Pascal, Les Pensées, Fragments sur la justice et la force

Plan


Cours

Ces trois fragments sont regroupés par Brunschwig dans la section V, intitulée : la justice et la raison des effets. Ce qui est ici topique pour l’intellection du texte, c’est la relation entre la rhétorique du texte et la doctrine. Nous allons voir que la précarité, pauvreté de la justice face à la force est exprimée par le caractère elliptique de ces fragments et par l’indigence du vocabulaire. Il y a assez peu de mots différents, et les mêmes mots sont souvent répétés : redondances. Il faudra suivre les articulations naturelles du texte en alinéas (selon leurs enchaînements).

On peut effectuer l’analyse en 4 parties.

1, 5 : position et naissance du problème
6, 7 : solution
8, 9, 10 : confirmation de cette solution
11 : justification de cette solution

FR. 103

A- Remarques sur la rhétorique du texte

1) Le mode des verbes : indicatif/ impératif ou subjonctif grammaticalement.

En 2-1 et 2-2 le point de départ est donné à l’indicatif : qui conduit à un subjonctif (impératif). En 3 et 4 tout est donné à l’indicatif. Le « est » est un « il y a ». En 5, c’est l’impératif : « il faut » qui introduit à une conclusion « donc » (impératif). Dérivation de l’impératif à partir de l’indicatif. La prémisse initiale (2-1 et 2-2) n’était alors pas seulement indicative si cela a un sens. Dans l’indicatif se cache, semble-t-il, quelque forme impérative.

2) Position rhétorique des éléments du problème (justice/ force) : les deux termes, ici, sont juxtaposés.

« Justice, force », ce n’est pas justice Et force, etc. Ce n’est donc pas anodin. Ils sont face à face, sans aucun lien. Donc, déjà, signification doctrinale ! Nous sommes ici rhétoriquement mais aussi thétiquement, dans la situation du duel ou de l’affrontement (non de la coordination). Les deux termes sont disjoints.

Il y a un ordre de présentation cependant (justice vient en premier). Priorité lexicale, rhétorique, de la justice : elle est première.

La disjonction du titre est explicitée en 2-1 et 2-2 (juste-fort). Mais après cette disjonction, le lien entre la justice et la force est signifié de deux manières :

- négative (3 et 4), ie, il manque quelque chose à la justice comme à la force, si elle se trouve scindée de l’autre élément. Il y a une insuffisance de chacun des deux éléments (4 occurrences de la disjonction « sans ») et

- positive ; cf. mode impératif en 5. L’exigence de réunion est présentée sous deux formes. La synthèse exigée par le « il faut » se fera soit sur la base de la justice, soit sur celle de la force.

3) Différence de niveau des disjonctions.

La disjonction est initiale en 3 et 4, terminale en 5 (exigence). En 3 et 4, la disjonction est descriptive, et donc, formulée à l’indicatif. En 5 (surtout 5-2) la disjonction est seulement logique, sans rapport à l’expérience (alternative de toute solution possible- il peut y en avoir deux, et on les énonce).

4) En 6 et 7, la solution est élaborée.

Méthode d’exhaustion qui consiste à procéder à une énumération complète des solutions rhétoriques possibles. Il faut d’abord avoir admis qu’il y aura une solution. Il ne peut y avoir que deux types de solutions. Si on en élimine une, on se rabattra à coup sûr sur l’autre.

En 6, reconnaissance de la règle à suivre par la position de l’alternative. Qui suivre ? (justice/ force). P fait apparaître un critère pratique, celui de la dispute. Quelque chose est disputé ou sans dispute. La règle de l’action est à trouver dans la pratique même (ou il est supposé que …). Une règle ne sera telle que si elle peut effectivement régler l'action, ie, mettre fin à la dispute ou à l'affrontement. La connaissance de cette règle, qui devra vaincre la dispute, c’est la reconnaissance comme réglant effectivement l’action (6-2).

En 7, nous avons l’élimination de la justice comme base de départ. Donc, faute de mieux, l’acceptation de la force. (« Ne pouvant faire que … on a fait que … »)

B- Analyse de la thèse

Thème classique (problème élémentaire de toute question politique). Si on veut la paix, et on ne peut pas ne pas la vouloir, il faut réunir deux conditions : justice et force.

Deux solutions théoriquement possibles : donner la force à la justice (fortifier la justice) ou vice-versa (justifier la force). Solutions parallèles et apparemment équivalentes (choisissons au hasard ? !).

Dans cet accord, chacun des deux éléments conserve-t-il sa spécificité ? On peut voir qu’il s’agit d’une analyse tautologique en apparence. Il est juste que ce que qui est juste … mais aussi cette répétition du terme « juste » cache une distinction ou une dualité : le juste comme légitime (selon un droit a priori) et le juste comme légal. Donc, distinction sémantique.

