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PUIS-JE ETRE LIBRE MALGRE LE DETERMINISME ?

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III- LE LIBRE-ARBITRE N’EST PAS UNE VERITABLE LIBERTE - DESCARTES, LETTRE A MESLAND


Pour ce faire, ne peut-on pas montrer que le libre arbitre, tel qu’il est défini intuitivement, tel qu’on l’a trouvé chez Gide, ne correspond pas à la véritable liberté, qu’au contraire, il est un assujettissement ?

Thèse : le libre arbitre, s’il est compris comme une  liberté d’indifférence9  est le plus bas degré de la liberté ; c’est une « caricature de la liberté ».

Pourquoi cette thèse cartésienne s’applique-t-elle aussi à l’existence de l’acte gratuit ? Parce que l’acte gratuit serait un acte sans raison, sans motif déterminant ; il présuppose que moins on a de raisons pour faire ce qu’on fait, plus on est libre. Or, c’est bien ce à quoi revient aussi au bout du compte l’affirmation de la liberté d’indifférence : rien ne nous pousse à faire ce qu’on fait (ni cause ni raison, ni mobile ni motif10 ).

        

Descartes, Lettre au Père Mesland, 9 février 1945

Pour ce qui est du libre-arbitre, je suis complètement d’accord avec ce qu’en a écrit le Révérend Père. Et, pour exposer complètement mon opinion, je voudrais noter à ce sujet que l’indifférence me semble signifier proprement l’état dans lequel est la volonté lorsqu’elle n’est pas poussée d’un côté plutôt que de l’autre par la perception du vrai ou du bien ; et c’est en ce sens que je l’ai prise lorsque j’ai écrit que le plus bas degré de la liberté est celui où nous nous déterminons aux choses pour lesquelles nous sommes indifférents. Mais peut-être que d’autres entendent par indifférence une faculté positive de se déterminer pour l’un ou l’autre des deux contraires, c’est-à-dire pour poursuivre ou pour fuir, pour affirmer ou pour nier. Cette faculté positive, je n’ai pas nié qu’elle fût dans la volonté. Bien plus, j’estime qu’elle y est, non seulement dans ces actes où elle n’est pas poussée par des riasons évidentes d’un côté plutôt que de l’autre, mais aussi dans tous les autres ; à ce point que, lorsqu’une raison très évidente nous porte d’un côté, bien que, moralement parlant, nous ne puissions guère aller à l’opposé, absolument parlant, néanmoins, nous le pourrions. En effet, il nous est toujours possible de nous retenir de poursuivre un bien clairement connu ou d’admettre une vérité évidente, pourvu que nous pensions que c’est un bien d’affirmer par là notre libre-arbitre.
De plus, il faut remarquer que la liberté peut être considérée dans les actions de la volonté avant l’accomplissement ou pendant l’accomplissement.
Considérée dans ces actions avant l’accomplissement, elle implique l’indifférence prise au second sens, non au premier. Et bien que nous puissions dire, quand nous opposons notre propre jugement aux commandements des autres, que nous sommes plus libres de faire les choses pour lesquelles rien ne nous a été prescrit par les autres et dans lesquelles il nous est permis de suivre notre propre jugement que de faire celles qui nous sont interdites, nous ne pouvons pas dire de la même façon, quand nous opposons les uns aux autres nos jugements ou nos connaissances, que nous sommes plus libres de faire les choses qui ne nous semblent ni bonnes ni mauvaises, ou dans lesquelles nous voyons autant de bien que de mal que de faire celles où nous voyons beaucoup plus de bien que de mal.Une plus grande liberté consiste en effet ou bien dans une plus grande facilité de se déterminer , ou bien dans un plus grand usage de cette puissance positive que nous avons de suivre le pire, tout en voyant le meilleur. Si nous prenons le parti où nous voyons le plus de bien, nous nous déterminons plus facilement ; si nous suivons le parti contraire, nous usons davantage de cette puissance positive ; ainsi, nous pouvons toujours agir plus librement dans les choses où nous voyons plus de bien que de mal, que dans les choses appelées par nous indifférentes. En ce sens on peut même dire que les choses qui nous sont commandées par les autres et que sans cela nous ne ferions point de nous-mêmes, nous les faisons moins librement que celles qui ne nous sont pas commandées ; parce que le jugemeny qu’elles sont difficiles à faire est opposé au jugement qu'il est bon de faire ce qui est commandé, et, ces deux jugements, plus ils nous meuvent également, plus ils mettent en nous d’indifférence prise au premier sens.
(…) C’est en ce sens que j’ai écrit que je suis porté d’autant plus librement vers quelque chose que je suis poussé par plus de raisons, car il est certain que notre volonté11  se meut avec plus de facilité et d’élan.

