René
Descartes
Méditations
Métaphysiques
Méditations
touchant la première philosophie, dans lesquelles l’existence
de Dieu et la distinction réelle entre l’âme
et le corps de l’homme sont démontrées
A Messieurs
les doyen et docteurs de la Sacrée Faculté de Théologie
de Paris
Messieurs,
La
raison qui me porte à vous présenter cet ouvrage est
si juste, et, quand vous en connaîtrez le dessein, je m’assure
que vous en aurez aussi une si juste de le prendre en votre protection,
que je pense ne pouvoir mieux faire, pour vous le rendre en quelque
sorte recommandable, qu’en vous disant en peu de mots ce que
je m’y suis proposé. J’ai toujours estimé
que ces deux questions, de Dieu et de l’âme, étaient
les principales de celles qui doivent plutôt être démontrées
par les raisons de la philosophie que de la théologie : car
bien qu’il nous suffise, à nous autres qui sommes fidèles,
de croire par la foi qu’il y a un Dieu, et que l’âme
humaine ne meurt point avec le corps ; certainement il ne semble
pas possible de pouvoir jamais persuader aux infidèles aucune
religion, ni quasi même aucune vertu morale, si premièrement
on ne leur prouve ces deux choses par raison naturelle. Et d’autant
qu’on propose souvent en cette vie de plus grandes récompenses
pour les vices que pour les vertus, peu de personnes préféreraient
le juste à l’utile, si elles n’étaient
retenues, ni par la crainte de Dieu, ni par l’attente d’une
autre vie. Et quoiqu’il soit absolument vrai qu’il faut
croire qu’il y a un Dieu, parce qu’il est ainsi enseigné
dans les Saintes Ecritures, et d’autre part qu’il faut
croire les Saintes Ecritures, parce qu’elles viennent de Dieu
et cela parce que, la foi étant un don de Dieu, celui-là
même qui donne la grâce pour faire croire les autres
choses, la peut aussi donner pour nous faire croire qu’il
existe : on ne saurait néanmoins proposer cela aux infidèles,
qui pourraient s’imaginer que l’on commettrait en ceci
la faute que les logiciens nomment un Cercle.
Et
de vrai, j’ai pris garde que vous autres, Messieurs, avec
tous les théologiens, n’assuriez pas seulement que
l’existence de Dieu se peut prouver par raison naturelle mais
aussi que l’on infère de la Sainte Ecriture, que sa
connaissance est beaucoup plus claire que celle que l’on a
de plusieurs choses créées, et qu’en effet elle
est si facile, que ceux qui ne l’ont point sont coupables.
Comme il paraît par ces paroles de la Sagesse, chapitre 13,
où il est dit que leur ignorance n’est point pardonnable
: car si leur esprit a pénétré si avant dans
la connaissance des choses du monde, comment est-il possible qu’ils
n’en aient point trouvé plus facilement le souverain
Seigneur ? Et aux Romains, chapitre premier, il est dit qu’ils
sont inexcusables. Et encore, au même endroit, par ces paroles
: Ce qui est connu de Dieu, est manifeste dans eux, il semble que
nous soyons avertis, que tout ce qui se peut savoir de Dieu peut
être montré par des raisons qu’il n’est
pas besoin de chercher ailleurs que dans nous-mêmes, et que
notre esprit seul est capable de nous fournir. C’est pourquoi
j’ai pensé qu’il ne serait point hors de propos,
que je fisse voir ici par quels moyens cela se peut faire, et quelle
voie il faut tenir, pour arriver à la connaissance de Dieu
avec plus de facilité et de certitude que nous ne connaissons
les choses de ce monde.
Et
pour ce qui regarde l’âme, quoique plusieurs aient cru
qu’il est pas aisé d’en connaître la nature,
et que quelques-uns aient même osé dire que les raisons
humaines nous persuadaient qu’elle mourait avec le corps,
et qu’il n’y avait que la seule Foi qui nous enseignait
le contraire, néanmoins, d’autant que le Concile de
Latran, tenu sous Léon X, en la session 8, les condamne,
et qu’il ordonne expressément aux philosophes chrétiens
de répondre à leurs arguments, et d’employer
toutes les forces de leur esprit pour faire connaître la vérité,
j’ai bien osé l’entreprendre dans cet écrit.
Davantage, sachant que la principale raison, qui fait que plusieurs
impies ne veulent point croire qu’il y a un Dieu, et que l’âme
humaine est distincte du corps, est qu’ils disent que personne
jusques ici n’a pu démontrer ces deux choses ; quoique
je ne sois point de leur opinion, mais qu’au contraire je
tienne que presque toutes les raisons qui ont été
apportées par tant de grands personnages, touchant ces deux
questions, sont autant de démonstrations, quand elles sont
bien entendues, et qu’il soit presque impossible d’en
inventer de nouvelles : si est-ce que je crois qu’on ne saurait
rien faire de plus utile en la philosophie, que d’en rechercher
une fois curieusement et avec soin les meilleures et plus solides,
et les disposer en un ordre si clair et si exact, qu’il soit
constant désormais à tout le monde, que ce sont de
véritables démonstrations. Et enfin, d’autant
que plusieurs personnes ont désiré cela de moi, qui
ont connaissance que j’ai cultivé une certaine méthode
pour résoudre toutes sortes de difficultés dans les
sciences ; méthode qui de vrai est pas nouvelle, n’y
ayant rien de plus ancien que la vérité, mais de laquelle
ils savent que je me suis servi assez heureusement en d’autres
rencontres ; j’ai pensé qu’il était de
mon devoir de tenter quelque chose sur ce sujet.
Or
j’ai travaillé de tout mon possible pour comprendre
dans ce traité tout ce qui s’en peut dire. Ce est pas
que j’aie ici ramassé toutes les diverses raisons qu’on
pourrait alléguer pour servir de preuve à notre sujet
: car je n’ai jamais cru que cela fût nécessaire,
sinon lorsqu’il n’y en a aucune qui soit certaine ;
mais seulement j’ai traité les premières et
principales d’une telle manière, que j’ose bien
les proposer pour de très évidentes et très
certaines démonstrations. Et je dirai de plus qu’elles
sont telles, que je ne pense pas qu’il y ait aucune voie par
où l’esprit humain en puisse jamais découvrir
de meilleures ; car l’importance de l’affaire, et la
gloire de Dieu a laquelle tout ceci se rapporte, me contraignent
de parler ici un peu plus librement de moi que je n’ai de
coutume. Néanmoins, quelque certitude et évidence
que je trouve en mes raisons, je ne puis pas me persuader que tout
le monde soit capable de les entendre. Mais, tout ainsi que dans
la géométrie il y en a plusieurs qui nous ont été
laissées par Archimède, par Apollonius, par Pappus,
et par plusieurs autres, qui sont reçues de tout le monde
pour très certaines et très évidentes parce
qu’elles ne contiennent rien qui, considéré
séparément, ne soit très facile à connaître,
et qu’il n’y a point d’endroit où les conséquences
ne cadrent et ne conviennent fort bien avec les antécédents
; néanmoins, parce qu’elles sont un peu longues, et
qu’elles demandent un esprit tout entier, elles ne sont comprises
et entendues que de fort peu de personnes : de même, encore
que j’estime que celles dont je me sers ici, égalent,
voire même surpassent en certitude et évidence les
démonstrations de géométrie, j’appréhende
néanmoins qu’elles ne puissent pas être assez
suffisamment entendues de plusieurs, tant parce qu’elles sont
aussi un peu longues, et dépendantes les unes des autres,
que principalement parce qu’elles demandent un esprit entièrement
libre de tous préjugés et qui se puisse aisément
détacher du commerce des sens. Et en vérité,
il ne s’en trouve pas tant dans le monde qui soient propres
pour les spéculations métaphysiques, que pour celles
de géométrie. Et de plus il y a encore cette différence
que, dans la géométrie chacun étant prévenu
de l’opinion, qu’il ne s’y avance rien qui n’ait
une démonstration certaine, ceux qui n’y sont pas entièrement
versés, pèchent bien plus souvent en approuvant de
fausses démonstrations, pour faire croire qu’ils les
entendent, qu’en réfutant les véritables. Il
n’en est pas de même dans la philosophie, où,
chacun croyant que toutes ses propositions sont problématiques,
peu de personnes s’adonnent à la recherche de la vérité
; et même beaucoup, se voulant acquérir la réputation
de forts esprits, ne s’étudient à autre chose
qu’à combattre arrogamment les vérités
les plus apparentes.