Le juste est donc double, et pourtant, il n’est pas qualifié. C’est toujours le terme « juste ». Dissymétrie derrière la symétrie rhétorique. La force est qualifiée selon des degrés.Le plus fort : qualification. Il n’y a pas de force en soi mais toujours une plus ou moins grande force. On peut seulement, ainsi, parler de telle ou telle force (et non plus de LA force). La force est force si elle est la plus forte. La justice est justice quelle qu’elle soit.

Le terme « suivi » revient deux fois : cela cache une disproportion sémantique. La justice est une valeur qui appelle, elle vise à être suivie (finalité, cause finale) : objet d’une aspiration (cohérent, sensé, etc.). Ceci qualifie la justice idéale, antérieure à tout droit positif. Le juste est de l’ordre de l’universel.

Mais aussi, cause matérielle. C’est inévitable, inéluctable (on ne pourra rien contre). C’est par la nécessité brute que la force s’impose. On ne peut pas faire sans, comme si elle n’était pas ! (Nécessité aveugle qui s’impose). Le conflit devient évident par ce seul mot « suivi » (le conflit est dans le mot même, avec les deux significations antagonistes de « suivi »). Chaque instance a bien son exigence d’être suivie, mais, exigences opposées. Le conflit se trouve à l’intérieur du fort.

Si la justice aspire à être suivie, la force quant à elle n’a pas besoin de le demander, car elle l’est nécessairement. L’exigence de la force est toujours une réalité.

3-1 et 3-2 : ici, chacune des deux instances est considérée en elle-même, dans sa nudité, mais, par rapport à l’autre. Que signifie chacune de ces deux instances, si elle est scindée de l’autre ? La justice n’est pas seulement autre que la force ; sans force, elle est même sans force. Mais, pas de jugement de valeur : jugement de fait (c’est ainsi que les choses se passent). Si la force est sans la justice, il y a une forme de précarité, mais qui est un défaut de validité, de valeur. Le tyran exerce sans légitimité. Du point de vue du droit, le tyran est un tyran (défaut de justification). L’impuissance de la justice seule comme la tyrannie, de la force seule, ne valent pas. La différence passe entre le plan du fait et de la valeur (défaut d’effectivité et de validité).

4. Analyse du conflit des notions. Toujours justice énoncée en premier. Contredite par la force des méchants (en elle-même, elle n’a pas de force physique- la seule force, c’est sa parole). Il faut l’attaquer au niveau de la parole, puisque c’est là son lieu.

La force est la ruse des méchants. Se place maintenant sur le terrain de la justice. La force parle, juge, dit contre, contredit la justice. Le fort sans la justice ne dit même qu’une chose (7b). La force s’approprie le lieu de la parole (3 fois). La prétendue justice n’est pas la vraie justice. Pauvreté du langage de la force qui est signifié par la pauvreté lexicale du texte (redondance : elle dit… elle dit…). La force nie arbitrairement et brutalement la justice, sans procès, sans argumentation (4-1’). La raison de cet effet, c’est la méchanceté (cf. concupiscence). Cf. thème pascalien de l’homme sans dieu qui est misérable (fr. 119). Absence d’explication à l’accusation contre la force. On attendrait une symétrie totale entre 4-1 et 4-2, en ce sens 4-1 paraît incomplet. Il n’est pas expressément dit que ce sont les justes qui accusent la force ; c’est indéterminé. Il faudrait pouvoir vérifier qu’il y a des justes. Ca ne l’est pas. « Il n’y a pas un juste, pas même un seul » (St Paul). L’accusation portée contre la force étant vaine et inefficace, n’a pas d’intérêt (pas niveau du droit, ici, mais du fait, de la réalisation). Si le langage de la force est celui de la contradiction, celui de la justice est celui du droit. Elle est contredite, la justice accuse (elle pourrait justifier). La force se transpose dans l’ordre de l’autre pour investir, envahir, le lieu de la justice. La justice reste toujours dans son lieu. Le parallélisme est rhétorique mais pas effectif (4-1 et 4-2). Il a pour effet de rendre plus vive la distorsion entre la justice et la force. La force se travestit en revêtant les apparences de la justice puisqu’elle se met à dire. Supériorité de la justice car rectitude (elle demeure de plus dans son lieu, son ordre). Mais cette supériorité est d’essence, et donc, sans conséquences, d’où le pathétique de la justice : elle est droite, mais faible (vaincue).

