur, mais uniquement une qualité. Le concept de " ce qui est le plus court " est donc entièrement ajouté, et aucune analyse ne peut le tirer du concept de ligne droite. Il faut donc ici recourir à lintuition qui, seule, rend possible la synthèse. ( ) Le caractère essentiel de la connaissance pure mathématique et celui qui la distingue de toutes les autres connaissance a priori, cest quelle doit procéder non pas du tout à partir de concepts, mais toujours uniquement par la construction de concepts. Donc, puisque dans ses propositions il faut quelle dépasse le concept pour atteindre ce qui contient lintuition correspondant à ce concept, en aucun cas ses propositions ne peuvent ni ne doivent prendre naissance au moyen dune analyse du concept ; cest-à-dire quelles ne sont pas analytiques, mais sont toutes synthétiques. |
Kant dirige ce texte contre le texte de Hume cité en première partie. Si on a pu croire, dit-il, que les mathématiques étaient des connaissances analytiques et donc de nature logique, cest parce quelles sont a priori. A priori, i.e., nécessaires (toujours vraies) et non tirées de lexpérience. Mais elles ne sont en fait pas analytiques, car on ne peut, pour reprendre lexemple de Kant, tirer le concept de 12 par seule analyse des concepts de 5 et 7, et en recourant seulement au principe de contradiction. Le mathématicien procède de façon " intuitive ". Ce quest cette intuition, nous y reviendrons dans la dernière partie.
En attendant, force est donc de constater que les mathématiques sont donc irréductibles à la logique. Nont-elles pas alors un contenu ?
B- contrairement à la logique, les mathematiques semblent avoir un contenu
En logique, nous venons de le voir, on ne mentionne aucune propriété ou raltion particulière (il ny est question que de propriétés P quelconques et de relations R quelconques) ; et si on y mentionne des objets, ce sont des objets quelconques a, b, c
Or, les énoncés mathématiques concernent des propriétés et des relations particulières, comme être pair, être premier, être plus grand que, être parallèle à, etc. Et il est difficile déchapper à limpression quon a affaire à des objets.
Problème : sont-ce des objets comme les objets sensibles, ou différents ?
1) Le réalisme des mathématiques : Platon
Ils ne semblent pas être de type sensible.
Premier argument : où voit-on des triangles, des nombres, etc., dans la nature ? On voit, certes, des choses triangulaires, des ensemble de n pommes mais pas des triangles en soi ou des nombres en soi, comme objets qui existeraient en plus ou à côté des autres objets. Les objets mathématiques ne peuvent pas être sensibles, car sils le sont, ils ne peuvent pas être autonomes.
Deuxième argument : quand on fait des mathématiques, on leur attribue des propriétés : il semble donc bien que les objets mathématiques soient des objets non concrets, non sensibles. On ny accède que par la pensée.
Cf. Platon, suite du texte cité ci-dessus :
Platon, la République, 510 d Les mathématiciens "font usage de figures visibles, et sur ces figures construisent des raisonnements, sans avoir dans l'esprit ces figures elles-mêmes, mais les figures parfaites dont celles-ci sont les images ( ) ; ils cherchent à voir les figures absolues, objets dont la vision ne doit être possible pour personne autrement que par le moyen de la pensée" |
Commentaire
Faire des math, cest accéder à un monde transcendant : les math sont donc une connaissance inouïe qui nest pas de type empirique .
Ce texte fonde les math à plus dun titre :
1)il est sans doute le premier texte dans lequel on sinterroge sur la spécificité des math, sur le type de savoir qui les caractérise
2)il est le premier texte dans lequel on explicite ce quest une démonstration mathématique, puisque cest le premier texte qui, dans la tradition occidentale, tend à penser les math comme le domaine par excellence de la vérité. A partir de ce texte, les math seront présentées comme lexemple même dune connaissance qui devrait être imitée par les autres sciences. Cest la naissance du " modèle mathématique de la connaissance ".
3)Ce texte présente la première réflexion sur ce que sont les objets mathématiques
Explication du texte.