C’est
pourquoi, Messieurs, quelque force que puissent avoir mes raisons,
parce qu’elles appartiennent à la philosophie, je n’espère
pas qu’elles fassent un grand effort sur les esprits, si vous
ne les prenez en votre protection Mais l’estime que tout le
monde fait de votre compagnie étant si grande, et le nom
de Sorbonne d’une telle autorité, que non seulement
en ce qui regarde la Foi, après les sacrés Conciles,
on n’a jamais tant déféré au jugement
d’aucune autre compagnie, mais aussi en ce qui regarde l’humaine
philosophie, chacun croyant qu’il n’est pas possible
de trouver ailleurs plus de solidité et de connaissance,
ni plus de prudence et d’intégrité pour donner
son jugement ; je ne doute point, si vous daignez prendre tant de
soin de cet écrit, que de vouloir premièrement le
corriger ; car ayant connaissance non seulement de mon infirmité,
mais aussi de mon ignorance, je n’oserais pas assurer qu’il
n’y ait aucunes erreurs ; puis après y ajouter les
choses qui y manquent, achever celles qui ne sont pas parfaites,
et prendre vous-mêmes la peine de donner une explication plus
ample à celles qui en ont besoin, ou du moins de m’en
avertir afin que j’y travaille, et enfin, après que
les raisons par lesquelles je prouve qu’il y a un Dieu, et
que l’âme humaine diffère d’avec le corps,
auront été portées jusques au point de clarté
et d’évidence, où je m’assure qu’on
les peut conduire, qu’elles devront être tenues pour
de très exactes démonstrations, vouloir déclarer
cela même, et le témoigner publiquement : je ne doute
point, dis-je, que si cela se fait, toutes les erreurs et fausses
opinions qui ont jamais été touchant ces deux questions,
ne soient bientôt effacées de l’esprit des hommes.
Car la vérité fera que tous les doctes et gens d’esprit
souscriront à votre jugement ; et votre autorité,
que les athées, qui sont pour l’ordinaire plus arrogants
que doctes et judicieux, se dépouilleront de leur esprit
de contradiction, plus ou que peut-être ils soutiendront eux-mêmes
les raisons qu’ils verront être reçues par toutes
les personnes d’esprit pour des démonstrations, de
peur qu’ils ne paraissent n’en avoir pas l’intelligence
; et enfin tous les autres se rendront aisément à
tant de témoignages, et il n’y aura plus personne qui
ose douter de l’existence de Dieu, et de la distinction réelle
et véritable de l’âme humaine d’avec le
corps.
C’est
à vous maintenant à juger du fruit qui reviendrait
de cette créance, si elle était une fois bien établie,
qui voyez les désordres que son doute produit, mais je n’aurais
pas ici bonne grâce de recommander davantage la cause de Dieu
et de la Religion, à ceux qui en ont toujours été
les plus fermes colonnes.
Abrégé
des six Méditations suivantes
Dans
la première, je mets en avant les raisons pour les quelles
nous pouvons douter généralement de toutes choses,
et particulièrement des choses matérielles, au moins
tant que nous n’aurons point d’autres fondements dans
les sciences, que ceux que nous avons eus jusqu’à présent.
Or, bien que l’utilité d’un doute si général
ne paraisse pas d’abord, elle est toutefois en cela très
grande, qu’il nous délivre de toutes sortes de préjugés,
et nous prépare un chemin très facile pour accoutumer
notre esprit à se détacher des sens, et enfin, en
ce qu’il fait qu’il n’est pas possible que nous
ne puissions plus avoir aucun doute, de ce que nous découvrirons
après être véritable.
Dans
la seconde, l’esprit qui, usant de sa propre liberté,
suppose que toutes les choses ne sont point, de l’existence
desquelles il a le moindre doute, reconnaît qu’il est
absolument impossible que cependant il n’existe pas lui-même.
Ce qui est aussi d’une très grande utilité,
d’autant que par ce moyen il fait aisément distinction
des choses qui lui appartiennent, c’est-à-dire à
la nature intellectuelle, et de celles qui appartiennent au corps.
Mais parce qu’il peut arriver que quelques-uns attendent de
moi en ce lieu-là des raisons pour prouver l’immortalité
de l’âme j’estime les devoir maintenant avertir,
qu’ayant tâché de ne rien écrire dans
ce traité, dont je n’eusse des démonstrations
très exactes, je me suis vu obligé de suivre un ordre
semblable à celui dont se servent les géomètres,
savoir est, d’avancer toutes les choses desquelles dépend
la proposition que l’on cherche, avant que d’en rien
conclure.