 

Le libre-arbitre (entendu comme liberté d’indifférence ou comme acte gratuit) n’est par conséquent pas toute la liberté, mais un de ses aspects, peut-être même une de ses définitions, erronée qui plus est.

La seule liberté d’indifférence existe par rapport à ce que je ne connais pas ou à ce que je connais mal.

Toutefois, Descartes ne semble pas abandonner tout à fait la définition de la liberté comme libre-arbitre ou libre choix. Disons plutôt qu’il y aurait deux définitions du libre arbitre, une négative, et une positive :

1)  il y a l’ « arbitrium brutum » (non réfléchi) : les termes de l’alternative sont identiques ; il y absence de motifs. C’est une liberté hésitante parce qu’aucun des deux termes de l’aternative n’apparaît comme évident. Cf. Rousseau qui montre bien que la liberté dans laquelle n’entre nulle réflexion, nul motif, est en fait une liberté d’esclave, puisqu’on obéit à rien d’autre qu’à ses penchants, aux lois de l’instinct. Cette liberté là ne nous distingurait pas de l’animal…12  


2) le véritable libre arbitre est pour Descartes une liberté qui voit le bien et le mal avec évidence. On sait ici ce que l’on fait. Que l’on réponde oui ou non, que l’on choisisse le contraire de ce que l’on voit avec clarté, cela est la plus haute liberté. Pourquoi ce dernier aspect ? Parce que Descartes se rend compte que si l’on est contraint de suivre ce que l’on voit avec évidence, alors, on ne peut être dit libre

La véritable liberté, au contraire, s’applique à une action qui a des motifs et des buts. Elle doit être intentionnelle, projetée, décidée, on doit pouvoir en rendre compte de manière intelligible, à soi-même comme à autrui. Il y a donc bien quelque chose qui détermine en quelque sorte mon action, mais ce quelque chose ce n’est pas une cause, une pulsion, un désir, une force, mon milieu social, etc. (bref, les circonstances extérieures) ; c’est une raison, un motif.

Liberté = capacité de choix réfléchi, non nécessité par des penchants13 .

Descartes s’accorde donc avec la philosophie antique. Pour être libre, il faut voir clair : mieux je connais ce dont je juge, plus je suis libre. Etre libre, choisir librement, c’est choisir à la fois son action et les résultats prévisibles de celle-ci, en connaissance de cause.
        
L’enjeu est fort : en effet, si on enlève de la liberté le caractère de rationalité, de délibération, alors, on peut dire que n’importe quel être est libre. Un animal, un bébé, et même pourquoi pas une pierre qui tombe, de l’eau qui coule d’un vase, sont libres, car doués de spontanéité…

Exercice : que devient l’acte gratuit de Lafcadio ? Est-ce un acte libre ? Et en quoi finalement ne peut-il dit être gratuit ?

- il n’est pas gratuit : en effet, il se donne un but et réfléchit sur les moyens d’atteindre ce but ; il émane d’une décision

- il n’est pas libre car il émane plus d’une impulsion que de la volonté : il agit sans se demander si son action est bonne ou mauvaise ; son action est déterminée par un caprice (il est donc plus agi qu’il n’agit)

 

 


IV- LE DETERMINISME GOUVERNE-T-IL LE MONDE ?

Nous venons de définir la liberté comme un choix rationnel. Un choix rationnel, c’est un acte accompagné de délibération (réflexion sur les moyens et les motifs nous permettant d’atteindre une certaine fin posée préalablement).

A- LES CONDITIONS ONTO/COSMOLOGIQUES DE LA LIBERTE -ARISTOTE

Que doit être le monde afin qu’on puisse être libre en ce sens ? Quelles sont les propriétés du monde que l’on présuppose toujours quand on exerce le « choix réfléchi » ? C’est cette dernière question qui va nous occuper dans la partie IV, et qui va donc nous permettre d’avancer un peut dans le traitement de notre question intiale.