Il faut ici renvoyer à la hiérarchie platonicienne entre les types de connaissance et les types dobjet
Réalité |
Objets |
Types de connaissance |
Intelligible |
Formes, Idées, essences |
intelligence (épistèmè) |
objets rationnels (objets mathématiques, axiomes par exemple) |
raison (dianoia) |
|
vivants (animaux et hommes) et objets usuels |
Croyance (pistis) |
|
Visible |
images, reflets (tableaux, statues, etc.) |
Illusion |
Première remarque : pour Platon, une connaissance a dautant plus de valeur que son objet en a ; donc, à chaque type dobjet correspondra un certain type de connaissance. Quant aux objets, ils ont eux-mêmes plus ou moins de réalité. Plus ils relèvent du sensible, moins ils ont de réalité, parce quils ne sont eux-mêmes que des images dautres objets. Plus ils sont situés près des essences, plus ils ont de réalité.
Deuxième remarque : A est limage de B, a est limage de b, b est limage de c, c limage de d.
En a et b, il ny a à proprement parler aucune connaissance, dans la mesure où on ne considère que des images et des corps. |
En c, on a une connaissance : la raison va rechercher quelles sont les hypothèses quelle doit poser pour parvenir à comprendre quelle est la nature des formes des corps. Cest, pour Platon, ce en quoi consistent les math. Le mathématicien, pour avoir une connaissance abstraite, aura une connaissance dobjets non sensibles (ce que Platon appelle les " choses en soi ", i.e., le triangle isocèle, la parité des nombres). La démarche mathématique consistera pour Platon à utiliser un certain nombre dhypothèses pour mettre en évidence les propriétés des figures mathématiques. La connaissance mathématique, même si elle se sert des figures sensibles, nest pas une connaissance sensible, même en géométrie. |
En d, la connaissance nest plus hypothétique. Au contraire, on part des hypothèses posées par le mathématicien, et on sélève jusquaux essences. Ce qui fait la valeur supérieure de cette connaissance par rapport à celle des mathématiques est quelle nest plus une connaissance dimages, mais des essences. Le mathématicien, pour connaître les corps, se sert dimages intelligibles des essences. Le philosophe, lui, sélève jusquaux essences. Cest pourquoi la connaissance philosophique nest pas démonstrative, comme celle du mathématicien, mais intuitive. |
La connaissance mathématique, même si elle nest pas la connaissance la plus élevée, va jouer le rôle de relais pour accéder, à partir du sensible, à la dialectique philosophique. A lentrée de lAcadémie platonicienne, il est écrit : " nul nentre ici sil nest géomètre ". Même la connaissance mathématique est encore sensible, mais elle a le mérite de reposer sur des faits qui ne sont ni illusoires, ni changeants. Le triangle en soi, légal en soi, etc., sont des réalités éternelles pour Platon.
2) critique du réalisme mathématique (le nominalisme)
Difficulté essentielle de cette thèse : lidée est celle selon laquelle les math sont une connaissance dobjets intelligibles, abstraits. Mais peut-il exister de tels objets ? Tout ce qui existe nest-il pas individuel et concret ?
Supposons la relation : a A b ; A = " égal à " ou " est antérieur à " ou nimporte quelle relation. Dans la mesure où les objets qui peuvent entrer dans cette relation ont pour Platon moins de réalité que la relation elle-même, la relation est plus objective que les termes de la relation. Donc, les math sont la connaissance de notions universelles (essentiellement des relations) et non pas de réalités sensibles.
Réalisme : la relation, dit Platon, est une réalité ontologique extra mentale qui a plus de réalité que les éléments qui entrent en relation
La difficulté, cest que Platon tient ces notions universelles pour des réalités.
b) Y a-t-il des objets universels ? (la critique nominaliste)
Le réalisme présente comme existantes des réalités dont il nest pas possible de faire lexpérience ; le nominaliste considère que toute entité dont on postule lexistence doit être réductible à une réalité singulière, individuelle, dont on peut faire lexpérience.
Exemple : lidée dhumanité
Pour le réaliste, lhumanité existe et est plus réelle que les individus humains qui lexemplifient et en participent ; pour un nominaliste, lhumanité est seulement lensemble de tous les êtres humains ; mais ce nest pas une chose qui aurait des propriétés.