Or
la première et principale chose qui est requise, avant que
de connaître l’immortalité de l’âme
est d’en former une conception claire et nette, et entièrement
distincte de toutes les conceptions que l’on peut avoir du
corps : ce qui a été fait en ce lieu-là. Il
est requis, outre cela, de savoir que toutes les choses que nous
concevons clairement et distinctement sont vraies, selon que nous
les concevons : ce qui n’a pu être prouvé avant
la quatrième Méditation. De plus, il faut avoir une
conception distincte de la nature corporelle, laquelle se forme,
partie dans cette seconde, et partie dans la cinquième et
sixième Méditation. Et enfin, l’on doit conclure
de tout cela que les choses que l’on conçoit clairement
et distinctement être des substances différentes, comme
l’on conçoit l’esprit et le corps, sont en effet
des substances diverses, et réellement distinctes les unes
d’avec les autres : et c’est ce que l’on conclut
dans la sixième Méditation. Et en la même aussi
cela se confirme, de ce que nous ne concevons aucun corps que comme
divisible, au lieu que l’esprit, ou l’âme de l’homme,
ne se peut concevoir que comme indivisible : car, en effet, nous
ne pouvons concevoir la moitié d’aucune âme,
comme nous pouvons faire du plus petit de tous les corps ; en sorte
que leurs natures ne sont pas seulement reconnues diverses, mais
même en quelque façon contraires. Or il faut qu’ils
sachent que je ne me suis pas engagé d’en rien dire
davantage en ce traité-ci, tant parce que cela suffit pour
montrer assez clairement que de la corruption du corps la mort de
l’âme ne s’ensuit pas, et ainsi pour donner aux
hommes l’espérance d’une seconde vie après
la mort ; comme aussi parce que les prémisses desquelles
on peut conclure l’immortalité de l’âme
dépendent de l’explication de toute la physique : premièrement,
afin de savoir que généralement toutes les substances,
c’est-à-dire toutes les choses qui ne peuvent exister
sans être créées de Dieu, sont de leur nature
incorruptibles, et ne peuvent jamais cesser d’être,
si elles ne sort réduites au néant par ce même
Dieu qui leur veuille dénier son concours ordinaire. Et ensuite,
afin que l’on remarque que le corps, pris en général,
est une substance, c’est pourquoi aussi il ne périt
point ; mais que le corps humain, en tant qu’il diffère
des autres corps, n’est formé et composé que
d’une certaine configuration de membres, et d’autres
semblables accidents ; et l’âme humaine, au contraire,
n’est point ainsi composée d’aucuns accidents,
mais est une pure substance. Car encore que tous ses accidents se
changent, par exemple, qu’elle conçoive de certaines
choses, qu’elle en veuille d’autres, qu’elle en
sente d’autres, etc., c’est pourtant toujours la même
âme ; au lieu que le corps humain n’est plus le même,
de cela seul que la figure de quelques-unes de ses parties se trouve
changée. D’ou il s’ensuit que le corps humain
peut facilement périr, mais que l’esprit, ou l’âme
de l’homme (ce que je ne distingue point), est immortelle
de sa nature.
Dans
la troisième Méditation, il me semble que j’ai
expliqué assez au long le principal argument dont je me sers
pour prouver l’existence de Dieu. Toutefois, afin que l’esprit
du lecteur se pût plus aisément abstraire des sens,
je n’ai point voulu me servir en ce lieu-là d’aucunes
comparaisons tirées des choses corporelles, si bien que peut-être
il y est demeuré beaucoup d’obscurités, lesquelles,
comme j’espère, seront entièrement éclaircies
dans les réponses que j’ai faites aux objections qui
m’ont depuis été proposées. Comme, par
exemple il est assez difficile d’entendre comment l’idée
d’un être souverainement parfait, laquelle se trouve
en nous, contient tant de réalité objective, c’est-à-dire
participe par représentation à tant de degrés
d’être et de perfection, qu’elle doive nécessairement
venir d’une cause souverainement parfaite. Mais je l’ai
éclairci dans ces réponses, par la comparaison d’une
machine fort artificielle, dont l’idée se rencontre
dans l’esprit de quelque ouvrier ; car, comme l’artifice
objectif de cette idée doit avoir quelque cause, à
savoir la science de l’ouvrier, ou de quelque autre duquel
il l’ait apprise, de même il est impossible que l’idée
de Dieu, qui est en nous, n’ait pas Dieu même pour sa
cause.
Dans
la quatrième, il est prouvé que les choses que nous
concevons fort clairement et fort distinctement sont toutes vraies
; et ensemble est expliqué en quoi consiste la raison de
l’erreur ou fausseté : ce qui doit nécessairement
être su, tant pour confirmer les vérités précédentes,
que pour mieux entendre celles qui suivent. Mais cependant il est
à remarquer que je ne traite nullement en ce lieu-là
du péché, c’est-à-dire de l’erreur
qui se commet dans la poursuite du bien et du mal, mais seulement
de celle qui arrive dans le jugement et le discernement du vrai
et du faux ; et que je n’entends point y parler des choses
qui appartiennent à la foi, ou à la conduite de la
vie, mais seulement de celles qui regardent les vérités
spéculatives et connues par l’aide de la seule lumière
naturelle.
Dans
la cinquième, outre que la nature corporelle prise en général
y est expliquée, l’existence de Dieu y est encore démontrée
par de nouvelles raisons, dans lesquelles toutefois il se peut rencontrer
quelques difficultés, mais qui seront résolues dans
les réponses aux objections qui m’ont été
faites ; et aussi on y découvre de quelle sorte il est véritable,
que la certitude même des démonstrations géométriques
dépend de la connaissance d’un Dieu.
Enfin,
dans la sixième, je distingue l’action de l’entendement
d’avec celle de l’imagination ; les marques de cette
distinction y sont décrites. J’y montre que l’âme
de l’homme est réellement distincte du corps, et toutefois
qu’elle lui est si étroitement conjointe et unie, qu’elle
ne compose que comme une même chose avec lui. Toutes les erreurs
qui procèdent des sens y sont exposées, avec les moyens
de les éviter. Et enfin j’y apporte toutes les raisons
desquelles on peut conclure l’existence des choses matérielles
: non que je les juge fort utiles pour prouver ce qu’elles
prouvent, à savoir, qu’il y a un monde, que les hommes
ont des corps, et autres choses semblables, qui n’ont jamais
été mises en doute par aucun homme de bon sens ; mais
parce qu’en les considérant de près, l’on
vient à connaître qu’elles ne sont pas si fermes
ni si évidentes, que celles qui nous conduisent à
la connaissance de Dieu et de notre âme ; en sorte que celles-ci
sont les plus certaines et les plus évidentes qui puissent
tomber en la connaissance de l’esprit humain. Et c’est
tout ce que j’ai eu dessein de prouver dans ces six Méditations
; ce qui fait que j’omets ici beaucoup d’autres questions,
dont j’ai aussi parlé par occasion dans ce traité.
Première
Méditation
Des
choses que l’on peut révoquer en doute.
Il
y a déjà quelque temps que je me suis aperçu
que, dès mes premières années, j’avais
reçu quantité de fausses opinions pour véritables,
et que ce que j’ai depuis fondé sur des principes si
mal assurés, ne pouvait être que fort douteux et incertain
; de façon qu’il me fallait entreprendre sérieusement
une fois en ma vie de me défaire de toutes les opinions que
j’avais reçues jusques alors en ma créance,
et commencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulais
établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences.
Mais cette entreprise me semblant être fort grande, j’ai
attendu que j’eusse atteint un âge qui fût si
mûr, que je n’en pusse espérer d’autre
après lui, auquel je fusse plus propre à l’exécuter
; ce qui m’a fait différer si longtemps, que désormais
je croirais commettre une faute, si j’employais encore à
délibérer le temps qu’il me reste pour agir.