Pour y répondre, il va falloir nous demander sur quoi on délibère ; Aristote y répond dans Ethique à Nicomaque, III, 5. 
1) Elle exclut de son domaine les faits sur lesquels nous n’avons pas de prise

 

Aristote, Ethique à Nicomaque, III, 5

Sur les entités éternelles, il n’y a jamais objet de délibération : par exemple, l’ordre du monde ou l’incommensurabilité de la diagonale avec le côté du carré. Il n’y a pas davantage de délibération sur les choses qui sont en mouvement mais se produisent toujours de la même façon, soit par nécessité, soit par nature, soit par quelque autre cause : tels sont par exemple, les solstices et le lever des astres. Il n’existe pas non plus de délibération sur les choses qui arrivent tantôt d’une façon tantôt d’une autre, par exemple, les sécheresses et les pluies, ni sur les choses qui arrivent par fortune, par exemple la découverte d’un trésor. Bien plus, la délibération ne porte pas sur toutes les affaires humaines sans exception : ainsi un Lacédémonien ne délibère pas sur la meilleure forme de gouvernement pour les Scythes. C’est qu’en effet, rien de tout ce que nus venons d’énumérer ne pourrait être produit par nous. Mais nous délibérons sur les choses qui dépendent de nous et que nous pouvons réaliser.

Nous ne délibérons pas sur le nécessaire, i.e. :

- la nature, l’ordre du monde (nécessité métaphysique)

- l’incommensurabilité de la diagonale avec le côté du carré (mathématiques = science du nécessaire)

- les choses en mouvement, domaine de la physique (la physique est la science des phénomènes se répétant de manière régulière)

Nous ne délibérons pas non plus sur le hasard, la chance, car nous n’avons aucune prise sur cela.
2) Domaine : les « affaires humaines »

 

(suite)

Par contre, tout ce qui arrive par nous et dont le résultat n’est pas toujours le même, voilà ce qui est l’objet de nos délibérations : par exemple, les questions de médecine ou d’affaires d’argent… La délibération a lieu dans les choses qui, tout en se produisant avec fréquence, demeurent incertaines dans leur aboutissement ainsi que là où l’issue est indéterminée…


Son objet est donc constitué par ce qui est en notre pouvoir et sur quoi nous pouvons agir. I.e. : « tout ce qui arrive par nous et dont le résultat n’est pas toujours le même ». Ce sont les choses qui, tout en se produisant avec fréquence, sont incertaines quant à leur aboutissement. Il y a une certaine régularité, ce qui s’oppose au hasard : sinon, on serait dans le domaine de ce sans quoi nous n’avons aucune prise.

Aristote nomme ce domaine le domaine de la contingence ou encore le domaine des affaires humaines (aujourd’hui : le probable). Cette dernière appellation vient du fait que c’est grâce à la contingence et dans la contingence seule que peuvent s’exercer toutes les actions/ délibérations humaines ; et également du fait que contrairement au raisonnement mathématique, les décisions ne vont pas être aussi rigoureuses, si infaillibles. On retrouvera ici l’histoire, l’éthique, l’esthétique…

Afin que la délibération rationnelle, la vraie liberté, ne soit pas illusoire, il faut donc qu’il existe des choses qui n’arrivent pas nécessairement, qui ne soient pas strictement soumises au déterminisme. Que le déterminisme ne soit pas universel. Il doit y avoir dans le monde des choses qui réellement sont indéterminées. On affirmerait ici la possibilité de l’existence d’une indétermination réelle, ce qui diffère d’une indétermination qui serait le fruit d’une ignorance de notre part, d’un défaut de connaissance. La délibération et le choix viennent de la nature du monde, non de notre ignorance.

L’avenir doit donc être non déterminé, pour que nous puissions choisir (librement). Il y a dans tout choix de multiples possibilités qui sont envisagées, et sans doute toutes ces possibilités pourraient être à l’avenir. Mais seule adviendra l’une d’elles (celle que j’aurai choisie). Cela implique que dans le monde il y a des choses qui peuvent être ou ne pas être, qui peuvent être ainsi ou être autrement qu’elles ne le sont.

Il nous faut donc prouver que le monde n’obéit pas strictement à la nécessité14 , afin de sauver l'existence de la liberté.

B- LA CONFUSION FATALISME ET DETERMINISME : LA NECESSITE EXLCUT-ELLE TOUT DETERMINISME?