Hobbes, Léviathan, De la nature humaine, V, 6 Luniversalité dun même nom donné à plusieurs choses est cause que les hommes ont cru que ces choses étaient universelles elles-mêmes, et ont soutenu sérieusement quoutre Pierre, Jean, et le reste des hommes existants qui ont été ou qui seront dans le monde, il devait encore y avoir quelque autre chose que nous appelons lhomme en général ; ils se sont trompés en prenant la dénomination générale ou universelle pour la chose quelle signifie. |
Croire que lidée dhomme correspond à quelque chose de réel en dehors de notre esprit, que ce soit comme entité existante en plus des hommes individuels, ou comme ensemble de caractères essentiels (une essence), cest être victime dune confusion issue du langage lui-même. En effet, nous croyons spontanément quà chaque mot, correspond une chose. Nous multiplions alors les entités existantes.
Cf. Russell, Problèmes de philosophie ; Platon et les Idées ; les critiques empiristes des notions générales (concepts) et/ ou du langage en général ; le corrigé dun texte de Nietzsche sur le langage ; largument du " troisième homme " (Platon ( !), Parménide, 132 a : sil y a une Idée de ce qui est commun à plusieurs réalités et si lIdée est une réalité, alors il y aura une Idée de ce qui est commun à lhomme sensible et à lhomme idéal, et encore une Idée de ce qui est commun à ce troisième homme et aux deux autres, et ainsi de suite à linfini, ce qui est absurde) ; Aristote, Métaphysique, A, 6 à 9, M, 4 à 10 et N, 2.
Problème de savoir sil y a des " essences " réelles, desquelles les choses participeraient
Ceci vaut donc également des prétendus objets mathématiques. Manipuler les concepts de nombre, de fonction, de triangle, etc., peut nous mener à croire en lexistence de nombres, de fonctions, de triangles, en dehors de notre esprit, et à croire même que ces objets de nature mathématique forment un monde plus parfait que celui des objets sensibles, qui nont pas de propriétés idéales, qui changent sans cesse, etc. Mais ce nest quune illusion, qui revient à réifier des concepts. Il nexiste pas dobjets mathématiques.
Constat : les mathématiques se retrouvent dans toute connaissance physique
Elles ont donc un certain rapport à la réalité, sous la forme dune application.
a) En quoi consistent précisément ces applications des mathématiques ?
On peut les décrire de la façon suivante : il sagit de prévoir le comportement de certains objets du monde sensible dans des conditions données, compte tenu des lois générales régissant ces comportements. On fabrique un modèle mathématique de la situation étudiée,
Le problème initial est alors traduit en termes mathématiques.
Si on peut le résoudre, de façon exacte ou approchée, on traduit la solution en sens inverse, ce qui " résout " le problème posé.
b) Exemple : le guidage des satellites artificiels et des fusées interplanétaires
b1) Représentation mathématique de lobjet-fusée
Un tel objet peut être représenté par un point dans lespace,
Attention : on ne calcule ici que trois nombres, les paramètres de la fusée, en fonction dun quatrième paramètre, le temps. Mais en général il y a beaucoup plus de paramètres, et les relations entre eux sont bien plus compliquées
b2) Représentation mathématique des forces qui sexercent sur la fusée
La fusée est soumise aux forces de gravitation exercées par la Terre, la Lune, le Soleil, et éventuellement dautres planètes; dans le modèle ces forces sont représentées par des vecteurs, dont les composantes sont connues en fonction des coordonnées de la fusée.
b3) Représentation mathématique du mouvement : la prédiction des phénomènes est rendue possible par les mathématiques
La détermination du mouvement est alors, en vertu des lois de la dynamique, traduite en un modèle mathématique, la résolution dun système déquations différentielles.
Les math disposent de méthodes qui permettent de résoudre de façon approchée un tel système, ie, de connaître à chaque instant les valeurs des coordonnées de la fusée avec une faible erreur. On peut donc prévoir avec quelle vitesse et dans quelle direction il faudra lancer la fusée pour lui faire décrire la trajectoire que lon désire.
c) Leçon à en tirer
Le fait que les mathématiques se trouvent à la base de la physique ne doit-il pas nous mener à distinguer les vérités logiques des vérités mathématiques, puisque les unes nous serviraient à connaître, les autres, à tenir un discours rationnel ?