Maintenant
donc que mon esprit est libre de tous soins, et que je me suis procuré
un repos assuré dans une paisible solitude, je m’appliquerai
sérieusement et avec liberté à détruire
généralement toutes mes anciennes opinions Or il ne
sera pas nécessaire, pour arriver à ce dessein, de
prouver qu’elles sont toutes fausses, de quoi peut-être
je ne viendrais jamais à bout ; mais, d’autant que
la raison me persuade déjà que je ne dois pas moins
soigneusement m’empêcher de donner créance aux
choses qui ne sont pas entièrement certaines et indubitables
qu’à celles qui nous paraissent manifestement être
fausses le moindre sujet de douter que j’y trouverai suffira
pour me les faire toutes rejeter. Et pour cela il n’est pas
besoin que je les examine chacune en particulier, ce qui serait
d’un travail infini ; mais parce que la ruine des fondements
entraîne nécessairement avec soi tout le reste de l’édifice,
je m’attaquerai d’abord aux principes sur lesquels toutes
mes anciennes opinions étaient appuyées.
Tout
ce que j’ai reçu jusqu’à présent
pour le plus vrai et assuré, je lai appris des sens, ou par
les sens : or j’ai quelquefois éprouvé que ces
sens étaient trompeurs et il est de la prudence de ne se
fier jamais entièrement à ceux qui nous ont une fois
trompés.
Mais
encore que les sens nous trompent quelquefois, touchant les choses
peu sensibles et fort éloignées, il s’en rencontre
peut-être beaucoup d’autres desquelles on ne peut pas
raisonnablement douter quoique nous les connaissions par leur moyen
: par exemple que je sois ici assis auprès du feu vêtu
d’une robe de chambre, ayant ce papier entre les mains et
autres choses de cette nature. Et comment est-ce que je pourrais
nier que ces mains et ce corps-ci soient à moi ? si ce n’est
peut-être que je me compare à ces insensés de
qui le cerveau est tellement troublé et offusqué par
les noires vapeurs de la bile qu’ils assurent constamment
qu’ils sont des rois lorsqu’ils sont très pauvres
; qu’ils sont vêtus d’or et de pourpre lorsqu’ils
sont tout nus ; ou s’imaginent être des cruches ou avoir
un corps de verre. Mais quoi ? ce sont des fous, et je ne serais
pas moins extravagant si je me réglais sur leurs exemples.
Toutefois
j’ai ici à considérer que je suis homme et par
conséquent que j’ai coutume de dormir et de me représenter
en mes songes les mêmes choses ou quelquefois de moins vraisemblables
que ces insensés, lorsqu’ils veillent. Combien de fois
m’est-il arrivé de songer, la nuit, que j’étais
en ce lieu, que j’étais habillé que j’étais
auprès du feu quoique je fusse tout nu dedans mon lit ? Il
me semble bien a présent que ce n’est point avec des
yeux endormis que je regarde ce papier. que cette tête que
je remue n’est point assoupie. que c’est avec dessein
et de propos délibéré que j’étends
cette main et que je la sens : ce qui arrive dans le sommeil ne
semble point si clair ni si distinct que tout ceci Mais en y pensant
soigneusement je me ressouviens d’avoir été
souvent trompé, lorsque je dormais, par de semblables illusions.
Et m’arrêtant sur cette pensée, je vois si manifestement
qu’il n’y a point d’indices concluants ni de marques
assez certaines par où l’on puisse distinguer nettement
la veille d’avec le sommeil que j’en suis tout étonné
; et mon étonnement est tel, qu’il est presque capable
de me persuader que je dors.
Supposons
donc maintenant que nous sommes endormis, et que toutes ces particularités-ci,
à savoir, que nous ouvrons les yeux, que nous remuons la
tête, que nous étendons les mains, et choses semblables,
ne sont que de fausses illusions ; et pensons que peut-être
nos mains, ni tout notre corps, ne sont pas tels que nous les voyons.
Toutefois il faut au moins avouer que les choses qui nous sont représentées
dans le sommeil, sont comme des tableaux et des peintures, qui ne
peuvent être formées qu’à la ressemblance
de quelque chose de réel et de véritable ; et qu’ainsi,
pour le moins, ces choses générales, à savoir,
des yeux, une tête, des mains, et tout le reste du corps,
ne sont pas choses imaginaires, mais vraies et existantes. Car de
vrai les peintres, lors même qu’ils s’étudient
avec le plus d’artifice à représenter des sirènes
et des satyres par des formes bizarres et extraordinaires, ne leur
peuvent pas toutefois attribuer des formes et des natures entièrement
nouvelles, mais font seulement un certain mélange et composition
des membres de divers animaux ; ou bien, si peut-être leur
imagination est assez extravagante pour inventer quelque chose de
si nouveau, que jamais nous n’ayons rien vu de semblable,
et qu’ainsi leur ouvrage nous représente une chose
purement feinte et absolument fausse, certes a tout le moins les
couleurs dont ils le composent doivent-elles être véritables.
Et
par la même raison, encore que ces choses générales,
a savoir, des yeux, une tête, des mains, et autres semblables,
pussent être imaginaires, il faut toutefois avouer qu’il
y a des choses encore plus simples et plus universelles, qui sont
vraies et existantes ? du mélange desquelles, ni plus ni
moins que de celui de quelques véritables couleurs, toutes
ces images des choses qui résident en notre pensée,
soit vraies et réelles, soit feintes et fantastiques, sont
formées. De ce genre de choses est la nature corporelle en
général, et son étendue ; ensemble la figure
des choses étendues, leur quantité ou grandeur, et
leur nombre ; comme aussi le heu où elles sont, le temps
qui mesure leur durée, et autres semblables.
C’est
pourquoi peut-être que de là nous ne conclurons pas
mal, si nous disons que la physique, l’astronomie, la médecine,
et toutes les autres sciences qui dépendent de la considération
des choses composées, sont fort douteuses et incertaines
; mais que l’arithmétique, la géométrie,
et les autres sciences de cette nature, qui ne traitent que de choses
fort simples et fort générales, sans se mettre beaucoup
en peine si elles sont dans la nature, ou si elles n’y sont
pas, contiennent quelque chose de certain et d’indubitable.
Car, soit que je veille ou que je dorme, deux et trois joints ensemble
formeront toujours le nombre de cinq, et le carré n’aura
jamais plus de quatre côtés ; et il ne semble pas possible
que des vérités si apparentes puissent être
soupçonnées d’aucune fausseté ou d’incertitude.
Toutefois
il y a longtemps que j’ai dans mon esprit une certaine opinion,
qu’il y a un Dieu qui peut tout, et par qui j’ai été
créé et produit tel que je suis. Or qui me peut avoir
assuré que ce Dieu n’ait point fait qu’il n’y
ait aucune terre, aucun ciel, aucun corps étendu, aucune
figure, aucune grandeur, aucun lieu, et que néanmoins j’aie
les sentiments de toutes ces choses, et que tout cela ne me semble
point exister autrement que je le vols ? Et même, comme je
juge quelquefois que les autres se méprennent, même
dans les choses qu’ils pensent savoir avec le plus de certitude,
il se peut faire qu’il ait voulu que je me trompe toutes les
fois que je fais l’addition de deux et de trois, ou que je
nombre les côtés d’un carré, ou que je
juge de quelque chose encore plus facile, si l’on se peut
imaginer rien de plus facile que cela. Mais peut-être que
Dieu n’a pas voulu que je fusse déçu de la sorte,
car il est dit souverainement bon. Toutefois, si cela répugnait
à sa bonté, de m’avoir fait tel que je me trompasse
toujours, cela semblerait aussi lui être aucunement contraire,
de permettre que je me trompe quelquefois, et néanmoins je
ne puis douter qu’il ne le permette.