Il veut montrer qu’il parle du point de vue de la justice : il faut juger des rapports entre justice et force. Cf. Aristote et la fonction du juge dans le droit. Le juge (cf. Aristote, livre V Ethique à Nicomaque) est celui qui, ayant entendu les arguments des deux partis, tire la conclusion pour garantir le bon ordre social. C’est bien ce point qui est en cause (cf. aussi fr. 81 où P nous dit que la paix est le souverain bien). « Il faut donc » (2-5) est à la fois une conclusion et une décision. Le juge tire la conclusion des deux parties et prononce une sentence. Elle n’a rien d’arbitraire. Elle apprécie au plus juste les arguments et à la limite cette sentence s’en tient à expliciter la conséquence qui s’impose pour le bon ordre social. Avant d’être une volonté, le juge est un intellect. Le jugement n’est pas prononcé (« il faut donc mettre ensemble ») mais il manque seulement la seule exigence à laquelle il devra satisfaire. La non validité de la force n’a en elle-même aucune légitimité. Comme l’unité de lieux de référence est nécessaire, sous peine de guerre, il faut opter entre la justice et la force, ie, entre une synthèse en référence à la justice et une référence à la force.

Comment cet impératif est-il réalisable ? La position du problème est portée au pathétique le plus aigu. Il faut mettre ensemble (synthèse). L’analyse n’a fait que montrer l’antagonisme, le duel entre les deux ; chacune comportant l’exigence d’être suivie et mettant ainsi l’autre en question. La solution est pourtant réputée possible. Cette solution est déjà précisée (5-2) par le « et » avec les deux voies qu’introduit cette conjonction. En apparence, et formellement, on aurait même le choix total entre les deux voies qui sont présentées comme aussi correctes et efficaces l’une que l’autre. Il y a alternative stricte sans aucune forme de priorité entre l’une ou l’autre de ces sources.

Présentation de la solution de ce problème (elle est nécessaire, et théoriquement possible ; mais est-elle réalisable ?). Quelle est leur possibilité de devenir effective ? C’est la justice qui est analysée en premier. La dispute n’est pas ici un débat juridique, une discussion argumentée où on prend en compte les remarques de la partie adverse. Ce sont les méchants ou les forts qui disputent. La dispute, c’est le conflit, la violence, le débat. Le terme de dispute devient redondant par rapport au terme de « sujette ». Dire « la justice est sujette (exposée) à dispute », c’est dire qu’elle est assujettie. En effet, elle n’est plus que le moyen de la sujétion, ou encore, sa qualification. C’est par la dispute que la justice est assujettie à la force. A l’opposé, la force est très reconnaissable, et dans dispute. Elle se fait voir, et elle s’impose. Cf. « plus on a de bras, plus on est fort ». « Etre brave, c’est montrer sa force ». « Il a 4 laquais ». Nous avons le superlatif absolu. La force est qualifiée d’une manière exactement opposée à la justice. Nous sommes au-delà de la dispute. Quelle force accorder au « et » ? C’est une coordination, une adjonction grammaticale, et sémantiquement, une explicitation. « Et » pourrait être traduit par « c’est-à-dire ». Ce qui a comme conséquence que l’on n’a plus à débattre à propos de ce qui est très reconnaissable. La présence la plus forte fait cesser tout débat. L’accusation à l’égard de la force n’a même plus lieu d’être. On est par delà le procès que, en droit, la justice pourrait intenter à la force. C’est une des deux solutions qui devient irréalisable. C’est par élimination, faute de mieux, que la solution réaliste (réalisable) est élaborée ou plus exactement acceptée par résignation.

N’y a-t-il pas une négativité radicale de la solution ? (Qui va consister à « faire que le fort soit juste »). C’est comme si dans le débat entre le scepticisme et le dogmatisme, on s’en tenait au scepticisme qui est dans le vrai, car il attaque sans cesse le dogmatisme (la prétention à la vérité). Ici, la thèse sceptique à propos de la justice n’est pas dépassée (mais elle l’est à la fin du fr. 85).

Présentation de la seule solution que l’on peut retenir. C’est toujours la justice qui est rejetée, elle est toujours éliminée. On n’a pu donner la force à la justice. La solution du problème se tire de l’analyse des deux voies apparemment possibles.

- « aussi on n’a pu » : formule conclusive. La différence posée en termes de combat, devient réalité, et au terme de cette rivalité, la justice est vaincue parce que contredite. La justice se constituant au niveau du discours et de l’argumentation, il suffit qu’elle soit contredite pour être vaincue, contredite. La cause, c’est l’ordre physique ; le « car » est une explicitation. Une explicitation est moins qu’une explication qui apporte des raisons. Débordement de la force sur le domaine de la justice. C’est maintenant la force qui va parler, et la justice qui va se taire. Le mouvement du texte n’est plus seulement une défense mais une attaque, un mouvement d’annexion. « A dit » : affirmation. La justice est déboutée de son lieu. Mais elle se tait. Elle est devenue muette, elle est comme rien; c'est la force seule qui parle (3 étapes dans ce discours imposteur de la force).