Alors, on semble pouvoir ici répondre à notre question de départ quil y a dans nos connaissances un type de connaissance vraiment à part. Les mathématiques nous parlent du monde, tout en étant à labri de toute contestation empirique : nest-ce pas merveilleux ?
Mais comment rendre compte du fait que les mathématiques, connaissance non empirique, i.e., non issue de lexpérience, mais de lesprit de lhomme, et pour cette raison, connaissance à labri de toute réfutation empirique, puisse sappliquer à la connaissance du monde, nous permettre de le connaître ? (cf. fait que grâce à elles, la science physique a le statut de véritable science).
On peut en donner deux solutions ou explications.
D- La réalité ne serait-elle pas de nature mathématique ? (Galilée)
La première explication de ce " miracle " peut être que le monde lui-même est constitué de manière mathématique. Cest la thèse de Galilée.
1) Le caractère révolutionnaire de lapplication des mathématiques à la physique
a) Rappel historique pour bien comprendre ce point : Galilée est le premier à avoir mathématisé la physique
Historique rapide Avant le 17e, les mathématiques se trouvaient seulement dans loptique des miroirs, la statique, léquilibre des corps flottants, qui ne paraissent pas remonter avant le IV e siècle avant notre ère, et lastronomie, dès les VI e. Ces applications nutilisent toutefois que la géométrie. Exemple : les Grecs, pour rendre compte des mouvements des planètes sur la sphère céleste, partaient dune idée a priori, à savoir que seules les rotations uniformes autour dun axe (ou, dans un plan, autour dun point) étaient acceptables pour des astres auxquels on attribuait une perfection supérieure. Il simaginèrent ainsi un système de sphères mobiles les unes par rapport aux autres (épicycles : cercles dont le centre décrit un autre cercle). Cf. aussi forme de la terre, de la lune. Mais ils recouraient à la géométrie, non pour expliquer mais pour décrire. Cest au 17e et 18e quon a pu commencer à appliquer vraiment les math à la physique, et cela, avec un grand succès : il sagissait des lois de la mécanique et du mouvement des planètes (la " mécanique céleste "). Aujourdhui, elles sont partout : on les utilise pour les nouvelles théories de lhydrodynamique, de lélasticité, de lélectromagnétique, de la thermodynamique, puis de la relativité et de la mécanique quantique. On utilise le calcul infinitésimal. |
b) Aristote et limpossibilité dune physique mathématique
Il a bien fallu que Galilée explique comment il peut bien se faire que les mathématiques puissent nous aider à connaître le monde. A la fois parce que cest en soi quelque chose détonnant, comme nous lavons dit, mais aussi, parce quà son époque, on était toujours sous lemprise de la représentation du monde aristotélicienne, pour laquelle cétait le comble de labsurde que de rendre compte de la réalité en recourant à des concepts mathématiques, à la quantité.
Problème tel quil se présente à lépoque de Galilée : est-il possible, dans les questions relatives aux choses de la nature, datteindre une démonstration douée de rigueur mathématique ? Pour Aristote, on ne doit pas chercher à faire ça, parce que cest impossible. En effet, la nature de lêtre physique est qualitative et vague. Elle ne se conforme pas à la rigueur et à la précision des concepts mathématiques.
Conséquence : la physique était avant Galilée une philosophie naturelle, qui consistait à énumérer les principales catégories du mouvement (naturel, violent, rectiligne, circulaire).
Pour pouvoir aller contre cela, il a fallu dabord bannir la perception comme source de connaissance, et ensuite, donner des solutions mathématiques à des problèmes concrets. Ainsi Galilée montra-t-il que le mouvement de la chute des corps est sujet à la loi des nombres. Et cela permit dapporter une solution à ce problème, là où la philosophie naturelle échouait.
2) Fondement ontologique de l application des mathématiques à la réalité
Le fondement que va donner Galilée à cette méthode dit le contraire dAristote. Si les mathématiques nous permettent de mieux connaître la réalité cest sans doute que la réalité elle-même est mathématique !