Il
y aura peut-être ici des personnes qui aimeront mieux nier
l’existence d’un Dieu si puissant, que de croire que
toutes les autres choses sont incertaines. Mais ne leur résistons
pas pour le présent, et supposons, en leur faveur, que tout
ce qui est dit ici d’un Dieu soit une fable. Toutefois, de
quelque façon qu’ils supposent que je sois parvenu
à l’état et à l’être que
je possède, soit qu’ils l’attribuent à
quelque destin ou fatalité, soit qu’ils le réfèrent
au hasard, soit qu’ils veuillent que ce soit par une continuelle
suite et liaison des choses, il est certain que ? puisque faillir
et se tromper est une espèce imperfection, d’autant
moins puissant sera l’auteur qu’ils attribueront à
mon origine, d’autant plus sera-t-il probable que je suis
tellement imparfait que je me trompe toujours. Auxquelles raisons
je n’ai certes rien à répondre, mais je suis
contraint d’avouer que, de toutes les opinions que j’avais
autrefois reçues en ma créance pour véritables,
il n’y en a pas une de laquelle je ne puisse maintenant douter,
non par aucune inconsidération ou légèreté,
mais pour des raisons très fortes et mûrement considérées
: de sorte qu’il est nécessaire que j’arrête
et suspende désormais mon jugement sur ces pensées
et que je ne leur donne pas plus de créance, que je ferais
à des choses qui me paraîtraient évidemment
fausses, si je désire trouver quelque chose de constant et
d’assuré dans les sciences.
Mais
il ne suffit pas d’avoir fait ces remarques, il faut encore
que je prenne soin de m’en souvenir ; car ces anciennes et
ordinaires opinions me reviennent encore souvent en la pensée,
le long et familier usage qu’elles ont eu avec moi leur donnant
droit d’occuper mon esprit contre mon gré, et de se
rendre presque maîtresses de ma créance. Et je ne me
désaccoutumerai jamais d’y acquiescer, et de prendre
confiance en elles, tant que je les considérerai telles qu’elles
sont en effet, c’est à savoir en quelque façon
douteuses, comme je viens de montrer, et toutefois fort probables,
en sorte que l’on a beaucoup plus de raison de les croire
que de les nier. C’est pourquoi je pense que j’en userai
plus prudemment, si, prenant un parti contraire, j’emploie
tous mes soins à me tromper moi-même, feignant que
toutes ces pensées sont fausses et imaginaires ; jusques
à ce qu’ayant tellement balancé mes préjugés,
qu’ils ne puissent faire pencher mon avis plus d’un
côté que d’un autre, mon jugement ne soit plus
désormais maîtrisé par de mauvais usages et
détourné du droit chemin qui le peut conduire à
la connaissance de la vérité. Car je suis assuré
que cependant il ne peut y avoir de péril ni d’erreur
en cette voie, et que je ne saurais aujourd’hui trop accorder
à ma défiance, puisqu’il n’est pas maintenant
question d’agir, mais seulement de méditer et de connaître.
Je
supposerai donc qu’il y a, non point un vrai Dieu, qui est
la souveraine source de vérité, mais un certain mauvais
génie, non moins rusé et trompeur que puissant, qui
a employé toute son industrie à me tromper. Je penserai
que le ciel, l’air, la terre, les couleurs, les figures, les
sons et toutes les choses extérieures que nous voyons, ne
sont que des illusions et tromperies, dont il se sert pour surprendre
ma crédulité. Je me considérerai moi-même
comme n’ayant point de mains, point d’yeux, point de
chair, point de sang, comme n’ayant aucuns sens, mais croyant
faussement avoir toutes ces choses. Je demeurerai obstinément
attaché à cette pensée ; et si, par ce moyen,
il n’est pas en mon pouvoir de parvenir à la connaissance
d’aucune vérité, à tout le moins il est
en ma puissance de suspendre mon jugement. C’est pourquoi
je prendrai garde soigneusement de ne point recevoir en ma croyance
aucune fausseté, et préparerai si bien mon esprit
à toutes les ruses de ce grand trompeur, que, pour puissant
et rusé qu’il soit, il ne pourra jamais rien imposer.
Mais
ce dessein est pénible et laborieux, et une certaine paresse
m’entraîne insensiblement dans le train de ma vie ordinaire.
Et tout de même qu’un esclave qui jouissait dans le
sommeil d’une liberté imaginaire, lorsqu’il commence
à soupçonner que sa liberté n’est qu’un
songe, craint d’être réveillé, et conspire
avec ces illusions agréables pour en être plus longuement
abusé, ainsi je retombe insensiblement de moi-même
dans mes anciennes opinions, et j’appréhende de me
réveiller de cet assoupissement, de peur que les veilles
laborieuses qui succéderaient à la tranquillité
de ce repos, au lieu de m’apporter quelque jour et quelque
lumière dans la connaissance de la vérité,
ne fussent pas suffisantes pour éclaircir les ténèbres
des difficultés qui viennent d’être agitées.
Méditation
seconde
De
la nature de l’esprit humain, et qu’il est plus aisé
à connaître que le corps.
La
Méditation que je fis hier m’a rempli l’esprit
de tant de doutes, qu’il n’est plus désormais
en ma puissance de les oublier. Et cependant je ne vois pas de quelle
façon je les pourrai résoudre ; et comme si tout à
coup j’étais tombé dans une eau très
profonde, je suis tellement surpris, que je ne puis ni assurer mes
pieds dans le fond, ni nager pour me soutenir au-dessus. Je m’efforcerai
néanmoins, et suivrai derechef la même voie où
j’étais entré hier, en m’éloignant
de tout ce en quoi je pourrai imaginer le moindre doute, tout de
même que si je connaissais que cela fût absolument faux
; et je continuerai toujours dans ce chemin, jusqu’à
ce que j’aie rencontré quelque chose de certain, ou
du moins, si je ne puis autre chose, jusqu’à ce que
j’aie appris certainement, qu’il n’y a rien au
monde de certain.
Archimède,
pour tirer le globe terrestre de sa place et le transporter en un
autre lieu, ne demandait rien qu’un point qui fût fixe
et assuré. Ainsi j’aurai droit de concevoir de hautes
espérances, si je suis assez heureux pour trouver seulement
une chose qui soit certaine et indubitable.
Je
suppose donc que toutes les choses que je vois sont fausses ; je
me persuade que rien n’a jamais été de tout
ce que ma mémoire remplie de mensonges me représente
; je pense n’avoir aucun sens ; je crois que le corps, la
figure, l’étendue, le mouvement et le lieu ne sont
que des fictions de mon esprit. Qu’est-ce donc qui pourra
être estimé véritable ? Peut-être rien
autre chose, sinon qu’il n’y a rien au monde de certain.