Nous allons pour ce faire lire un grand texte de Leibniz, issu de la Théodicée; je conseille aussi, parallèlement, la lecture du texte d'Aristote issu du De Interpretatione, Chapitre IX, sur les futurs contingents. Ces deux textes montrent non seulement que la contingence existe, que tout n'est pas strictement déterminé, et que le déterminisme, si on comprend bien sa signification, ne s'y oppose nullement (donc : il ne s'oppose sans doute pas à l'existence de la liberté)  


1) Leibniz, Théodicée, §85 :  le sophisme du paresseux15

Leibniz, Théodicée, § 85 16

Les hommes presque de tout temps ont été troublés par un sophisme que les anciens appelaient la raison paresseuse, parce qu’il allait à ne rien faire ou du moins à n’avoir soin de rien, et à ne suivre que les plaisirs présents. Car, disait-on, si l’avenir est nécessaire, ce qui doit arriver arrivera quoi que je puisse faire. Or l’avenir, disait-on, est nécessaire, soit parce que la divinité prévoit tout, et le préétablit même, en gouvernant toutes les choses de l’univers ; soit parce que cela arrive nécessairement par l’enchaînement des causes ; soit efin par la nature même de la vérité qui est déterminée dans les énonciations qu’on peut former sur les événements futurs, comme elle l’est dans toutes les autres énonciations, puisque l’énonciation doit toujours vraie ou fausse en elle-même, quoique nous ne connaissions pas toujours ce qui en est. Et toutes ces raisons de  détermination qui paraissent différentes, concourent enfin comme des lignes à un même centre : car il y a une vérité de l’événement futur, qui est prédéterminé par les causes, et Dieu l’a préétabli en établissant ces causes.
L’idée mal entendue de la nécessité, étant employée dans la pratique, a fait naître ce que j’appelle le fatum mahometanum, le destin à la turque ; parce qu’on impute aux Turcs de ne pas éviter les dangers, et de ne pas même quitter les lieux infectés de la peste, sur des raisonnements semblables à ceux qu’on vient de rapporter. Car ce qu’on appelle fatum stoïcum n’était pas si noir qu’on le fait : il ne détournait pas les hommes du soin de leurs affaires ; mais il tendait à leur donner la tranquillité à l’égad des événements, par la considération de la nécessité qui rend nos soucis et nos chagrins inutiles : en quoi ces philosophes ne s’éloignaient pas entièrement de la doctrine de notre Seigneur, qui dissuade ces soucis par rapport au lendemain,en les comparant avec les peines inutiles que se donnerait un homme qui travaillerait à agrandir sa taille (…) Cependant il se trouve que la plupart des hommes, et même des chrétiens, font entrer dans leur pratique quelque mélange du destin à la turque, quoiqu’ils ne le reconnaissent pas assez. Il est vrai qu’ils ne sont pas dans l’inaction et dans la négligence, quand des périls évidents, ou des espérances manifestes et grandes se présentent ; car ils ne manqueront pas de sortir d’une maison qui va tomber, et de se détourner d’un précipice qu’ils voient dans leur chemin ; et ils fouilleront dans la terre pour déterrer un trésor découvert à demi, sans attendre que le destin achève de le faire sortir. Mais quand le bien ou le mal est éloigné et douteux, et le remède pénible, ou peu à notre goût, la raison paresseuse nous paraît bonne : par exemple, quand il s'agit de conserver sa santé et même sa vie par un bon régime, les gens à qui on donne conseil là-dessus, répondent bien souvent que nos jours sont comptés, et qu'il ne sert de rien de vouloir lutter contre ce que Dieu nous destine. Mais ces mêmes personnes courent aux remèdes même les plus ridicules, quand le mal qu'ils avaient négligé approche. On raisonne à peu près de la même façon, quand la délibération est un peu épineuse, comme par exemple lorsqu'on se demande (…) quelle profession on doit choisir, quand il s'agit d'un mariage qui se traite, d'une guerre qu'on doit entreprendre, d'une bataille qui se doit  donner; car en ces cas plusieurs seront portés à éviter la peine de la discussion et à s'abandonner au sort, ou au penchant, comme si la raison ne devait être employée que dans les cas faciles. On raisonnera alors à la turque bien souvent (quoi qu'on appelle cela mal à propos se remettre à la Providence, ce qui a lieu proprement, quand on a satisfait son devoir) et on emploiera la raison paresseuse tirée du destin irrésistible, pour s'exempter de raisonner comme il faut. ; sans considérer que si ce raisonnement contre l'usage de  la raison était bon, il aurait toujours lieu, soit que la délibération fût facile ou non. C'est cette paresse qui est en partie la source des pratiques superstitieuses des devins, où les hommes donnent aussi facilement que dans la pierre philosophale, parce qu'ils voudraient des chemins abrégés, pour aller au bonheur sans peine.
Je ne parle pas ici de ceux qui s'abandonnent à la fortune, parce qu'ils ont été heureux auparavant,  comme s'il y avait là-dedans quelque chose de fixe. Leur raisonnement du passé à l'avenir est aussi peu fondé que les principes de l'astrologie et des autres divinations; et ils ne considèrent pas qu'il y a ordinairement un flux et un reflux dans la fortune, (…), et ils y font des observations particulières, auxquelles je ne conseillerais pourtant à personne de se trop fier. Cependant cette confiance qu'on a en sa fortune sert souvent à donner du courage aux hommes, et surtout aux soldats, et leur fait avoir effectivement cette bonne fortune qu'ils s'attribuent, comme les prédictions font souvent arriver ce qui a été prédit, et comme l'on dit que l'opinion que les mahométans ont du destin les rends déterminés. Ainsi les erreurs mêmes ont leur utilité parfois; mais c'est ordinairement pour remédier à d'autres erreurs, et la vérité vaut mieux absoluement.
Mais on abuse surtout de cette prétendue nécessité du destin, lorsqu'on s'en sert pour excuser nos vices et notre libertinage. J'i souvent ouï dire à des jeunes gens &veillés, qui voulaient faire un peu avec les esprits forts, qu'il est inutile de prêcher la vertu, de blâmer le vice,  de faire espérer des récompenses et de faire craindre des châtiments puisqu'on peut dire du livre des destinées, que ce qui est écrit, est écrit, et que notre conduite n'y saurait rien changer : et qu'ainsi le meilleur est de suivre son penchant, et de nous arrêter qu'à ce qui peut nous contenter présentement. Ils ne faisaient point réflexion sur les conséquences étranges de cet argument, qui prouverait trop, puisqu'il prouverait (par exemple) qu'on doit prendre un breuvage agréable, quand on saurait qu'il est empoisonné. Car par la même raison (si elle était valable) je pourrais dire : s'il est écrit dans les archives des parques, que le poison ne tuera pas à présent, ou me fera du mal, cela arrivera quand je ne prendrais point ce breuvage; et si cela n'était point écrit, il n'arrivera point, quand même je prendrais ce breuvage; et par conséquent je pourrai suivre impunément mon penchant à prendre ce qui est agréable, quelque pernicieux qu'il soit : ce qui renferme une absurdité manifeste. Cette objection les arrêtait un peu, mais ils revanaient toujours à leur raisonnement, tourné en différentes manières, jusqu'à ce qu'on leur fit comprendre en quoi consiste le défaut du sophisme. C'est qu'il est faux que l'événement arrive qu'oi qu'on fasse, il arrivera, parce qu'on fait ce qui y mène; et si l'événement est écrit, la cause qui le fera arriver est écrite aussi. Ainsi la liaison des effets et des causes, bien loin d'établir la doctrine d'une nécessité préjudiciable à la pratique, sert à la détruire.