Galilée, LEssayeur, VI, 232 La philosophie est écrite dans ce livre immense perpétuellement ouvert devant nos yeux (je veux dire : lunivers), mais on ne peut le comprendre si lon napprend pas dabord à connaître la langue et les caractères dans lesquels il est écrit. Il est écrit en langue mathématique et ses caractères sont des triangles, des cercles, et dautres figures géométriques, sans lintermédiaire desquels il est humainement impossible den comprendre un seul mot. Si on ne les comprend pas, on tourne vraiment en rond dans un labyrinthe obscur. |
Si on doit mathématiser la physique, connaissance de la nature, cest parce que la nature elle-même est de nature mathématique. Les figures géométriques ne servent pas seulement à décrypter lunivers, elles en constituent la trame essentielle. Sous les événements sensibles divers et changeant, se cache un ordre harmonieux, de nature mathématique, et cest lobjet véritable de toute science physique de lappréhender.
Cf. distinction qualités premières et secondes.
Manière de soutenir cette thèse : il compare la nature à un livre. Mais alors, qui la écrit ? Dieu ? Alors, théologisation des math ! Les math rendent raison de lunivers parce que Dieu la créé selon un plan mathématique.
Deux difficultés :
1) comment expliquer que nos facultés humaines de connaître soient naturellement accordées et adéquates au monde lui-même ? Nest-ce pas un miracle ?
On peut peut-être répondre que Dieu a bien fait les choses, quil a créé les facultés humaines de sorte quelles puissent connaître le fond de la réalité. Il y a une sorte dharmonie préétablie entre lhomme et le monde.
Problème : il faut croire en Dieu Comment fait-on si on ny croit pas et si Dieu nexiste pas ? Ne faut-il pas séparere science et religion ?
2) mais justement : sommes-nous vraiment obligés de dire que puisque les mathématiques sappliquent à la physique, cest que lobjet de la physique, la nature, est mathématique ?
E- Kant et le synthétique a priori
On peut répondre à ces deux questions en nous tournant vers une autre solution, qui invoque lhomme et les structures de sa perception. Cest celle de Kant.
Nous avons déjà vu, ci-dessus, que pour Kant, les mathématiques sont de nature synthétique et non pas analytique. Sa position est " intuitionniste " : les mathématiques procèdent par construction de concepts en recourant à lintuition. Mais quelle est cette intuition, dont nous navons pas encore parlé ? Pourquoi est-ce ce caractère qui rend compte à la fois du caractère étrange des mathématiques, à savoir, que tout en étant rigoureuses, et indépendantes de/ antérieures à lexpérience elles sappliquent pourtant à lexpérience ?
Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future qui voudra se présenter comme science, II, § 9, 10, et Remarque I § 9 : Sil fallait que notre intuition fût de nature à nous représenter les choses telles quelles sont en elles-mêmes, alors aucune intuition naurait lieu a priori ; lintuition serait toujours empirique. Car ce que peut contenir lobjet en lui-même, je ne peux le savoir que sil mest présent et donné. Il est vrai que, même dans cette hypothèse, on ne peut pas concevoir comment lintuition dune chose présente pourrait me donner à connaître cette chose telle quelle est en soi, puisque ses propriétés ne pourraient pas sacheminer jusquà ma faculté de représentation ; mais admettons que cela soit possible : une telle intuition naurait pas lieu a priori, cest-à-dire avant même que je me sois représenté lobjet ; car, faute de pouvoir trouver un fondement de la relation entre ma représentation et lobjet, il faudrait donc la mettre au compte dune pure inspiration. Donc la seule manière qui permette à mon intuition de précéder la réalité de lobjet et davoir lieu comme connaissance a priori, cest quelle ne contienne rien dautre que la forme de la sensibilité, forme qui, dans ma subjectivité, précède toutes les impressions réelles grâce auxquelles je suis affecté par des objets. Car, que les objets des sens ne puissent être intuitionnés que selon la forme de la sensibilité, je puis le savoir a priori. Il sensuit que, sur les objets des sens, des propositions sont possibles et valables, qui ne concernent que cette forme de lintuition sensible ; il sensuit en même temps, réciproquement, que les intuitions qui sont possibles a priori, ne peuvent jamais concerner dautres choses que les objets de nos sens. § 10 : Ainsi cest seulement la