Mais
que sais-je s’il n’y a point quelque autre chose différente
de celles que je viens de juger incertaines, de laquelle on ne puisse
avoir le moindre doute ? N’y a-t-il point quelque Dieu, ou
quelque autre puissance, qui me met en l’esprit ces pensées
? Cela n’est pas nécessaire ; car peut-être que
je suis capable de les produire de moi-même. Moi donc à
tout le moins ne suis-je pas quelque chose ? Mais j’ai déjà
nié que j’eusse aucun sens ni aucun corps. J’hésite
néanmoins, car que s’ensuit-il de là ? Suis-je
tellement dépendant du corps et des sens, que je ne puisse
être sans eux ? Mais je me suis persuadé qu’il
n’y avait rien du tout dans le monde, qu’il n’y
avait aucun ciel, aucune terre, aucuns esprits, ni aucuns corps
; ne me suis-je donc pas aussi persuadé que je n’étais
point ? Non certes, j’étais sans doute, si je me suis
persuadé, ou seulement si j’ai pensé quelque
chose. Mais il y a un je ne sais quel trompeur très puissant
et très rusé, qui emploie toute son industrie à
me tromper toujours. Il n’y a donc point de doute que je suis,
s’il me trompe ; et qu’il me trompe tant qu’il
voudra, il ne saurait jamais faire que je ne sois rien, tant que
je penserai être quelque chose. De sorte qu’après
y avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné
toutes choses enfin il faut conclure, et tenir pour constant que
cette proposition : Je suis, j’existe, est nécessairement
vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois
en mon esprit.
Mais
je ne connais pas encore assez clairement ce que je suis, moi qui
suis certain que je suis, de sorte que désormais il faut
que je prenne soigneusement garde de ne prendre pas imprudemment
quelque autre chose pour moi, et ainsi de ne me point méprendre
dans cette connaissance, que je soutiens être plus certaine
et plus évidente que toutes celles que j’ai eues auparavant.
C’est
pourquoi je considérerai derechef ce que je croyais être
avant que j’entrasse dans ces dernières pensées
; et de mes anciennes opinions je retrancherai tout ce qui peut
être combattu par les raisons que j’ai tantôt
alléguées, en sorte qu’il ne demeure précisément
rien que ce qui est entièrement indubitable. Qu’est-ce
donc que j’ai cru être ci-devant ? Sans difficulté,
j’ai pensé que j’étais un homme. Mais
qu’est-ce qu’un homme ? Dirai-je que c’est un
animal raisonnable ? Non certes : car il faudrait par après
rechercher ce que c’est qu’animal, et ce que c’est
que raisonnable, et ainsi d’une seule question nous tomberions
insensiblement en une infinité d’autres plus difficiles
et embarrassées et je ne voudrais pas abuser du peu de temps
et de loisir qui me reste, en l’employant à démêler
de semblables subtilités. Mais je m’arrêterai
plutôt à considérer ici les pensées qui
naissaient ci-devant d’elles-mêmes en mon esprit, et
qui ne m’étaient inspirées que de ma seule nature,
lorsque je m’appliquais à la considération de
mon être. Je me considérais, premièrement, comme
ayant un visage, des mains, des bras, et toute cette machine composée
d’os et de chair, telle qu’elle paraît en un cadavre,
laquelle je désignais par le nom de corps. Je considérais,
outre cela, que je me nourrissais, que je marchais, que je sentais
et que je pensais, et je rapportais toutes ces actions à
l’âme ; mais je ne m’arrêtais point à
penser ce que c’était que cette âme, ou bien,
si je m’y arrêtais, j’imaginais qu’elle
était quelque chose extrêmement rare et subtile, comme
un vent, une flamme ou un air très délié, qui
était insinué et répandu dans mes plus grossières
parties. Pour ce qui était du corps, je ne doutais nullement
de sa nature ; car je pensais la connaître fort distinctement,
et, si je l’eusse voulu expliquer suivant les notions que
j’en avais, je l’eusse décrite en cette sorte.
Par le corps, j’entends tout ce qui peut être terminé
par quelque figure ; qui peut être compris en quelque lieu,
et remplir un espace en telle sorte que tout autre corps en soit
exclu ; qui peut être senti, ou par l’attouchement,
ou par la vue, ou par l’ouïe, ou par le goût, ou
par l’odorat ; qui peut être mû en plusieurs façons,
non par lui-même, mais par quelque chose d’étranger
duquel il soit touché et dont il reçoive l’impression
Car d’avoir en soi la puissance de se mouvoir, de sentir et
de penser, je ne croyais aucunement que l’on dût attribuer
ces avantages à la nature corporelle ; au contraire, je m’étonnais
plutôt de voir que de semblables facultés se rencontraient
en certains corps.
Mais
moi, qui suis-je, maintenant que je suppose qu’il y a quelqu’un
qui est extrêmement puissant et, si le l’ose dire, malicieux
et rusé, qui emploie toutes ses forces et toute son industrie
à me tromper ? Puis-je m’assurer d’avoir la moindre
de toutes les choses que j’ai attribuées ci-dessus
à la nature corporelle ? Je m’arrête à
y penser avec attention, je passe et repasse toutes ces choses en
mon esprit, et je n’en rencontre aucune que je puisse dire
être en moi. Il n’est pas besoin que je m’arrête
à les dénombrer. Passons donc aux attributs de l’âme,
et voyons s’il y en a quelques-uns qui soient en moi. Les
premiers sont de me nourrir et de marcher ; mais s’il est
vrai que je n’aie point de corps, il est vrai aussi que je
ne puis marcher ni me nourrir. Un autre est de sentir ; mais on
ne peut aussi sentir sans le corps : outre que j’ai pensé
sentir autrefois plusieurs choses pendant le sommeil, que j’ai
reconnu à mon réveil n’avoir point en effet
senties. Un autre est de penser ; et je trouve ici que la pensée
est un attribut qui m’appartient : elle seule ne peut être
détachée de moi. Je suis, j’existe : cela est
certain ; mais combien de temps ? A savoir, autant de temps que
je pense ; car peut-être se pourrait-il faire, si je cessais
de penser, que je cesserais en même temps d’être
ou d’exister. Je n’admets maintenant rien qui ne soit
nécessairement vrai : je ne suis donc, précisément
parlant, qu’une chose qui pense, c’est-à-dire
un esprit, un entendement ou une raison, qui sont des termes dont
la signification m’était auparavant inconnue. Or je
suis une chose vraie, et vraiment existante ; mais quelle chose
? Je l’ai dit : une chose qui pense. Et quoi davantage ? J’exciterai
encore mon imagination, pour chercher si je ne suis point quelque
chose de plus. Je ne suis point cet assemblage de membres, que l’on
appelle le corps humain ; je ne suis point un air délié
et pénétrant, répandu dans tous ces membres
; je ne suis point un vent, un souffle, une vapeur, ni rien de tout
ce que je puis feindre et imaginer, puisque j’ai supposé
que tout cela n’était rien, et que, sans changer cette
supposition, je trouve que je ne laisse pas d’être certain
que je suis quelque chose.