- « ainsi… on a fait » : c’est faute de mieux qu’on a fait autre chose. Ne pouvant faire ceci, on a fait cela. C’est l’exact opposé de ce que l’on voulait faire. On se rabat sur l’applicable. On est passé de l’idéal à l’effectif, comme position de repli certes, mais comme seule possible. Le possible, ici, c’est l’effectif. « On a fait que » : thème de l’effectivité (et non plus du droit) et de la positivité en deux sens : elle est double.

En droit, le terme positif est ce qui est posé par une volonté, un législateur. De ce fait d’être posé, il est effectif (il est réalisé, il fonctionne). Positif est aussi ce qui a de la valeur (« mieux vaut une injustice qu’un désordre »). Le sujet de cet acte, ou l’auteur de cette positivité, de cette réalisation, est le sujet le plus pauvre qui soit. (« On » a fait que). Le « on » n’a même pas de nom : le sujet grammatical du discours, c’est l’insignifiance (incapable d’être un sujet réel : le langage ne le marque que comme un inconnu). Nous avons comme sujet ce qui est le plus pauvre, mais il est aussi ce qui est le plus inéluctable. Le « on » ne signifie personne, pas même la force. Les substantifs, la justice, la force, ont disparu (cf. titre). Il y a « fort » et « juste ». Dans cette seconde conclusion, il n’y a plus que des qualificatifs, ie, il n’y a plus d’essence, mais seulement des faits concrets. La vie humaine est livrée à des actes bruts. Il y a bien un effet rhétorique de cette phrase qui tient à l’ambivalence du terme « fait » (cf. « suivi »). Faire que le fort devienne juste, ce n’est pas une opération identique à faire que le juste devienne fort. Dans le second cas, cela ne modifie pas la force. Alors que dans le premier cas, identifier la justice à la force entraîne une dénaturation de la justice, en ceci qu’elle n’a aucune stabilité, aucune reconnaissance commune. C’est donc là contrefaire la justice.

FRAGMENT 81

Confirmation de la solution (8, 9, 10)/ justification (11) par un fait qui est une finalité. Schème suivant : comment le droit positif est, de fait, le fruit d’une justification de la force ? On va de l’universalité à la particularité, à la force. L’universalité du début est déjà particularisée puisque c’est une universalité limitée d’un pays (pas universalité de la justice idéale et absolue). C’est donc plutôt une généralité (universalité d’un pays). Cette généralité se divise elle-même en décisions particulières (la pluralité des décisions). Il y a des lois qui s’appliquent dans tout le pays ; beaucoup de diversités selon les coutumes. P demande quelle est la cause ? (source). Si on s’interroge sur la signification de la justice d’un point de vue généalogique, c’est à la force que l’on est renvoyé (comme cause). Au fondement de la justice, on trouve donc la force. Elle est « d’ailleurs » (droit divin ? lieu indéterminé ? ).

Deuxième partie du fr. Le souverain bien est la paix. La paix est la figure politique du souverain bien. Nous avons ici une justification de la solution qui a fait que le fort est juste. Qu’en est-il de cette fin ? Nous avons symétriquement deus adjectifs. Il y a une équivoque sur le mot « faire ». Le second faire n’est pas un véritable faire : il est fallacieux. On a simplement « juste » et non plus la « justice ». Ainsi, la force est seule et son avantage est d’avoir réussi à se donner un qualificatif supplémentaire. Alternative entre justifier et fortifier : d’une part P construit deux verbes sur deux substantifs ; mais les deux types d’action qui sont rhétoriquement apparentés (deux verbes actifs) . Mais il va y avoir une dissymétrie sémantique, car « fortifier la justice » est une action sensée et cohérente. Tandis que justifier la force c'est vouloir justifier l'injustifiable, ça n’a pas de sens, c’est incohérent.

Comment faire ? (3 : afin que). C’est l’inéluctable qui est représenté comme un impératif car il n’y a pas moyen de faire autrement, ou du moins, mieux. Et pourtant, ce pis-aller est tout autre chose qu'un simple pis-aller renversement du pour au contre. Faute de mieux le pis-aller est aussi le meilleur (renversement) ou au moins, est quelque chose du meilleur. De leur être-ensemble résulte un bien, pas seulement un moindre mal. L’expression de ce bien est même suprême. La paix est vraiment la représentation du souverain bien (présence anticipée, mais, voilée, partielle


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