forme de lintuition sensible qui nous permet dintuitionner a priori les choses ; mais du coup elle nous permet seulement de connaître les objets tels quils peuvent nous apparaître (à nos sens) et non tels quils peuvent être en soi ; et cette supposition est absolument nécessaire pour quon puisse admettre comme possibles des propositions synthétiques a priori ( ). Or lespace et le temps sont les intuitions sur lesquelles la mathématique pure fonde toutes ses connaissances et tous ses jugements, qui se présentent à la fois comme apodictiques et nécessaires ; car il faut que la mathématique commence par représenter ses concepts dans lintuition et la mathématique pure doit les présenter dans lintuition pure ; cest-à-dire quil faut quelle les construise dans lintuition, sans laquelle (puisquelle ne peut procéder que synthétiquement et non analytiquement, cest-à-dire par analyse de concepts) il lui est impossible de faire un pas : cest le cas tant que lui fait défaut lintuition pure en laquelle seule peut être donnée la matière pour des jugements synthétiques a priori. La géométrie a pour fondement lintuition pure de lespace. Larithmétique se forme ses concepts de nombre par addition successive des unités dans le temps, et surtout la mécanique pure ne peut former ses concepts du mouvement sans recourir à la représentation du temps. Or, ces deux représentations sont de simples intuitions ; car si des intuitions des corps et de leurs changements (mouvement) on met de côté tout ce qui est empirique, cest-à-dire tout ce qui relève de la sensation, il reste encore lespace et le temps, qui par conséquent sont des intuitions pures : elles fondent a priori les précédentes et de ce fait on ne peut jamais les mettre elles-mêmes de côté ; du fait même que ce sont des intuitions pures a priori, elles démontrent quelles sont de simples formes de notre sensibilité qui doivent précéder toute intuition empirique, cest-à-dire la perception dobjets réels, et conformément auxquelles des objets peuvent être connus a priori, mais à coup sûr uniquement comme ils nous apparaissent. |
Dabord, contre Hume, cf. texte ci-dessus (partie I), il dit que les mathématiques ne sont pas analytiques mais synthétiques. Sens du mot de " synthèse " : construction, recours à lintuition.
Mais il continue à dire quelles sont également une connaissance a priori. I.e., elles ne sont pas issues de lexpérience, et seront donc toujours vraies. Mais cela veut dire aussi, et plus fondamentalement, quelles ont pour objet les intuitions pures. Quest-ce quune intuition pure ? Cest la forme des phénomènes, qui est aussi la structure de notre esprit. Cf. espace et temps : a priori car précèdent toute expérience, et en sont la condition même de possibilité.
Thèse générale de Kant sur les mathématiques (je prends lexemple de la géométrie, qui est celui que privilégie Kant) :
(1) la géométrie est une science de lespace
(2) or lespace est une forme de la sensibilité humaine ; en effet, cf. théorie kantienne de lespace et du temps (esthétique transcendantale)
Lespace nest ni un concept, ni une propriété des choses (en soi) :
- pas des concepts : cf.exemple des deux gants, § 13 Prolégomènes : il y a une différence de symétrie qui nest pas du tout repérable dun point de vue strictement conceptuel, mais qui lest dans la perception de lespace. On ne peut faire comprendre la distinction main droite et main gauche par un concept, mais seulement par une intuition.
- pas des propriétés des choses en soi : sils létaient, on ne pourrait rien à savoir a priori ; la seule manière de rendre compte de ce caractère a priori, cest de dire quils appartiennent à notre esprit, quils sont un cadre que lhomme impose aux phénomènes ; mais alors, ils ne valent pas des choses telles sont indépendamment de la façon quelles ont dapparaître à lhomme : cest ce que Kant veut dire en disant que lespace et le temps ne sont pas des propriétés des choses (en soi) mais des phénomènes (réalité extérieure en quelque sorte construite par lesprit de lhomme, et donc connaissable)
Lespace est donc une idéalité transcendantale :
Lespace est ce qui fait que les choses deviennent pour nous des objets extérieurs. Lespace est une forme, une loi, qui sapplique aux choses. Cest ce que Kant nomme " idéalité transcendantale " de lespace et du temps : ils sont non réels (idéaux) mais ce sont les conditions de possibilité de toute expérience (transcendantaux).