Mais
aussi peut-il arriver que ces mêmes choses, que je suppose
n’être point, parce qu’elles me sont inconnues,
ne sont point en effet différentes de moi, que je connais
? Je n’en sais rien ; je ne dispute pas maintenant de cela,
je ne puis donner mon jugement que des choses qui me sont connues
: j’ai reconnu que j’étais, et je cherche quel
je suis, moi que j’ai reconnu être. Or il est très
certain que cette notion et connaissance de moi-même, ainsi
précisément prise, ne dépend point des choses
dont l’existence ne m’est pas encore connue ; ni par
conséquent, et à plus forte raison, d’aucunes
de celles qui sont feintes et inventées par l’imagination.
Et même ces termes de feindre et d’imaginer m’avertissent
de mon erreur ; car je feindrais en effet, si j’imaginais
être quelque chose, puisque imaginer n’est autre chose
que contempler la figure ou l’image d’une chose corporelle.
Or je sais déjà certainement que je suis, et que tout
ensemble il se peut faire que toutes ces images-là, et généralement
toutes les choses que l’on rapporte à la nature du
corps, ne soient que des songes ou des chimères. En suite
de quoi je vois clairement que j’aurais aussi peu de raison
en disant : j’exciterai mon imagination pour connaître
plus distinctement qui je suis que si je disais : je suis maintenant
éveillé, et j’aperçois quelque chose
de réel et de véritable ; mais, parce que je ne l’aperçois
pas encore assez nettement, je m’endormirai tout exprès,
afin que mes songes me représentent cela même avec
plus de vérité et d’évidence. Et ainsi,
je reconnais certainement que rien de tout ce que je puis comprendre
par le moyen de l’imagination, n’appartient à
cette connaissance que j’ai de moi-même, et qu’il
est besoin de rappeler et détourner son esprit de cette façon
de concevoir, afin qu’il puisse lui-même reconnaître
bien distinctement sa nature.
Mais
qu’est-ce donc que je suis ? Une chose qui pense. Qu’est-ce
qu’une chose qui pense ? C’est-à-dire une chose
qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui
ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent. Certes ce n’est
pas peu si toutes ces choses appartiennent à ma nature. Mais
pourquoi n’y appartiendraient-elles pas ? Ne suis-je pas encore
ce même qui doute presque de tout, qui néanmoins entends
et conçois certaines choses, qui assure et affirme celles-là
seules être véritables, qui nie toutes les autres,
qui veux et désire d’en connaître davantage,
qui ne veux pas être trompé, qui imagine beaucoup de
choses, même quelquefois en dépit que j’en aie,
et qui en sens aussi beaucoup, comme par l’entremise des organes
du corps ? Y a-t-il rien de tout cela qui ne soit aussi véritable
qu’il est certain que je suis, et que j’existe, quand
même je dormirais toujours, et que celui qui m’a donné
l’être se servirait de toutes ses forces pour m’abuser
? Y a-t-il aussi aucun de ces attributs qui puisse être distingué
de ma pensée, ou qu’on puisse dire être séparé
de moi-même ? Car il est de soi si évident que c’est
moi qui doute, qui entends, et qui désire, qu’il n’est
pas ici besoin de rien ajouter pour l’expliquer. Et j’ai
aussi certainement la puissance d’imaginer ; car encore qu’il
puisse arriver (comme j’ai supposé auparavant) que
les choses que j’imagine ne soient pas vraies, néanmoins
cette puissance d’imaginer ne laisse pas d’être
réellement en moi, et fait partie de ma pensée. Enfin
je suis le même qui sens, c’est-à-dire qui reçois
et connais les choses comme par les organes des sens, puisqu’en
effet je vois la lumière, j’ouïs le bruit, je
ressens la chaleur. Mais l’on me dira que ces apparences sont
fausses et que je dors. Qu’il soit ainsi ; toutefois, à
tout le moins, il est très certain qu’il me semble
que je vois, que j’ouïs, et que je m échauffe
; et c’est proprement ce qui en moi s’appelle sentir,
et cela, pris ainsi précisément, n’est rien
autre chose que penser. D’où je commence a connaître
quel je suis, avec un peu plus de lumière et de distinction
que ci-devant.
Mais
je ne que puis empêcher de croire que les choses corporelles,
dont les images se forment par ma pensée, et qui tombent
sous le sens, ne soient plus distinctement connues que cette je
ne sais quelle partie de moi-même qui ne tombe point sous
l’imagination : quoiqu’en effet ce soit une chose bien
étrange, que des choses que je trouve douteuses et éloignées,
soient plus clairement et plus facilement connues de moi, que celles
qui sont véritables et certaines, et qui appartiennent à
ma propre nature. Mais je vois bien ce que c’est : mon esprit
se plaît de s’égarer, et ne se peut encore contenir
dans les justes bornes de la vérité. Relâchons-lui
donc encore une fois la bride, afin que, venant ci-après
à la retirer doucement et a propos, nous le puissions plus
facilement régler et conduire.
Commençons
par la considération des choses les plus communes, et que
nous croyons comprendre le plus distinctement, à savoir les
corps que nous touchons et que nous voyons. Je n’entends pas
parler des corps en général, car ces notions générales
sont d’ordinaire plus confuses, mais de quelqu’un en
particulier. Prenons pour exemple ce morceau de cire qui vient d’être
tiré de la ruche : il n’a pas encore perdu la douceur
du miel qu’il contenait, il retient encore quelque chose de
l’odeur des fleurs dont il a été recueilli ;
sa couleur, sa figure, sa grandeur, sont apparentes ; il est dur,
il est froid, on le touche, et si vous le frappez, il rendra quelque
son. Enfin toutes les choses qui peuvent distinctement faire connaître
un corps, se rencontrent en celui-ci.
Mais
voici que, cependant que je parle, on l’approche du feu :
ce qui y restait de saveur s’exhale, l’odeur s’évanouit,
sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il
devient liquide, il s’échauffe, à peine le peut-on
toucher, et quoiqu’on le frappe, il ne rendra plus aucun son.
La même cire demeure-t-elle après ce changement ? Il
faut avouer qu’elle demeure ; et personne ne le peut nier.
Qu’est-ce donc que l’on connaissait en ce morceau de
cire avec tant de distinction ? Certes ce ne peut être rien
de tout ce que j’y ai remarqué par l’entremise
des sens, puisque toutes les choses qui tombaient sous le goût,
ou l’odorat, ou la vue, ou l’attouchement, ou l’ouïe,
se trouvent changées, et cependant la même cire demeure.
Peut-être était-ce ce que je pense maintenant, à
savoir que la cire n’était pas ni cette douceur du
miel, ni cette agréable odeur des fleurs, ni cette blancheur,
ni cette figure, ni ce son, mais seulement un corps qui un peu auparavant
me paraissait sous ces formes, et qui maintenant se fait remarquer
sous d’autres. Mais qu’est-ce, précisément
parlant, que j’imagine, lorsque je la conçois en cette
sorte ? Considérons-le attentivement, et éloignant
toutes les choses qui n’appartiennent point à la cire,
voyons ce qui reste. Certes il ne demeure rien que quelque chose
d’étendu, de flexible et de muable. Or qu’est-ce
que cela : flexible et muable ? N’est-ce pas que j’imagine
que cette cire étant ronde est capable de devenir carrée,
et de passer du carré en une figure triangulaire ? Non certes,
ce n’est pas cela, puisque je la conçois capable de
recevoir une infinité de semblables changements, et je ne
saurais néanmoins parcourir cette infinité par mon
imagination, et par conséquent cette conception que j’ai
de la cire ne s’accomplit pas par la faculté d’imaginer.