Questions :

1- Quelles sont les différentes sortes de fatalisme? En quoi se distinguent-ils entre eux?

2- Définition de l'argument du paresseux

3- Pourquoi est-ce un sophisme? Quelle est la plus confusion logique opérée par le fatalisme?

4- En quoi, en plus d'être erroné logiquement, est-il néfaste moralement?

5- Pourquoi le fait que ce soit un sophisme montre bien qu'il doit y avoir de l'indétermination, de la contingence?

1-

Fatum mahometanum

  fatum stoïcum

        fatum christianum

Conséquence : on imagine les événements détachés de leurs causes 

conséquence : produit une patience forcée, sans espérance

conséquence : produit un contentement, une quiétude de l’âme, qui sait que tout ce qui lui arrivera est inscrit dans le meilleur des mondes17


              


2- Puisque tout est déterminé par avance, alors, rien ne sert d'agir : quoique je fasse, cela arrivera de toute façon.

3- Le sophisme du paresseux  est un faux raisonnement partant d’une thèse vraie. Le résultat prévu, pré-déterminé, incite à ne rien faire en disant que ce qui doit arriver, arrivera quand bien même je ne fais rien.

Le fatalisme ou le nécessitarisme ne comprend pas la nature véritable du déterminisme. Il croit que l’avenir est entièrement déterminé quoiqu’il se produise, quoi que nous fassions. Alors que le déterminisme, au contraire, conclut seulement, après de multiples expériences, que tel effet s’ensuivra si on a telle cause. Le fatalisme revient donc en fait à nier le déterminisme puisqu’il suppose que l’on peut avoir l’effet sans avoir la cause ! Le déterminisme ne s’oppose nullement, dès lors, à la liberté, du moins sa connaissance peut-elle mener à une libération de l'’homme, à sa maîtrise sur les événements naturels  : en effet, si je sais que telle cause mène à tel effet, alors, à moi de tout faire pour produire cette cause…  


4- Cf. dernier §

5- Si pas d’indétermination, alors, pas de place pour la liberté et pour l’effort : le nécessitarisme justifie l’argument ou le sophisme du paresseux.