NB : Attention ! Lespace peut être dit " réel " au sens où il est une propriété de toutes les choses, mais il nexiste pas en dehors des conditions de mon expérience.
(4) donc : la géométrie, science de lespace, est une science de la manière dont les choses nous apparaissent, de la manière dont lespace est vécu. (Cest une structure commune à tous les objets qui va être à la base de la géométrie. )
La géométrie pure sapplique aux objets des sens (mais na rien à voir avec ce choses telles quelles sont en elles-mêmes). Elle sapplique à lexpérience, mais elle nen dérive pas. La géométrie ne peut être modifiée par notre expérience. Si elle est synthétique a priori, cest parce que dun côté elle précède lexpérience et ne peut être modifiée par elle, et de lautre, elle sapplique à tous les corps. Elle a donc quand même à voir avec la structure réelle du monde, puisquelle est conformeà notre intuition de lespace !
Cela naurait pas de sens de confronter cette science à lexpérience pour savoir si elle est vraie, et pourtant, elle essaie de nous dire quelque chose à propos du monde. On constate, mais on ne contrôle pas, la certitude de ses axiomes dans lexpérience. Cest " vrai par définition " quune ligne sera droite dans la nature et dans la géométrie. Pas dévolution possible, si lexpérience ne peut avoir dinfluence.
Résumé : la mathématique pure porte sur les intuitions pures que sont lespace et le temps. Il suffit de développer lintuition pure de lespace pour avoir la géométrie, et lintuition pure du temps pour avoir lalgèbre. Lespace et le temps sont donc le fondement de toutes les propriétés mathématiques. Ou : cest la forme des phénomènes qui est à la base de toute la connaissance mathématique.
La géométrie nest pas essentiellement euclidienne (cest ce que croit Kant, qui ne connaissait que celle-là), et ne décrit peut-être pas lespace de notre expérience, mais un espace abstrait.
a) les géométries non euclidiennes.
On objectera à Kant que lon ne pourrait pas même les concevoir, si la géométrie était synthétique a priori.
Voici lhistorique rapide de cette découverte.
Depuis toujours, laxiome euclidien des parallèles, qui était la base même du système axiomatique dEuclide, causait de graves soucis aux mathématiciens. Cet axiome stipule que pour tout plan sur lequel il y a une droite L et un point P situé hors de cette droite, il existe dans ce même plan une droite L et une seule qui passe par P et soit parallèle à L. Ce qui signifie que deux droites ne peuvent avoir plus dun point commun. Sil posait problème, ce nétait pas en tant que vrai ou faux (il passait pour "évident ") mais en tant quaxiome. Les mathématiciens cherchaient à lui donner le statut de théorème, et donc, à le dériver des autres axiomes. Ils pensaient dailleurs avoir réussi à déduire ce postulat des autres axiomes.
Or, grâce à linvention de la logique des relations, au siècle dernier, on a pu découvrir que cette déduction nétait pas une véritable déduction, puisquil y entrait, subrepticement, un élément intuitif. De plus, cette prémisse intuitive latente nétait autre que laxiome des parallèles lui-même().
Cela a abouti, toujours au siècle dernier, à remettre en question la thèse () selon laquelle la géométrie serait, par définition, ou analytiquement, euclidienne.
En effet, ce quon a découvert, cest que laxiome des parallèles est indépendant des autres axiomes dEuclide. Il est impossible de lobtenir à partir deux. Or, si laxiome des parallèles est indépendant des autres axiomes dEuclide, alors on peut mettre à sa place, sans contredire ces derniers, une proposition incompatible avec lui. On sest donc mis à le remplacer par dautres propositions, et à construire des systèmes daxiomes tout nouveaux, appelés géométries non-euclidiennes (qui eux, ne faisaient nullement appel à lintuition).