Qu’est-ce
maintenant que cette extension ? N’est-elle pas aussi inconnue,
puisque dans la cire qui se fond elle augmente, et se trouve encore
plus grande quand elle est entièrement fondue, et beaucoup
plus encore quand la chaleur augmente davantage ? Et je ne concevrais
pas clairement et selon la vérité ce que c’est
que la cire, si je ne pensais qu’elle est capable de recevoir
plus de variétés selon l’extension, que je n’en
ai jamais imaginé. Il faut donc que je tombe d’accord,
que je ne saurais pas même concevoir par l’imagination
ce que c’est que cette cire, et qu’il n’y a que
mon entendement seul qui le conçoive ; je dis ce morceau
de cire en particulier, car pour la cire en général,
il est encore plus évident. Or quelle est cette cire, qui
ne peut être conçue que par l’entendement ou
l’esprit ? Certes c’est la même que je vois que
je touche, que j’imagine, et la même que je connaissais
dès le commencement. Mais ce qui est à remarquer sa
perception, ou bien l’action par laquelle on l’aperçoit
n’est point une vision, ni un attouchement, ni une imagination,
et ne l’a jamais été, quoiqu’il le semblât
ainsi auparavant, mais seulement une inspection de l’esprit,
laquelle peut être imparfaite et confuse, comme elle était
auparavant, ou bien claire et distincte, comme elle est à
présent, selon que mon attention se porte plus ou moins aux
choses qui sont en elle, et dont elle est composée.
Cependant
je ne me saurais trop étonner, quand je considère
combien mon esprit a de faiblesse, et de pente qui le porte insensiblement
dans l’erreur. Car encore que sans parler je considère
tout cela en moi-même, les paroles toutefois m’arrêtent,
et je suis presque trompé par les termes du langage ordinaire
; car nous disons que nous voyons la même cire, si on nous
la présente, et non pas que nous jugeons que c’est
la même, de ce qu’elle a même couleur et même
figure : d’où je voudrais presque conclure, que l’on
connaît la cire par la vision des yeux, et non par la seule
inspection de l’esprit, si par hasard je ne regardais d’une
fenêtre des hommes qui passent dans la rue, à la vue
desquels je ne manque pas de dire que je vois des hommes, tout de
même que je dis que je vois de la cire ; et cependant que
vois-je de cette fenêtre, sinon des chapeaux et des manteaux,
qui peuvent couvrir des spectres ou des hommes feints qui ne se
remuent que par ressorts ? Mais je juge que ce sont de vrais hommes
et ainsi je comprends, par la seule puissance de juger qui réside
en mon esprit, ce que je croyais voir de mes yeux.
Un
homme qui tâche d’élever sa connaissance au-delà
du commun, doit avoir honte de tirer des occasions de douter des
formes et des termes de parler du vulgaire j’aime mieux passer
outre, et considérer, si je concevais avec plus d’évidence
et de perfection ce qu’était la cire lorsque je l’ai
d’abord aperçue, et que j’ai cru la connaître
par le moyen des sens extérieurs, ou à tout le moins
du sens commun, ainsi qu’ils appellent, c’est-à-dire
de la puissance imaginative, que je ne la conçois à
présent, après avoir plus exactement examiné
ce qu’elle est, et de quelle façon elle peut être
connue. Certes il serait ridicule de mettre cela en doute. Car qu’y
avait-il dans cette première perception qui fût distinct
et évident, et qui ne pourrait pas tomber en même sorte
dans le sens du moindre des animaux ? Mais quand je distingue la
cire d’avec ses formes extérieures, et que, tout de
même que si je lui avais ôté ses vêtements,
je la considère toute nue, certes, quoiqu’il se puisse
encore rencontrer quelque erreur dans mon jugement, je ne la puis
concevoir de cette sorte sans un esprit humain.
Mais
enfin que dirai-je de cet esprit, c’est-à-dire de moi-même
? Car jusques ici je n’admets en moi autre chose qu’un
esprit. Que prononcerai-je, dis-je, de moi qui semble concevoir
avec tant de netteté et de distinction ce morceau de cire
? Ne me connais-je pas moi-même, non seulement avec bien plus
de vérité et de certitude, mais encore avec beaucoup
plus de distinction et de netteté ? Car si je juge que la
cire est, ou existe, de ce que je la vois, certes il suit bien plus
évidemment que je suis, ou que j’existe moi-même,
de ce que je la vois. Car il se peut faire que ce que je vois ne
soit pas en effet de la cire ; il peut aussi arriver que je n’aie
pas même des yeux pour voir aucune chose ; mais il ne se peut
pas faire que lorsque je vois, ou (ce que je ne distingue plus)
lorsque je pense voir, que moi qui pense ne soit quelque chose.
De même, si je juge que la cire existe, de ce que je la touche,
il s’ensuivra encore la même chose, à savoir
que je suis ; et si je le juge de ce que mon imagination me le persuade,
ou de quelque autre cause que ce soit, je conclurai toujours la
même chose. Et ce que j’ai remarqué ici de la
cire, se peut appliquer à toutes les autres choses qui me
sont extérieures, et qui se rencontrent hors de moi.
Or
si la notion ou la connaissance de la cire semble être plus
nette et plus distincte, après qu’elle a été
découverte non seulement par la vue ou par l’attouchement,
mais encore par beaucoup d’autres causes, avec combien plus
d’évidence, de distinction et de netteté, me
dois-je connaître moi-même, puisque toutes les raisons
qui servent à connaître et concevoir la nature de la
cire, ou de quelque autre corps, prouvent beaucoup plus facilement
et plus évidemment la nature de mon esprit ? Et il se rencontre
encore tant d’autres choses en l’esprit même,
qui peuvent contribuer à l’éclaircissement de
sa nature, que celles qui dépendent du corps, comme celles-ci,
ne méritent quasi pas d’être nombrées.
Mais
enfin me voici insensiblement revenu où je voulais ; car,
puisque c’est une chose qui m’est à présent
connue qu’à proprement parler nous ne concevons les
corps que par la faculté d’entendre qui est en nous
et non point par l’imagination ni par les sens, et que nous
ne les connaissons pas de ce que nous les voyons, ou que nous les
touchons, mais seulement de ce que nous les concevons par la pensée,
je connais évidemment qu’il n’y a rien qui me
soit plus facile à connaître que mon esprit. Mais,
parce qu’il est presque impossible de se défaire si
promptement d’une ancienne opinion, il sera bon que je m’arrête
un peu en cet endroit, afin que, par la longueur de ma méditation,
j’imprime plus profondément en ma mémoire cette
nouvelle connaissance.
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