Enjeu : intéressante solution, car elle permet d’affirmer que l’homme est libre, tout en n’opérant pas une coupure entre l’homme et l’univers. La nature de l’univers elle-même, permet à l’homme d’être libre.

2)  Et si le "problème" de l'existence de la contingence était un faux problème ?

Dans ce cas, elle n'est même pas à prouver…

Cf. fait que ce qui est nécessaire, ce sont les lois de la nature. Mais dans la nature, ce qui existe n’est pas général mais particulier. Le particulier est bien, il me semble, contingent !

Exemple : s’il est nécessaire que la pierre tombe selon la chute des corps, il ne l’est pas qu’elle tombe (le déterminisme vaut des lois de la nature, il s'affirme du général, pas du particulier, qui, lui, est contingent)

Cf. aussi le célèbre exemple d'Aristote (op. cit.) : "il est nécessaire que demain, il y aura une bataille navale ou il n'y en aura pas" : ce qui est nécessaire, dit Aristote, c'est l'alternative ("ou"). L'une des solutions arrivera nécessairement. Mais, jusqu'à demain, l'une ou l'autre des solutions peut très bien advenir : cela n'est pas déterminé ou nécessaire.

Le déterminisme n'a donc aucune raison de s'opposer à la liberté, bien au contraire. Cf. fait que loin d'être l’antithèse de la liberté, il peut tout à fait permettre une libération (il n’empêche pas que l’homme puisse agir sur lui !).

N'est-ce pas après tout le présupposé même de la psychanalyse? Cf. fait que connaître les causes qui nous déterminent à faire ce qu'on fait, est libérateur.  

De même, la sociologie : quand Durkheim cherche quelles sont les causes sociales et réelles du suicide, il cherche surtout par là un moyen de lutter contre ce phénomène social.

C- PENSER LE DETERMINISME, NON EN TERMES DE NECESSITE STRICTE MAIS EN TERMES D’INFLUENCE

        On pourra ici réfléchir sur la différence entre "influence" et "déterminisme". La notion d'influence est plus large que celle de déterminisme, au sens où, pour reprendre l'expression célèbre de Leibniz, il peut y avoir influence sans nécessité. Par exemple, plutôt que de dire que nous sommes déterminés par notre passé, par notre éducation, notre milieu social, etc., pourquoi ne pas dire que nous sommes "influencés"? Ie, que ces causes ne sont pas nécessitantes, mais qu'elles influent seulement sur nous?

Je peux toujours trouver une personne qui a été violée dans son enfance, ou battue par ses parents, ou des parents alcooliques, qui pour autant n'ont pas de traumatismes, qui pour autant ne sont pas eux-mêmes alcooliques, etc. De même, certaines personnes issues de milieux sociaux très modestes accèdent aujourd'hui à des métiers que l'on place haut dans l'échelle sociale, etc.   

Il faut donc dire que nous sommes "en gros" déterminés, ie, influencés seulement mais pas nécessités. Nous ne sommes donc pas déterminés à faire ce que nous faisons.

Cf. Durkheim : de quelles causes nous parle-t-il, quand il nous parle de causes sociales déterminentes? Influent-elles ou nécessitent-elles? Il semblent qu'elles influent seulement :

- d'abord, il y a concomitance (ce qu'on sait c'est que tel effet va avec telle cause)

- ensuite, il y a généralité, statistique : si tous les cas ne tombent pas sous la règle, alors, il n'y a pas nécessité
 

BIBLIOGRAPHIE

Aristote, Ethique à Nicomaque, surtout le Livre III

Bossuet, Traité du libre arbitre

A. Camus et A. Koestler, Réflexions sur la peine capitale, Presses Pocket, Agora, 1979

Camus, Caligula (où l’on voit que le passage à l’acte du criminel est l’expérimentation d’une liberté suprême et la preuve de son pouvoir sur la vie)

C. Carr, L’aliéniste, Presses Pocket (roman) ; L’ange des ténèbres, ib. (le criminel est-il responsable de ses actes ? Est-il un monstre, un fou ? etc.)