Citons pour faire bref les deux principales propositions de remplacement :
dabord, 1) on peut poser que dans un plan déterminé, étant donné un point situé en dehors dune droite, il ne passe par ce point aucune parallèle à cette droite (Euclide dit quil en passe une et une seule) : cest la solution de Riemann ;
ou bien 2) on peut poser quil passe plus dune parallèle (on démontre que, sil en passe plus dune, il en passera un nombre infini) : cest la solution de Lobachevsky ().
Tableau concernant les géométries dEuclide, de Riemann et de Lobachevsky
Par conséquent, le choix euclidien ne débouche que sur lun des systèmes géométriques possibles. Autrement dit, contrairement à ce que croyait Kant, du concept de "géométrie", on ne pouvait logiquement déduire le concept d"euclidien ".
b) la confusion géométrie pure et géométrie appliquée
Ne montrent-elles pas que la géo ne décrit pas l'espace auquel nous avons affaire dans notre expérience? Cf. critique de Carnap, in chapitre 18 des Fondements philosophiques de la physique : Kant est passé à côté de la distinction entre deux types de géométrie : laxiomatique et la physique.
b1) La géométrie mathématique
La géométrie mathématique est analytique a priori ; mais elle nest rien dautre quun système déductif qui repose sur certains axiomes, axiomes qui nont pas à recevoir dinterprétations par référence à un monde existant. Ainsi, la géométrie qui découle de la définition de lespace euclidien ne nous livre aucune information sur le monde. Elle dit simplement que si lon attribue certaines propriétés structurales à un système de relations donné, le même système possèdera dautres caractéristiques déterminées qui découlent logiquement de la structure posée au départ. La géométrie mathématique est une théorie de structure logique. Elle est complètement indépendante de recherches scientifiques expérimentales puisquelle ne traite que des implications logiques dun ensemble donné daxiomes.
b2) La géométrie physique
En revanche, la géométrie physique traite de lapplication de la géométrie pure au monde. Ici, les termes de la géométrie euclidienne gardent leur sens ordinaire. Ces termes renvoient à des structures réelles de notre espace physique tout en faisant partie du langage de la géométrie mathématique.
b3) Pas dénoncés synthétiques a priori
Du fait que le scientifique et le mathématicien pur utilisent les mêmes mots, on avait conclu à tort quils pratiquaient le même genre de géométrie. Or, lune est a priori et lautre a posteriori. Il ny a pas dénoncé qui, doués dune certitude de caractère logique, puisse nous renseigner également sur la structure géométrique du monde
Les mathématiques rendent précises les connaissances qui sen servent, cest tout : manière simple de résoudre le problème de la physique mathématique !
Oui, mais est-ce vraiment une façon définitive de résoudre le problème ? Car il y a bien un problème : pourquoi les mathématiques pourraient-elles être à la base de la physique, et pas de lhistoire par exemple ?
Et ne sont-elles pas une drôle de connaissance, en ce que, non tirée de lexpérience, elle sy applique pourtant ?
Annexe : faut-il interpréter la thèse de Galilée ontologiquement ?
Certains interprètes de luvre de Galilée refusent cette interprétation ontologique.
Cf. L. Geymonat, Galilée, Seuil, Points Sciences, pp. 150-53 : selon lui, si Galilée évoque ici les math, cest seulement parce que celles-ci sont seules capables, par leur rigueur, de nous conduire à la vérité en nous évitant de nous perdre dans des songes. Les math seraient donc pour lui intéressantes beaucoup plus comme moyen technique (venant seconder la logique) que comme moyen métaphysique (permettant dexprimer une réalité plus stable et plus harmonieuse, sous-jacente aux fluctuations des phénomènes). Geymonat insiste tout le long de son ouvrage que Galilée sest intéressé aux mathématiques en tant que méthode, i.e, en tant quelles peuvent garantir la conduite logique de nos raisonnements. La légitimation philosophique de cet emploi ne laurait soi-disant pas intéressé.
Fondement de la thèse de Geymonat : sappuie sur le fait que le fil dircteur de LEssayeur est lopposition dune vraie logique à une fausse dialectique (celle de ses contradicteurs)
Jai des doutes que lon puisse soutenir la validité méthodologique des mathématiques dans le domaine de la connaissance scientifique, en ne légitimant pas cela philosophiqument. Cest pourquoi je soutiens, ci-dessus, la thèse contraire.
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