K. Levin, Crime,  (roman)

St. Mc Call, Incline without necessitating, Dialogue, 24, 1985, pp. 589-96

T. Nagel, Qu’est-ce que tout cel veut dire ?, une très brève introduction à la philosophie, L’Eclat, 1995

Popper, Plaidoyer pour l'indéterminisme,

T. Rhinehart, L’homme-dé, L’olivier (roman)

Spinoza, Lettre 58

 

Notes

 1  A placer après le cours inconscient 1998
  2 Ne pas confondre avec l’obligation : quand vous êtes obligés de faire quelque chose, vous êtes libres ; quand on fait violence contre vous pour obtenir quelque chose, on vous contraint, vous n’êtes pas libre ; quand le vent vous fait tomber, vous n’êtes pas libre. Un devoir qui est une contrainte, n’est pas un véritable devoir ; cf. cours « justice » et ci-dessous, le chapitre sur Kant
  3 Cf. Nagel, Qu’est-ce que tout cela veut dire ?, Ed. de l’Eclat,  p. 49 ;Camus, Réflexions sur la peine capitale, Ed. Presses Pocket,  p. 94 (et tout le chapitre intitulé « volonté libre et déterminisme »)
  4 On verra toutefois dans la suite qu’il peut y avoir au sein de ce système une contingence logique et une relative indétermination des événements singuliers
  5 Nier la notion de libre-arbitre, n’est-ce pas nier qu’il y ait une liberté absolue ? –Sartre dirait non, en disant que le libre-arbitre reste lié à la notion de choix et donc à celle de volonté, et que la véritable liberté réside dans la spontanéité. Mais cette liberté ne me paraît pas digne d’un homme, car il lui manque la rationalité, l’exercice de l’intelligence
  6 Ib.
  7 Nous ne faisons pas le mal volontairement, si le libre arbitre est une illusion. On peut rendre compte du mal, des crimes, accomplis par les hommes de multiples manières ; en général, on préfère adopter des réponses qui toutes reposent sur l’origine non volontaire, non libre, de l’action mauvaise. C’est en effet bien confortable, car si on pense et accepte l’origine volontaire, libre, de l’action mauvaise, alors, il faut adopter l’hypothèse selon laquelle l’homme est un être diabolique. On trouve deux sortes de solutions « non volontaristes » : (1) Celui qui tue, qui viole, etc., ne savait pas ce qu’il faisait, et s’est trompé : il voulait faire le bien, mais il a pris le mal pour le bien. C’est la thèse socrato/ platonicienne. Cette thèse apparaît très nettement dans deux textes de Platon : PT, 352b-357a; Ménon, 77b-78a. Pour Platon, celui qui connaît le bien le fera nécessairement, et évitera le mal. On ne fait donc jamais le mal volontairement. Mais que signifie “involontairement”? On distinguera trois cas : 1) je mets du cyanure dans le café de mon mari en croyant que c’est du sucre : involontairement signifie ici non intentionnellement, du fait d’une ignorance. 2)  on me pousse et je casse un vase en tombant : involontairement signifie ici aussi non intentionnellement, même s’il n’y a pas d’ignorance. 3) je mets du cyanure dans le café de mon mari sous la menace d’une arme : ici, involontairement signifie sans ignorance, intentionnellement, mais, sans libre-arbitre. Ce que dit Platon, c’est qu’on ne peut faire le mal involontairement au sens de 1) et de 2). Cf. Argument du Ménon, 78 a : « Il est donc évident que ceux-là ne désirent pas le mal, qui l’ignorent, mais qu’ils désirent des choses qu’ils croyaient bonnes et qui sont mauvaises, de sorte que ceux qui ignorent qu’une chose est mauvaise et qui la croient bonne désirent manifestement le bien, n’est-ce pas ? ». (1) si quelqu’un désire quelque chose de mauvais, soit il sait que c’est mauvais, soit il sait que c’est bon ; (2) s’il croit que c’est bon, il ne désire pas quelque chose de mauvais ; (3) s’il croit que c’est quelque chose de mauvais, son désir est un désir d’obtenir quelque chose de mauvais ; (4) les mauvaises choses font du tort à ceux qui les obtiennent et les rendent misérables ; (5) si quelqu’un pense qu’une chose est mauvaise, il pense que l’obtenir le rendra misérable ; (6) personne ne veut être misérable (tout le monde veut le bonheur) ; (7) donc, personne ne désire ce qu’il pense être mauvais. On retrouve cet argument dans le Protagoras, sous une forme plus développée (352b-357a) : Platon part ici du principe selon lequel le plaisir est un bien. En soi, cette thèse n’est pas platonicienne, puisqu’elle ne fait pas intervenir dans la problématique morale la théorie des Idées. Ce qui intéresse ici Platon, c’est de réfuter la foule. L’intellectualisme socratique est évidemment directement lié à une forme d’élitisme. L’argument repose sur deux points essentiels : 1- l’assimilation du bien à l’agréable et du mal au désagréable, qui permet à Platon de montrer qu’il est absurde de dire  qu’on fait le mal en recherchant le bien (sauf si c’est involontaire) ; 2- l’idée d’un calcul des plaisirs et des peines : il ne faut pas considérer l’agréable ou le désagréable uniquement à un moment donné, mais dans le temps. Celui qui est “vaincu par les plaisirs” ne fait pas le mal en sachant qu’il le fait, parce qu’il a été incapable de calculer le rapport entre plaisir et peine, i.e., entre bien et mal. (2) Ou bien, le criminel était biologiquement/ génétiquement programmé pour le faire le mal  C’est la thèse « scientifique » de l’anthropologie criminelle du XIXe (Lombroso, Le Gall), qui affirme que. le criminel a un cerveau défectueux. C’est par une « inclination de sa nature » qu’il tue. Il existe un tempérament criminel (donc : on naît criminel). Conséquence : on va substituer au juge le scientifique. L’idée de justice disparaît donc bien si l’homme n’est pas libre de faire le mal.
  8 On peut dire aussi tout simplement que l’expérience de la responsabilité, de la morale, et même le constat de ce qui devrait arriver si le déterminisme universel était « sans failles », cf. l’argument du paresseux, prouvent (contrairement à ce que dit le 1) du II) que nous sommes libres…
  9 Liberté d’indifférence : quand toutes les possibilités sont égales, ont le même poids (cf. l’âne de Buridan : « âne imaginaire qui, selon le philosophe Buridan (XVIe), ayant également faim et soif, hésite entre une botte de foin et un seau d’eau, et, incapable de choisir, se laisse mourir. Il est l’illustration de la liberté d’indifférence, i.e., de la situation d’une personne incapable de choisir entre deux actes, les mobiles ou motifs en faveur de l’une ou l’autre étant équivalents » - in  Philosophie de A à Z )
  10 Quand on explique une action, on a deux moyens de l’expliquer ; ces deux moyens rejoignent les deux « niveaux » possibles d’une action : 1) niveau naturel : il y a une cause de notre action et un mobile ; c’est quelque chose d’extérieur à nous ; 2) au niveau mental : il y a une raison et un motif ; c’est quelque chose d’intérieur à nous, une pensée, une croyance, etc. Vous remarquerez que le défenseur de l’acte gratuit comme prototype de la plus haute liberté confond les deux niveaux : pour lui, que votre acte ait une cause ou une raison, un mobile ou un motif, c’est la même chose, vous êtes contraint ou déterminé à faire ce que vous faites. Descartes va montrer ici que plus vous avez au contraire de raisons ou de motifs pour faire ce que vous faites, plus êtes libres, car vous agissez en connaissance de cause. On peut aussi penser à Kant et Rousseau (la différence entre être contraint et être obligé)
  11 La liberté passe ici par la volonté (choix des motifs)
  12 Cf. cours « le bonheur consiste-t-il à faire tout ce qui nous fait plaisir ? », surtout le texte de Gorgias
  13 Cf. Kant, CRPratique, Problème no  II
  14 Cf. aussi l’hypothèse du clinamen des philosophes matérialistes de l’Antiquité : pour eux, le déterminisme n’est pas absolu, et il existe une certaine contingence naturelle qui s’accrôit quand on passe du monde physique au monde humain
  15 On comparera avec la réfutation aristotélicienne des mégariques, qui affirmaient que tout ce qui arrive est nécessaire (op. cit.) : Aristote, après avoir montré les absurdités logiques du nécessitarisme (s'ils ont raison, alors, rien n'est ni ne devient), s'appuie sur l'expérience même de la délibération : celle-ci nous montre bien que l'avenir dépend de nos décisions (mais bien sûr, un Spinoza rétorquerait ici que l'expérience que nous faisons de la liberté ne prouve rien). Cf. 18 b 32 : "En vertu de ce raisonnement, il n’y aurait plus ni à délibérer, ni à se donner de la peine, dans la croyance que si nous accomplissons telle action, tel résultat  suivra, et que si nous ne l’accomplissons pas, ce résultat ne suivra pas".
  16 Si vous voulez creuser la thèse leibnizienne, je vous renvoie aux § suivants de la Théodicée : § 36, 37, 38, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 55
  17 Cf.La Théodicée de Leibniz, pour bien comprendre ce point. Ce qui nous importe surtout pour le cours sur la liberté, c'est la première sorte de fatalisme, qui correspond à l'idée courante. S'apesantir ici sur la doctrine leibnizienne, qui permettrait de comprendre la troisième sorte de fatalisme, serait trop long. Je m'en excuse.

 


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